Les apparences règnent en maître sur notre monde. Ce constat sonne comme un regret. Et pourtant, c’est notre réalité, et même notre œuvre. Raconter des histoires, produire des images, soigner son allure, partager ses opinions… Que celui qui n’y reconnaît pas son quotidien jette la première pierre. Pour être plus clair : la publicité, la décoration, les fringues, les beaux discours, les masques sociaux, l’architecture, la carrosserie, les devantures… Nous avons tout caché, tout recouvert.
Trop souvent pointé du doigt comme le mal de notre siècle, ce penchant pour le superflu est pourtant vieux comme le monde. Plutôt que de le dénigrer trop vite, il convient d’abord de le comprendre. Pour ça, les beaux mots de Voltaire dans Le Mondain sont d’une efficacité redoutable :
Le superflu, chose très nécessaire, (…)
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance, (…)
Qu’auraient-ils pu connaître? Ils n’avaient rien, (…)
Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
Il leur manquait l’industrie et l’aisance :
Est-ce vertu? C’était pure ignorance.
A travers les artifices, l’homme s’est épanoui car il a découvert et développé son pouvoir de transformation de la nature. Pouvoir divin que de faire naître des choses qui n’étaient pas auparavant et qui, par sa volonté et son art, adviennent. Ce qui est naturel est considéré comme primitif, incomplet. Le superficiel, de supercherie, devient alors une qualité : il est le perfectionnement de ce qui avait été donné au départ, sous forme brute. Il est l’humanité elle-même. Sans le costume et les mœurs, nous ne serions que des bêtes. Sans emballage et image marketing, l’aliment ne serait que le fruit fade cueilli à même le sol. Est-ce de ce monde que nous voulons ? Mais alors, d’où vient ce sentiment chaque jour croissant que nous suivons la mauvaise pente et que nous passons à côté de quelque chose ?
Les penseurs font fausse route depuis le début, nous dit Heidegger : ils ont pensé l’étant en oubliant de considérer l’être. En fait, la superficialité n’est pas le fait de notre époque. C’est le chemin que les hommes ont toujours pris. Jamais la nature ne les a intéressés et toujours ils ont cherché à la remplacer. Heidegger, philosophe contemporain, nous ouvre donc une porte qui n’avait jamais été déverrouillée.
Nous sommes en 2014, désabusés et las, persuadés que tout a déjà été dit et qu’il ne nous reste plus qu’à fabriquer et consommer. Sans espoir, nous saisissons l’absurdité de cette existence mais nous nous sentons impuissants. Et pourtant, le renouveau n’est pas hors de portée. La valeur que l’on cherche dans la matière, la richesse et l’innovation pourrait bien se cacher dans ce qu’il y a de plus simple : l’essence des choses.
Que nous dit la culture émergente ? Qu’est-ce qui fait le succès des nouvelles tendances ? Peut-être est-ce un mouvement encore trop neuf et marginal, et peut être s’étouffera-t-il avant d’avoir tout-à-fait éclos, mais je crois que ce qui le caractérise le mieux c’est son essentialisme.
Domaine de la culture souvent ignoré, le sport, dans son évolution, trahit ce renouveau. Longtemps considéré comme moyen de sculpter son physique ou encore comme lieu de socialisation, le sport semble retrouver sa finalité première dans les activités comme la randonnée et le yoga. Faire du sport signifie de plus en plus vouloir éprouver sa corporalité et son souffle. Vouloir éprouver une symbiose avec la nature qui ne s’exprime pas par les mots.
De même, la musique techno et ses mélodies minimalistes sont plus qu’une mode. C’est une nouvelle sorte de plaisir qui dépasse l’audition et l’harmonie. Capable de nous mettre en état de transe, elle nous ôte à notre vie mondaine par des battements qui nous font sentir l’être, l’union entre soi et les sensations qui nous parviennent de partout à travers le monde.
Sans nous en apercevoir, à travers nos activités quotidiennes, nous cherchons un contact avec l’être primitif. Nous cherchons ce souffle de vie qui préexiste à nos constructions et aux significations qu’on a attribué à chaque chose. Derrière le sens, superficiel, créature de notre raison, il y a l’essence. Notre corps, parce qu’il est notre lien avec la nature, est l’instrument privilégié de cette exploration.
Sans aller si loin dans la recherche de l’être ultime, la tendance essentialiste consiste aussi à rétablir la pureté des choses. Il s’agit de leur ôter tout ornement, fioriture, d’annuler les détournements et déformations qu’on leur a fait subir. Le design contemporain mène une réflexion profonde sur l’essence des objets, après que les arts déco se soient trop longtemps tournés vers l’extravagance et l’esthétisation à outrance. Aujourd’hui, design rime avec fonctionnalité. Les créateurs se demandent « Qu’est-ce qu’une chaise ? » plutôt que « Comment allons-nous faire pour créer une chaise révolutionnaire, encore jamais vue ? ». Il y a un recentrement sur la fonction, c’est-à-dire sur l’utilité essentielle, première.
L’homme lui-même est touché par cette réflexion. Pendant longtemps, il s’est contenté d’exister sans se connaître. Son identité correspondait à ce que la société exigeait de lui en termes de comportement, croyances, mœurs … Dans son concept de « Man », Heidegger critique cette tendance des hommes à oublier leur essence pour s’identifier à un « On » global et impersonnel. « On fait du sport parce que c’est bon pour la santé », « On vote à gauche ». Ce « On » est une identité socialement construite qui agit comme une prison sur l’individu qui lui impose des normes sans rapport avec sa pensée. Ce « On » est souvent désiré par l’homme lui-même car il le décharge de la lourde tâche de réfléchir par lui-même. Avec le romantisme, on a vu apparaître la notion d’individu qui correspondait au recentrement de la personne sur elle-même, mais ceci a vite dégénéré vers l’égoïsme.
Notre génération, en privilégiant de plus en plus les liens amicaux sur les liens sociaux, pourrait bien consacrer l’ère d’un individualisme humaniste. L’ami, c’est celui avec qui on se lie par affinité, et non par intérêt. L’individu d’aujourd’hui mène une sorte de double existence qu’il concilie à une double identité. Il y a celle du travail où il se fond dans le « On » comme s’il revêtait un déguisement. Puis il y a la communauté qu’il forme avec ses amis, où il cesse d’être un rôle pour devenir soi et être apprécié en tant que tel. L’évolution des liens affectifs entre les hommes montre que l’essence intime et unique de chacun occupe une place de plus en plus importante. Toutes les époques ont été marquées par un certain déterminisme entre les relations qui se créent : communauté de caste, de classe, de sexe, de croyance, de métier… De plus en plus, on choisit nos amis pour leur personnalité et leurs qualités subjectives.
L’enjeu de l’essentialisme dépasse le choix entre esthétique et fonctionnalité, artifice ou primitivité, minimalisme et excès. Il s’agit de déterminer l’équilibre que l’on estime le meilleur entre la nature et la culture.
Et si l’avenir se trouvait à la racine des choses… Nous pourrions y voir de belles perspectives contre l’idéologie du progrès et de l’accumulation.