C’est à l’intérieur du ventre de « La Bête » que la première exposition personnelle de Yasmina Benabderrahmane se vit. La plasticienne diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris est la narratrice d’une histoire singulière racontée en Super 8. Ses protagonistes ? Son oncle, sa grand-mère et la Bête, dont l’identité est à découvrir au fil de l’histoire. Seconde lauréate du Prix Le BAL de la Jeune Création avec l’ADAGP, cette exposition est le fruit d’un accompagnement sur deux années d’un projet questionnant notre expérience humaine via l’image-document, à découvrir jusqu’au 12 avril 2020 au BAL.
Pour « La Bête », Yasmina Benabderrahmane qui vit à Paris, se rend pour la première fois depuis 14 ans au Maroc, dans la vallée du Bouregreg à quelques kilomètres de Rabat. Là-bas, elle y retrouve son oncle, géologue. Quelques kilomètres plus loin, à Chichaoua, c’est sa grand-mère, maîtresse du temps, qui file les perles entre ses doigts et étale le henné sur ses pieds dans des gestes de soin. Mais surtout, Yasmina Benabderrahmane y rencontre la Bête, qui se cache dans un grand désert imaginaire, à l’ombre de la ville de Rabat.
« La Bête, un conte moderne » est avant tout un récit personnel, où les gestes d’individus singuliers annihilent toute conception orientaliste. Il est à la fois le journal intime de la plasticienne, retransmis dans sa chaire la plus brute, celle du crayon khôl glissé avec force sur les paupières inférieures de la grand-mère. Mais aussi un travail documentaire qui dépasse l’intime et qui vise à, plus ou moins clandestinement, rendre compte du chantier monumental de ce nouveau centre culturel marocain, le théâtre du Roi Mohammed VI où ouvriers et machines se confondent dans des histoires aux allures de mirages.
Après avoir confié une histoire familiale qui tend vers la mémoire collective marocaine, Yasmina Benabderrahmane se livre elle aussi, entre refus de l’essentialisation, questionnement identitaire, sensualité et mécanicité des gestes qu’elle ne connaît que trop bien, mais qu’elle redécouvre quand même par l’image.
Manifesto XXI – Votre installation mêle des histoires sensuelles où les notions de famille et d’héritage culturel semblent être un des nombreux fils rouges. Comment votre identité personnelle influence-t-elle votre travail de l’image-document ?
Yasmina Benabderrahmane : Je n’ai jamais inscrit ma pratique ou ma pensée dans la perspective essentialiste. Je n’ai pas un travail de femme. Je n’ai pas un travail de Marocaine ou de Française. Je suis avant tout une artiste. Ma grand-mère m’a laissé une liberté immense. J’ai toujours eu le choix de vivre et de construire mes choix en cohérence avec mes goûts et ma volonté. Je ne me sens pas comme les autres ou loin d’eux. Je me sens moi-même et c’est pour cela que je regarde ce qui est proche de moi.
Je crois avant tout à la liberté d’être et à la possibilité de faire une œuvre non cloisonnée.
Un journal intime, comme celui de « La Bête », n’est jamais exclusivement privé ni terminé ou fermé. Il est peut-être même la forme la plus inclusive dans la captation d’images. Il est la réunion de la confiance dans le réel et dans les personnes qui regardent le travail. Mon protocole n’inclut pas des relations de domination ou une volonté de tronquer le réel pour m’approprier la parole et le corps de l’autre. Au contraire, ma pratique s’affirme dans l’expérience du temps. Le résultat n’a plus strictement à voir avec moi ou mon environnement direct. Il devient avant tout un vecteur de désir et d’interprétation. En cela, je reconnais des liens et des instants communs avec Jonas Mekas et Chantal Akerman. Je n’ai pas vocation à ce que le film ou l’image soient un double du réel. Lui-même n’est d’ailleurs pas définitif. Peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité évoquer le conte.
« La Bête, un conte moderne » fait se rencontrer plusieurs personnages ; votre oncle, géologue en charge des fondations du chantier, votre grand-mère qui file le temps et les perles, et la Bête. Derrière cette entité que vous personnifiez, que se cache-t-il ?
« La Bête » représente, pour moi, une allégorie. Dans le conte que je déploie, la Bête est le projet du Roi. Elle est aussi un théâtre en construction et une chèvre dépecée pour la préparation de la fête traditionnelle de l’Aïd. Elle est multiple comme dans toute quête.
La somme des images dans ce projet est donc une constante recherche. Le conte est chargé de métaphores et de paraboles.
Les tensions se manifestent dans plusieurs scènes. Notamment à travers la représentation des gestes d’un chantier pharaonique et des gestes traditionnels quotidiens et culturels de ma grand-mère. L’observation active des vidéos crée un renversement. En déambulant dans l’espace de l’exposition, en allant d’une vidéo à l’autre, d’une image à l’autre, la douceur peut être contemplée dans le chantier et la mécanique implacable dans la tradition culinaire.
Votre histoire en images aux nuances de gris, d’orange, de rose et de beige débute avec votre oncle et votre grand-mère. Quel est votre lien à la famille ?
Chaque projet commence avec l’observation d’un cosmos familial qui, par extension, parle d’un monde plus vaste et tout aussi impalpable. Les liens de parenté révèlent la présence des fantômes, et aussi de l’être qui se consume au contact de la vie. Il y a entre ces liens la persistance d’un entre-deux, un quelque chose que l’on ne voit pas.
Il ne faut surtout pas définir l’être, et donc l’autre. Il faut être avec lui. Cela permet de repousser l’essentialisation des relations humaines au profit d’instants singuliers, irremplaçables. C’est ce que chacun vit dans le mystère d’un quotidien.
Contrairement à votre oncle que vous filmez marchant dans « la vallée des potiers » en plan moyen, vous avez fait le choix de filmer votre grand-mère en gros plan, par fragments.
Je filme des sujets avant tout, c’est pourquoi je refuse d’objectiver les personnes. C’est une question à la fois esthétique et éthique. Et la pudeur, dans tout ça, c’est avant tout la tendresse d’un regard, le mien, qui ne nie pas l’autre, celui de ma grand-mère et de sa vie. Respecter le corps et la parole de l’autre, c’est l’inclure entièrement dans le processus de travail.
Ma grand-mère m’a dit un jour : « Tu ne peux forcer personne à être filmé ou à poser pour toi. Mais, moi, filme-moi, je n’ai rien à perdre. Je suis vieille. » Ma grand-mère est une personne très pieuse qui a un rapport au corps très pudique. Les seules parties de son corps que l’on peut voir sont ses pieds et ses mains. J’ai commencé à la filmer dans son quotidien. C’est venu tout simplement, comme un jeu.
Des réflexions profondément identitaires aux questionnements plus fluides, vous vous situez plutôt dans ce deuxième cas de figure. Née en 1983 à Rueil-Malmaison, comment avez-vous construit votre attachement au Maroc ?
Je ne ressens pas une appartenance à une communauté de la diaspora. Je me sens queer, je me sens fluide, je me sens transitoire. Rien d’autre. Dans mon éducation, on ne m’a jamais obligée à faire quoi que ce soit. On ne m’a pas imposé une appartenance à une identité quelconque. Ma grand-mère est venue en France l’année de ma naissance pour m’élever et s’occuper de moi. C’est dans l’éducation qu’elle m’a donnée que s’est transmis cet attachement au Maroc. J’ai aussi connu le Maroc, certes par bribes au cours de plusieurs voyages dans mon enfance où je jalonnais le pays avec ma tante Hnia. Mais je ne sens pas d’appartenance particulière pour autant, j’ai toujours vécu en France. Je peux me ressentir autant Marocaine que Française, il y a une forme de fluidité que j’aime préserver.
Comment avez-vous vécu ces 14 années d’éloignement ?
Pour moi il ne s’agit pas d’un retour aux sources. Je me suis construite avec cette famille et ses usages sans me poser la question des étapes. J’ai toujours eu des liens avec une tradition. Je ne peux que dire que la vie soit différente, que cette famille soit différente. Mais là encore, il y a le souvenir et il y a l’impression vive du présent. Ce sont les allers-retours successifs entre l’un et l’autre qui animent une vision d’une ville ou d’un pays. Je peux évoquer des scènes de rue ou du quotidien.
Mais en-dehors de cela, je ne pourrai jamais définir ma famille en la figeant dans un modèle ou une représentation. Si j’ai souhaité revoir ces personnes que j’aimais, cela n’avait rien à voir avec le territoire. Cela aurait pu être à Poitiers, à Bombay, ou à Acapulco. Ce sont avant tout les personnes que je voulais retrouver.
La vallée du Bouregreg, je l’ai vue peu à peu s’altérer, être éventrée, être jonchée ; le paysage être plus violenté de jour en jour. Et les habitants qui restent là, qui résistent, qui sont en lutte. Ils manifestent, ils disent : « Mais pour quoi faire ? Pourquoi un tel chantier ? Il y a déjà un théâtre à Rabat. » Après, tu comprends que le projet se fera envers et contre tout, car c’est la volonté du Roi.
Modernité et tradition sont souvent deux termes mis en parallèle pour catégoriser les cultures visuelles des pays que « l’Occident » déconsidère. À quoi la « modernité » du conte de La Bête fait-il référence ?
L’exposition n’a pas vocation à faire la synthèse de la modernité d’un pays. Elle en explore les mystères, les fragments. Tout ce qui revient et vient à moi par l’image. Peu à peu, tout s’assemble. La vie, le temps qui passe sont l’unité des humains. Il n’y a pas la tradition d’un côté et de l’autre une réalité moderne. Je veux rompre avec cette vision dualiste du monde. Je m’intéresse à l’expérience, à la complexité du sensible, à la vitalité des sens et aux flux. Le reste est une projection de l’esprit, un fantasme de la domination. Modernité et tradition n’existent pas comme deux contraires. Elles s’imbriquent et se manifestent ensemble. La modernité au Maroc ce n’est pas différent d’ailleurs, c’est un objectif politique de rayonnement international et culturel.
Un jour, mon oncle et ma tante m’ont montré le site d’un immense projet, le Grand Théâtre, qui devait être édifié dans la vallée du Bouregreg, dans la région de Rabat. C’est une vallée connue sous le nom de la vallée des potiers, réputée inconstructible, car les marais rendent la terre mobile, instable, peu propice à l’édification des bâtiments. Je n’ai compris que plus tard que ce projet du Grand Théâtre avait été décidé par le Roi lui-même.
Vos images, filmées au Super 8 et assemblées en tourné-monté (le tournage et le montage sont pensés en direct, ndlr), oscillent entre sensualité et mécanicité des gestes humains mais aussi machiniques. Quelle importance a la matière dans votre travail de l’image-documentaire ?
Je m’intéresse depuis longtemps à la matière même de l’image. Il y a, à la fois la représentation des matières et la texture de la vidéo. Les sels d’argent de la pellicule noir et blanc sont assimilés au dessin, tel un velours poudré. La préparation du khôl avec le broyage de la galène mêlée au poivre et au clou de girofle torréfiés, associés aux noyaux d’olives carbonisés avec d’autres ingrédients… Tout cela appartient à un processus crypté et transmis dans le secret. La tradition est ici l’occasion de rappeler que les sens construisent la mémoire et la transmission. Par extension, on imagine le geste de qui se maquille ou de qui se soigne. La couleur aussi est telle une poudre minérale, qu’on retrouve aussi bien dans le pastel sec d’un papier granulé ou d’un fard à joues, ou même celui d’un fond de teint compact. Tous les sens en sont sollicités.
Quelle place accordez-vous à la mémoire collective dans « La Bête, un conte moderne » ? Comment avez-vous réussi à aller de l’intime jusqu’au collectif ?
La mémoire collective est présente à travers des éléments latents pouvant émerger d’une personne à l’autre par subconscient interposé. Ainsi, nous n’accédons jamais à notre propre mystère. C’est le silence de l’autre qui est source d’interprétation. C’est dans ce même silence, habité du bruit, d’un son de dunes hurlantes, celui des coursives de béton d’une architecture sur le point de s’achever, que le sens se construit. Une mécanique sonore, mimée par le cycle, le temps qui s’écoule, la répétition, dans l’exposition même, en diffusion, traduit cette obsession pour le motif fragmenté. C’est dans ce motif que demeure la recherche sempiternelle d’une mémoire collective.
Dans l’entretien « À bras le corps » conduit par l’écrivain, le cinéaste et le chercheur en histoire visuelle Adrien Genoudet, vous expliquez : « Je ne suis pas dans le cinéma direct. Sinon, j’aurais été journaliste ou anthropologue. Affronter le monde par métaphores est ma façon à moi de résister. » Contre quoi résistez-vous ?
Ma pratique est une façon de résister face à un pays qui n’est pas le mien, à une langue que je maîtrise mal et des mœurs et des coutumes qui me semblent étrangères. C’est pour cette raison que mon point de départ dans la création s’inspire le plus souvent de mes proches. Ensuite, j’essaye de m’en détacher pour aller vers une certaine mémoire collective, ou même un inconscient collectif, sans pour autant qu’il soit rattaché à un sol en particulier.
« La Bête, un conte moderne » jusqu’au 12 avril 2020 au BAL (Paris, 18e)