Juliette Arnaud publiait fin 2018 Comment t’écrire adieu, aux éditions Belfond. Elle y relate son histoire et son chagrin d’amour, à travers quatorze chansons pop qu’elle écoute en boucle. Dans ce long entretien, elle nous explique son choix d’écrire la musique avec des mots.
Comment t’écrire adieu, quatrième de couverture : « À 45 ans, Juliette se retrouve face à elle-même, avec le cœur déchiré et l’envie de rire de tout ». Entre les couvertures, Juliette Arnaud purge un chagrin d’amour, celui de son histoire avec R. Une playlist accompagne les phrases. Elle se raconte elle, à travers les musiques. Comment t’écrire adieu est un ouvrage stupéfiant dont on ne sort pas indemne, un livre qu’on n’oublie pas. En ces temps de confinement, on vous conseille de le lire, pour ne pas l’oublier.
On connait l’autrice dans son rôle de chroniqueuse littéraire de l’équipe Par Jupiter sur France Inter, depuis les temps de Si tu écoutes, j’annule tout ! On ne la croise pas que sur les ondes, sur les planches aussi, à la télé et au cinéma. En 2019, elle intégrait l’équipe de rédactrices de Siné Madame, un nouveau mensuel satirique et féministe. Nous l’avons rencontrée en janvier 2019 pour lui parler de son livre. Elle a depuis publié un autre roman, Maintenant, comme avant, toujours aux éditions Belfond.
Dans le légendaire Rosa Bonheur des Buttes Chaumont, Juliette Arnaud commence l’entretien en me disant que mon écriture est étonnamment régulière. Je lui réponds qu’on me demande d’habitude pourquoi j’écris si petit, que je donne l’impression de vouloir disparaître. Elle m’affirme que l’écriture est intime et que les gens ne devraient pas se permettre ce genre de réflexion. Le ton est donné. Dès qu’elle parle de livres, de plume et de style, des mots des autres ou de son bouquin, elle parle avec les tripes.
Manifesto XXI : Dans ce livre Comment t’écrire adieu, tout est vrai ?
Juliette Arnaud : Oui. Tout. Il y a des choses que j’élude par pudeur. Pour pas charger la mule.
Il n’y a pas beaucoup de pudeur dans le livre pourtant…
Si. J’aurais pu aller plus loin. Alors, certes, pas en ce qui me concerne — là, je suis allée à l’os. Mais je l’ai écrit en préservant les autres.
Comment on écrit la musique sans notes et sans son ?
Hormis les hommes que j’ai aimés et qui m’ont fait aimer des musiques, je pense que les livres sont les meilleurs médias pour raconter la musique. Ce sont des écrivains contemporains qui m’ont fait découvrir des choses ! Avant de lire je-ne-sais-plus-quel-écrivain-écossais, je ne savais pas qui étaient les Smiths… C’était dans les années 1990, je me suis retrouvée à passer pour une buse à la Fnac, à demander « Vous connaissez un groupe qui s’appelle les Smiths ? ». Le mec aurait dû me casser une étagère sur la tête [rires]. Mais c’est comme ça que bizarrement, je suis arrivée à la musique, par les livres.
Chacun fait ce qu’il veut, la lecture est un pays libre.
Je me rappelle avoir listé les chansons mentionnées dans Vernon Subutex. Ces chansons, on est censé les écouter autant que le récit ?
Ma conviction c’est que si les gens adhèrent au récit, ils vont les écouter.
Pendant ou après la lecture ?
En même temps ! Maintenant qu’on a tous des téléphones, c’est facile. L’histoire s’apparente à une confession, c’est une chose intime. Je me disais qu’enfermé·e avec un casque sur les oreilles il y aurait encore plus un effet d’immersion, enfin c’est ce que j’espérais. Après j’ai rencontré plein de gens qui m’ont dit qu’eux n’avaient pas du tout eu envie d’aller écouter la musique. Même des morceaux qu’ils ne connaissaient pas ! Je trouve ça extrêmement surprenant. Mais bon chacun fait ce qu’il veut, la lecture est un pays libre.
Le livre est structuré autour de quatorze chansons. Elles se sont imposées ?
Je savais ce que je voulais raconter de cette histoire amoureuse, les différents thèmes que je voulais aborder. Je cherchais des chansons qui me paraissaient correspondre… de près ou de loin. Il y en a qui tombent pile et d’autres moins. Par exemple, la chanson du chapitre sur le somnambulisme : dans la chanson de Van Joyce, il y a juste un vers où il mentionne sa meuf qui parle dans son sommeil. Comme je suis somnambule, c’est ça qui m’a permis de raccrocher les wagons. Je me suis dit : oui, je peux raconter ça en nous immergeant dans la chanson.
En réalité, il y a bien plus de quatorze chansons qui sont mentionnées, citées et étudiées au fil des pages.
Oui je passe d’un truc à un autre, il y a des morceaux de films… mais tout est sur YouTube, c’est facile d’accès. Quand j’étais gamine et qu’il n’y avait pas Internet, là tu galérais. Tu pouvais chercher, à la Fnac ou chez Virgin. J’avais deux potes qui passaient leur temps dans des bibliothèques/discothèques, avec plein d’abonnements et en se refilant les adresses. On trouvait, mais c’était moins rapide.
Est-ce que la musique sauve de tout? Je le pense. Est-ce que les livres sauvent de tout ? J’en suis certaine.
Quand tu écris sur ces musiques, tu t’adresses aux compositeurs et aux compositrices. Tu racontes leurs confessions ?
Oui ! J’ai l’impression qu’on est hyper intime, dans le secret de son cœur avec les chanteurs, les chanteuses et les musiciens. Des relations intimes qui sont unilatérales, soit, mais les histoires d’amour, de toute façon, sont unilatérales. Donc ce n’est pas un argument. Et oui je m’adresse à eux. Parce que dans ma tête je m’adresse à eux. Je les engueule parfois. J’ai tendance à tout prendre au pied de la lettre, et quand j’ai l’impression qu’ils m’ont envoyée sur une route qui n’est pas bonne pour moi, je suis vraiment fâchée.
Une chanson en boucle ?
La reprise par ASAP Rocky de Rod Steward, « In a broken dream ». Le refrain fait « everday I spend my time drinkin’ wine, feelin’ fine, waintin’ here to find the sign that I can understand ». ASAP apporte un truc, il a une voix tellement jeune. Bizarrement il a une voix hyper pure. C’est ça mon état d’âme, ce n’est pas très gai.
Tu m’as dédicacé ton livre en écrivant « Les livres sauvent de tout, toujours ». La musique non ?
Je suis très au clair là-dessus, et si on joue au jeu où je suis obligée de choisir, je choisis les livres. C’est mon média de toujours, c’est mon truc, c’est ma langue. C’est comme ma langue maternelle. Est-ce que la musique sauve de tout : je le pense. Est-ce que les livres sauvent de tout ? J’en suis certaine. Il m’a semblé l’éprouver dans ma chair, les livres me tiennent la main.
Après, la musique c’est aussi des mots. Les gens à qui j’en parle autour de moi ne font aucun cas des textes. Mais merde, les musiciens ils écrivent des textes. Donc moi j’avais envie de me pencher sur les textes. Quand une chanson me plaît vraiment, c’est d’abord la musique qui m’émeut, qui m’attrape et me retient. Mais il faut que le texte soit à la hauteur. Peut-être que sinon, la chanson de Selena Gomez, je ne l’aimerais pas tant sans ça. Cette chanson développe une auto-énergie monstrueuse, je l’adore. Ce qu’elle raconte me paraissait en parfaite adéquation avec tout ce que je voulais raconter dans le livre : la répétition, la redite, le fait qu’on ne se lasse jamais. Et qu’on ne finira jamais d’écrire des chansons d’amour. Il n’y aura pas de date d’arrêt. En 2722, on ne criera pas « Ça y’est, on a le compte ! On arrête avec les chansons d’amour ! On passe à autre chose ». Ça n’arrivera pas.
C’est marrant pour quelqu’un de la radio d’écrire du son, tu utilises beaucoup les syntonies et les synesthésies. Concrètement, comment on écrit les mélodies avec des mots ?
Je ne connais absolument pas le solfège, je suis un bourrin en musique. Je n’y connais rien, techniquement. Mais je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit d’en parler. Je suis comédienne de formation et les textes je les entends. Ceux que j’écris passent aussi par un écho dans ma tronche. Si une phrase sonne juste, je peux l’écrire.
Tu utilises beaucoup la ponctuation. Par exemple tu écris « parenthèses ouvertes » ou « fermées », tu écris les répétitions, ou les mesures avec des slashs.
Je crois que j’ai toujours écrit plus ou moins de cette manière-là. Le manuscrit que j’ai remis à mon éditrice était encore plus découpé. Mais le livre aurait été trop long, il y avait trop de blancs par rapport à l’écrit. Quand je tape mon manuscrit, j’ai besoin de blancs. J’ai besoin de lumières, de trous, que ça passe, que ça continue à bouger. Que je n’aie pas l’impression que ce soit un corps mort.
C’est vrai que les blancs en musique on appelle justement ça des « respirations ». Au final, le livre est court pour autant de choses racontées.
C’était mon but : me censurer sur rien.
Je n’allais pas faire une pseudo analyse psycho de sa petite personne.Ce qui serait assez mal élevé, sûrement aléatoire, et à mon avis assez consternant humainement.
Tu ne parles pas du tout de la relation uniquement. Tu ne te définis ni par cet homme, R., ni par son absence.
Face à quelqu’un qui tient le silence de toutes les manières possibles, tu n’as pas beaucoup de choix. Soit tu te sors de la relation avant d’être asphyxiée, soit… La solution que j’ai trouvé a été de me dire, ok, je ne sais rien de lui, je ne vais pas écrire un roman où j’essaye d’enlever ses petites peaux pour le comprendre. Je n’allais pas faire une pseudo analyse psycho de sa petite personne. Ce qui aurait été assez mal élevé, sûrement aléatoire, et à mon avis assez consternant humainement. A la place, je voulais m’attaquer à une matière que je connais bien, c’est ma petite personne. On va dire que j’ai une carrière amoureuse assez intéressante. Je n’ai pas ménagé ma peine, c’est vraiment un domaine dans lequel j’ai investi. Ce que font souvent les femmes d’ailleurs.
J’avais peur d’écrire une histoire narcissique et vaguement répugnante à cause de ça.
Ton histoire n’est pas du tout universelle, mais pourtant, on s’y identifie.
J’avais peur d’écrire une histoire narcissique et vaguement répugnante à cause de ça. Je me choisissais comme le patient zéro mais pas comme le patient le plus spectaculaire. Je me suis dit : potentiellement je peux raconter un truc qui devrait faire écho chez les autres lectrices. Et potentiellement chez les hommes hétéros qui vont se dire « ah, ma meuf ».
Ça peut parler aux filles de ma génération, ce que je raconte sur Dirty Dancing… Quand j’étais gamine, je me suis prise en pleine tête ces films dans lesquels le féminisme non seulement il est inexistant, mais il est foulé au pied ! Même en étant élevée par une mère qui était la mienne et un père qui était le mien, qui n’étaient vraiment pas des misogynes ; n’empêche que la pop culture était là. Et c’était difficile de se battre contre. En tout cas j’ai reçu beaucoup de messages de gens que je ne connaissais pas qui me disaient « votre histoire, c’est mon histoire ».
Outre R., il y a de nombreux personnages. D’autres personnages masculins, ton père, ton grand-père ; et d’autres personnages féminins, avec lesquels tu es souvent moins gentille. Tu surnommes ta mère « La Princesse des Glaces ». On ne sait pas comment on doit l’interpréter !
C’est compliqué cette histoire de princesse des glaces. Plein de gens m’ont dit, « Mon dieu que t’es vache avec ta mère ». Mais ce n’est pas du tout l’impression que j’ai. S’il y a un personnage vraiment romanesque dans ce livre, c’est elle. Je finis le livre avec elle. Et puis elle est le centre de ma vie.
C’est vrai qu’il y a « princesse » dans le nom. Il y a un autre personnage, une amie d’enfance, aux côtés de laquelle on vit une histoire douloureuse, l’histoire de la jalousie.
Oui, et c’est la seule histoire d’amitié que je raconte. L’histoire qui m’a fait découvrir la gueule que ça a la jalousie. Enfin, surtout la gueule que ça a quand c’est moi qui suis concernée. Ça me semblait intéressant de la raconter. Dans ma relation avec R., la jalousie a occupé un terrain pharamineux. Je ne saurais jamais quelle putain de virus il a lui mais je peux raconter le mien. Et il se trouve que c’est cette nana qui l’a réincarné. On a toutes eu une amitié ultra fusionnelle avec une autre gamine et qui finit assez régulièrement par un fight. Parce que c’est un moment narcissique hyper fort. C’est « ou elle ou moi ». Et tu fais en sorte que ce soit toi. Que tu réussisses ou non, le résultat est toujours même : tu ramasses. C’est difficile d’être une femme. D’être une femme, d’être une mère.
Ça change quelque chose d’être une femme qui a grandi au Maroc ?
Ça allait, j’étais petite. Quand je me suis barrée, j’avais 18 ans. J’étais soulagée quand ça a été l’heure de me tirer. C’est un pays où j’ai énormément de souvenirs très heureux, mais je préfère être une gonzesse en France qu’au Maroc. Pas qu’une gonzesse, je préfère être un citoyen en France. C’est ce que j’ai mesuré.
Tu n’es pas du tout sympathique avec toi-même dans le livre.
Non. Mais ce n’est pas non plus du masochisme. Lui tenait le silence. Je n’avais que moi à ausculter. Pour ausculter quelqu’un, pardon, mais tu ne vas pas y aller en caressant. Il faut un peu brutaliser la chose.
Quand j’étais plus jeune je pensais que tous les chagrins, à un moment, prenaient fin. Mais il y a des chagrins qui sont là pour toujours, c’est un des maléfices de l’âge.
Il y a peu de sujets tabous. Tu parles de l’amour évidemment, de l’amitié donc, du désir, des relations mère-fille, de l’avortement. Le tout entrecoupé d’une chanson de Brassens ou de Nina Simone.
C’était hyper violent de décider ça. Ce n’est pas naturel. Quand je parle ou des avortements ou des fausses couches, c’est très court en mots. Parce que ça me fait encore trop de peine. Je le mets parce que j’estime que tu ne peux pas raconter une trajectoire de femme en pensant que ça ne compte pas. Si ça compte. Ça compte de pas avoir d’enfants. Ça compte, et je ne vois pas pourquoi je ne le raconterais pas. Parce que je n’en ai pas honte. Par contre, c’est encore trop douloureux. Et peut-être que ça le sera jusqu’à la fin de ma vie. Et c’est pas grave, c’est comme ça.
C’est quelque chose que j’ai appris en vieillissant. Quand j’étais plus jeune je pensais que tous les chagrins, à un moment, prenaient fin. C’est vrai quand on est jeune ou petit. Mais il y a des chagrins qui sont là pour toujours, c’est un des maléfices de l’âge. C’est très surprenant, pas très agréable. Mais une fois que tu acceptes cette idée que tout ne va pas guérir, tu fais avec. Non je n’ai pas d’enfant, non je ne vais pas tout faire pour en avoir. Est-ce que ça me fait un chagrin de chien ? Oui. Je n’aime pas qu’on me dise « Tu sais, tu peux adopter ». J’ai dit que je voulais des enfants avec cet homme-là. C’est comme ça, je suis triste. Je voulais que ce soit formel. C’est dit sans exagération, sans amoindrissement non plus.
Là où tu vas au plus court c’est peut-être avec « R. ». Une lettre juste. Pas la lettre la plus douce de la langue française non plus.
Non, mais elle lui va bien. Il y a des addictions et des chagrins dont tu viens à bout à 25 ans parce que ta pulsion de vie est verrouillée. Mais peut-être que là aussi je suis trop vieille pour guérir. Peut-être que ça ne passera pas. Je ne sais pas. C’est ça qui est cool, c’est que je ne sais pas.
Tu parles de politique aussi. Des animaux. Tu fais beaucoup de comparaisons avec les chats. Ça vient d’où ?
Ça vient de R. Lui-même crache comme un chat, feule, et il le fait hyper bien, le ronronnement, tout ce que sait faire un chat. Je sortais de la mort de Gros, mon chien. Après toutes ces années avec mon ex et Gros, des formes d’amour paisibles, loyales et joyeuses, il fallait que ce nouvel amour soit dans un tout autre genre. Un chat pour oublier un chien, ça m’a semblé cohérent.
J’aimerais bien écrire un truc sur la musique clairement dépressive. Les Smith, Barbara… La manière dont on s’enroule dedans, comment on se tient chaud en se berçant à la peine des autres.
Je pense que ta chronique qui m’a le plus marquée, c’est celle sur la féminisation des noms. Une nouvelle manière d’écrire, de lire ?
Le coup de « Colette est un romancier », je peux crever. Je trouve ça d’une bêtise… C’est bête et c’est laid. « Colette est un romancier ». Sérieusement ? Quand je vois tous les progrès qu’il y a pour les femmes, partout dans le monde… Je n’aurais jamais cru il y a dix ans voir ça de mon vivant. Tout ça parce que y’a une nana, sans doute, aux USA, qui a dit non. Qui a dit, là ça suffit, je l’ouvre. Toutes ces petites voix qui soulèvent le couvercle pour des millions de femmes. C’est un des trucs les plus magiques que j’aurai vécu.
Et on peut l’aborder avec tout le monde : celles avec qui on en a déjà parlé, celles que je n’aurais jamais soupçonné se sentir inclues, des mecs (pas beaucoup). J’en ai beaucoup parlé avec mon meilleur ami et mon frangin. Se sentir solidaire, c’est incroyable. J’en avais fait des manifs, contre les détracteurs de l’avortement, tous les 1er mai en souvenir de mon grand-père ouvrier, le climat et j’en passe. Mais la marche des femmes, je n’avais jamais vu ça. C’était mortel.
Une dernière chanson ?
Je choisirais une chanson que je ne connaissais pas des Smiths. C’est gai ça encore. Ou une autre chanson de Dolly Parton ! Je suis monomaniaque, j’aime cette femme, elle me met en joie. En fait j’aimerais bien écrire un truc sur la musique clairement dépressive. Les Smith, Barbara, la manière dont on s’enroule dedans, comment on se tient chaud en se berçant à la peine des autres. Je vais attendre d’être plus vieille.