Josée Yvon: la femme la plus dangereuse du Québec

Peu connue en France, l’autrice canadienne Josée Yvon nous a laissé des récits au féminisme mordant et des pages incandescentes sur les vies underground. Cet article est initialement paru dans le numéro 10 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

Ian Svenonius le chantait, Andrew Weatherall le défendait haut et fort: « music is not for everyone« . Une façon d’affirmer que ce n’est pas dans la facilité que l’Art le plus précieux se modèle en totale opposition avec l’ère du plaisir immédiat et de la simplification extrême entamée dans la seconde moitié du XXème siècle. La littérature de Josée Yvon, non plus, n’est pas « pour tout le monde ». Cela n’a rien à voir avec la langue utilisée, les thèmes ou encore les images convoquées. Non, les mots de l’auteure québécoise sont accessibles à tout un chacun pour peu qu’on souhaite renouer avec la force viscérale du langage. Mais elle exige un abandon total auquel tout un chacun n’est pas forcément prêt. La littérature est un vaisseau poétique qui sert (aussi) à comprendre le monde qui nous entoure, nous façonne, nous malaxe et nous asservit. Josée Yvon était, à sa façon unique, un rempart contre la violence sociétale, un incendie brûlant capable de réchauffer les cœurs des laissé(e)s pour compte et de venger les êtres abandonnés sur le trottoir par la normalité.

Née à Montréal en 1950, Josée Yvon a exercé un paquet de métiers en parallèle de ses activités d’écriture (qui rassemblent fictions, poèmes et théâtre). Loin de l’insouciance hippie 70’s, ses premiers recueils semblent documenter une frange cachée de la vie montréalaise, celle peuplée de femmes soumises à la violence masculine: junkies, danseuses, fugueuses, prostituées, celles qu’elle appelle ses « sœurs rock » et qui se sont pris le libéralisme 80’s en pleine gueule. 

Au début des années 1960, le Québec fait sa « Révolution Tranquille », une période de transition et de décléricalisation qui voit le pays ouvrir ses portes à une présence plus importante du gouvernement dans ses affaires. C’est aussi à cette époque que les souverainistes (qui veulent un « Québec Libre ») prennent davantage d’importance. A la différence de la France, Mai 1968 n’est pas un moment de grandes tensions sociales. Les contre-cultures sont arrivées au Canada via les déserteurs américains fuyant la conscription du Vietnam. Ils importent avec eux les idéaux hippies qui se diluent dans l’exception culturelle québécoise. Dans les années 1970, des mouvements artistiques émergent, le Jazz Libre en particulier qui amalgame autour de lui poètes, écrivain.es, dramaturges. En 1980, le parti souverainiste organise un référendum (qui donnera à cette nouvelle ère le nom de « Québec référendaire »). Il est défait mais traduit un élan nationaliste important. En réaction à cela se forme une véritable contre-culture punk qui se démarque largement du mouvement prog rock/jazz nationaliste de la décennie précédente (mené par Robert Charlebois entre autres). Influencé par des groupes anarchistes européens comme Crass ou Poison Girls, un rejet du patriarcat et des revendications pro-féministes (irriguées par la littérature américaine pro-sexe et lesbienne) et une vitalité particulière des expressions « multi-médias » (danse, vidéos, performances), l’underground québécois est actif mais particulièrement précaire. Le gouvernement canadien prendra pleinement conscience des enjeux de rayonnement culturel rendus possibles par ses artistes dans les années 1990. Avant cela, artistes et marginaux crèvent la dalle. C’est cette époque en particulier que documente de manière brute et brutale Josée Yvon.

En 1976, son premier recueil, Filles-commandos bandées, fait le lien entre l’héritage Beat américain et une forme d’expression pré-punk. Elle est une membre active du milieu de la poésie québécoise, lit régulièrement ses textes en public et commence au début des années 1980 une collaboration avec la maison d’édition Les Herbes Rouges, toujours active aujourd’hui. Travesties-kamikazes, sorti en 1980, est une de ses œuvres les plus puissantes. Elle y ouvre une fenêtre sur la marginalité, sur des figures prisonnières du patriarcat qui se démènent dans la misère sociale et psychologique, tout en touchant du doigt une certaine grâce que nulle aliénation ne saurait effacer. Son écriture adopte un angle de poésie documentaire assez unique en son genre. Elle explose les règles de la bienséance grammaticale et syntaxique, on s’y sent happé, attrapé par le col et mis le nez dans la pisse et les menstruations. Pourtant, l’auteure marche toujours sur le fil (et nous avec elle) sans jamais verser dans le sensationnalisme. Ici, pas de syndrome Strip Tease, de misérabilisme, de street cred factice. Yvon parle de ce qu’elle connaît, de celles qu’elle voit et fréquente. Une sororité de la casse et de la crasse qui ferait passer Sylvia Plath pour Traci Lords. La noirceur est sublimée par cette écriture au rasoir.

Danseuses mamelouks (1982) est une œuvre qui aspire le lecteur dans une intimité inédite avant de le mettre à la porte. Car il y a une forme de vengeance et de violence justifiée qui se dégagent de ces récits de séances punitives et d’empowerment de la part de ces femmes « au moteur brûlé ». Ces corps qui nous hypnotisent sont à mille lieux des canons hollywoodiens. Ils expriment une beauté fragile, organique que l’industrie du divertissement nie totalement. Si le body horror de Cronenberg dévoile les viscères et les organes, l’œil queer et humide de la Québécoise dépeint trous de seringues, cicatrices et pieds cornées par les platform shoes des lap-danseuses. En convoquant expressions anglophones et références pop, Yvon se place aussi dans une revendication plastique et politique du langage poétique. 

personne ne peut abuser d’elle, c’est déjà fait.
une vulve mordue, fourrée avec des couteaux, tous 
ses bleus de morphine sur les seins, son maquillage de 
guerre offre la cible insolente de la brassière rapiécée,
les culottes à frange décolorée-cheap, la lumière crue
d’un mauvais éclairage
une nudité déconcertante au rang des méprisées d’avance
c’est sa peau familière, non synthétique qui est provocante
le verre brisé des bouteilles lui enfonce dans les pieds.

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Extrait de La chienne de l’hôtel Tropicana, José Yvon

Il n’y a pas assez de mots pour décrire la réalité complexe de la féminité. Yvon s’y emploie comme on déchargerait un flingue. On pense bien sûr à la langue de Kathy Acker, à certains textes de Dorothy Allison ou à la persona de Lydia Lunch. Mais les textes abrasifs de Josée Yvon dans les années 1980 annoncent aussi, très en amont, l’impact qu’a pu avoir King Kong Théorie de Virginie Despentes. Décédée en 1994 du sida, elle est un personnage clé quoique méconnu de notre patrimoine littéraire et artistique mondial. La littérature québécoise a longtemps été snobée par la France, toujours moqueuse vis-à-vis du français d’outre hexagone. Elle mérite pourtant clairement d’être redécouverte tant, à l’image de l’œuvre de Josée Yvon, elle recèle une vitalité et une liberté qui fait souvent clairement défaut à notre scène littéraire locale. Un auteur comme Kevin Lambert, un de ses fils putatifs, est actif, vivant et passionnant. Ne passez pas à côté. 


N.B. : La Femme la plus dangereuse du Québec est le nom d’une pièce de théâtre créée en 2017 à partir de textes de Josée Yvon et Denis Vanier.

En France, le Nouvel Attila a réédité certains des textes de Josée Yvon dans Filles-commandos bandées sous le label Othello.

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