Dans le cadre de son nouveau projet My anger is heavier than concrete, nous avons rencontré la photographe espagnole Jara García Azor. À mi-chemin entre la photographie documentaire et de mode, son travail dresse un portrait dissident et touchant de la jeunesse espagnole contemporaine, revendiquant le folklore et la diversité des identités de façon intimiste.
Sélectionnée dans le cadre du festival international de photographie PHotoEspaña en 2021, la photographe d’à peine 22 ans partage un regard empreint de sensibilité et de poésie sur les jeunes populations du sud et du centre de l’Espagne. Souvent accompagnée de la styliste Lucía Lomas, elle revendique des féminités alternatives et puissantes, la déconstruction et la réappropriation de stéréotypes discriminants, la représentation de populations considérées comme « périphériques » : un œuvre prometteur, plein de caractère et qui prend de multiples formes.
Du folklore espagnol à une urbanité féministe : naissance d’un projet
C’est dans les paysages ruraux du sud de l’Espagne, aux alentours de Grenade, que le travail de Jara trouve d’abord son inspiration. Son enfance et les origines paysannes de sa famille, ainsi que sa relation particulière avec ses deux grand-mères, expliquent sa connexion profonde avec le folklore espagnol. Durant son adolescence, elle est marquée par les catalogues d’expositions photographiques qu’elle aime consulter. Avec son kodak à piles, elle prend ses ami·es en photo à la fin des cours et lors des sorties scolaires.
Ce rapport ludique à la photographie mène plus tard à la publication d’un premier fanzine en 2017. « Playful : tes cochonnes préférées » se présentait comme une revue porno qui offrait en réalité des portraits soft et intimes de ses amies. S’ensuivit, à 18-19 ans, une entrée dans le monde de la mode, marquée par ses envies juvéniles de tout plaquer pour se consacrer à la photographie. Mais pour cette famille aux origines modestes, aller à l’université est un « privilège » à ne pas laisser passer. Jara se lance alors dans une licence dans l’audiovisuel et le journalisme. En 2020, elle crée avec son amie Rosa Mota le projet DuoDupla (« Duo créatif par et pour les meufs ») pour organiser des soirées-expos à la programmation exclusivement féminine, et ainsi créer des safe spaces pour les femmes et le public LBGTQIA+ à Madrid.
Dès ces premières années, des grandes lignes se dégagent du travail de Jara : son rapport à sa famille et à ses origines rurales, la situant « en contact constant avec cette perspective d’outsider », un intérêt marqué pour la mode, un rapport personnel à la photographie centré sur ses plus proches relations, et une perspective manifestement féministe.
Néanmoins, Jara se sent en décalage avec le rythme et les procédés du milieu de la mode : « j’ai vraiment du mal à connecter avec l’esthétique pour l’esthétique ». Tant bien que mal, la photographe la considère aujourd’hui comme « un outil de plus », par lequel elle doit passer « si [elle] veut capitaliser sur [son] travail ».
Elle bénéficie d’ailleurs d’une reconnaissance croissante à l’international. À un an d’intervalle, le portrait de sa cousine, « Isabel in her hometown », dans Children of a Journey, ainsi que l’intégralité de Pieles ont été exposés respectivement à Londres et à Milan : en se présentant à des concours – comme le Palm Photo Prize et PhotoVogue –, Jara échappe aux mécanismes du milieu de la photo en Espagne, évitant « le pistonnage ou les jeux de contacts », faisant en sorte que son travail soit « directement valorisé ».
La photo comme rituel communautaire
En 2021, Jara entreprend son parcours en tant que photographe documentaire sans trop savoir pourquoi, jusqu’à comprendre qu’elle construit un « portrait générationnel » qui mènera à Children of a Journey [Enfants d’un voyage], projet qu’elle réalise après avoir gagné un concours organisé par The Carmencita, un laboratoire valencien. Contre les mythes venant de l’étranger sur les traditions espagnoles et les stéréotypes réductionnistes qui en découlent, Jara s’appuie sur une « représentation du dedans », une « perspective interne », en prenant ce projet, réalisé entre la Castille, l’Andalousie et la côte sud, comme une occasion de « se positionner d’égal·e à égal·e avec les sujets ».
Pieles [Peaux], autre projet marquant la trajectoire de Jara, et dont la direction artistique a été assurée en collaboration avec Lucía Lomas, s’est concrétisé à Madrid, dans un hangar du quartier de Ventas, près de la M30 [équivalent du périphérique parisien, ndlr]. Il constitue l’aboutissement d’une réflexion de Jara sur la peau : « celle de mes amies, les varices de ma grand-mère, les connotations de la peau en lien avec le féminisme, les vergetures », des « tatouages, des cicatrices d’alopécie, de cancer ». Le shooting, pensé comme « un après-midi entre ami·es », s’est transformé en « une espèce de rituel » : « pour moi la photo doit bénéficier à la communauté qu’elle représente », ajoute Jara. Contre la stigmatisation et une conception normée des corps et de la beauté, cette série de portraits a pour mots-clés « douleur » (pain) et « désobéissance » (desobedience).
My anger is heavier than concrete [Ma rage pèse plus lourd que le béton], son dernier projet en cours, émane d’une réflexion partagée avec Lucía Lomas sur l’expérience féminine de la colère, sur les difficultés à l’extérioriser : « c’est un poids qui nous empêche souvent d’agir », d’autant plus alourdi par le sentiment de culpabilité, « quelque chose de très féminin, ou caractérisant les comportements associés aux femmes ». Pour Jara, la photo a une valeur thérapeutique : c’est cette même rage, celle qui « la ronge de l’intérieur » qui lui sert de force motrice dans le cadre de tous ses projets.
Les femmes de Jara : portraits intimes
« Dans ma famille, il y a vraiment ce truc générationnel des femmes de caractère : ma grand-mère, ma mère et moi avons de fortes personnalités ». Cette conscience d’un héritage matriarcal est au cœur du travail de Jara, et se reflète notamment dans sa relation avec sa grand-mère Elvira. Jara la photographie : ses mains, sa poitrine, ses objets – sa grand-mère incarne « son rapport à la vieillesse ».
La revendication de ce lignage féminin s’exprime particulièrement à travers It is a hard year 2be a girl [C’est une année difficile pour être une fille], fanzine et « lettre d’amour » adressé à sa meilleure amie Rosa. Présenté comme un dialogue en noir et blanc entre les deux jeunes femmes, on y voit le corps de Rosa en mouvement : nu, à demi-nu, dansant, sortant de l’eau, dans sa maison de famille, dans son jardin, près de la mer. Ces différents plans s’accompagnent de la calligraphie d’Elvira et de natures mortes – des objets de Carmen, la grand-mère de Rosa. Conçu entre Paris, Madrid et Alicante, ce portrait illustre « des choses que l’on vit, nous les femmes, et qui passent de mères à filles et de filles à petites-filles ». Parce que la photo documentaire, c’est aussi « représenter ce qui n’existera plus ».
Dans le cadre de My anger, Jara présente son tout premier autoportrait : le corps teinté de rouge faisant ressortir le bleu de ses yeux, pris en contre-plongée, Jara porte au poignet un ruban rouge offert par sa grand-mère qui « la protège du mauvais œil ». La symbolique des objets dans son travail – les natures mortes servent de « liens » entre les différents portraits – dote ses photos d’une teneur particulièrement allégorique et, dans ce cas, permet d’instaurer et de revendiquer ce dialogue intergénérationnel de femmes.
La photographie par les femmes et pour les femmes est donc une dimension importante du travail de Jara : outre It is a hard year 2be a girl, Las Hermanas Francisco [Les sœurs Francisco] s’énonce aussi comme un hommage à ses amies. Ce réseau court en circuit fermé se présente d’ailleurs comme un véritable modus operandi : « mon travail est très lié à l’endroit d’où je viens et à mes proches ».
Explorer les mots, la couleur et les corps
Si Jara se dit « obsédée du contrôle », un détail de son processus créatif échappe à son perfectionnisme : les titres de ses projets, longs, métaphoriques, presque baroques, sont « difficiles à concevoir en amont ». My anger is heavier than concrete s’inspire directement du travail d’Alec Soth (I know how furiously your heart is beating), et certains de ses titres tiennent du réalisme magique (A Maruja nunca le cayó agua por la espalda : : La pluie n’est jamais tombée sur le dos de Maruja [sa grand-mère paternelle]).
Dans le cadre de My anger, le titre permet de créer un « storytelling » qui retranscrit le rituel que représente l’expérience du shooting tout en transmettant des références iconographiques classiques et chrétiennes. Dans le cas contraire, « le public ne comprendrait pas » nous confie Jara, avant de poursuivre « mettre des mots sur ce que je fais, c’est le démocratiser et le rendre accessible à tout le monde (…). Le fait d’être élitiste dans le travail est quelque chose de très masculin ».
Poèmes visuels, journaux intimes, lettres d’amour ou d’amitié, collages, fanzines : Jara explore un panel très large de formes avec une symbolique très travaillée. Son travail sur les couleurs, la lumière ainsi que le choix du contexte du shooting sont toujours extrêmement méthodiques et précis. Si son « obsession » pour la couleur lui vient de son expérience dans le milieu de la mode, où elle permet de « souligner l’idée du projet, ce qu’on veut communiquer », Jara la considère avant tout comme un « outil supplémentaire », sans jamais utiliser une « palette » mais plutôt en se restreignant à des tons précis (Pieles : sépia, My anger : bleu foncé, fuchsia, rouge).
« Comme la couleur, le langage corporel contribue pleinement au projet » nous dit Jara, qui s’avoue « assez autoritaire » quant aux poses des modèles. Elle les prépare de façon méticuleuse, comme les didascalies d’une pièce de théâtre : « Rosa de pie con el body pero con la pierna levantada tocándose el pelo con actitud » (« Rosa debout en body mais la jambe levée et se touchant les cheveux de façon maniérée »). Dans le cadre de My anger is heavier than concrete, « c’est comme si c’étaient des tableaux » nous précise-t-elle, avant de poursuivre : « j’arrive avec la photo déjà prise dans ma tête ». Cela s’explique aussi par le choix de la photographie analogique, qui implique un usage limité de la pellicule. Jara mène la danse de ses shootings telle une cheffe d’orchestre : « si je savais peindre, ce serait plus facile car je pourrais tout faire chez moi, sur le moment ».
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Image à la une : Jara García Azor, Las Hermanas Francisco, « Paula & Irene »
Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut