Lecture en cours
Du tabou aux applis : retour sur l’histoire d’une culture menstruelle

Du tabou aux applis : retour sur l’histoire d’une culture menstruelle

Le livre arbore une couverture « bleu hôpital », ce même bleu des petites boîtes qui contenaient les toutes premières serviettes jetables vendues en 1920. Dans Une histoire des produits menstruels (éd. divergences), la philosophe Jeanne Guien se penche sur l’histoire méconnue des serviettes et tampons, et celle plus récente des applications de suivi du cycle menstruel. Un retour en arrière édifiant et nécessaire qui renvoie à des problématiques sanitaires et féministes encore profondément actuelles. 

Savez-vous quand et pourquoi sont nées les premières serviettes jetables, ancêtres de celles que l’on trouve aujourd’hui dans les rayons des supermarchés ? Dans son Histoire des produits menstruels paru le mois dernier aux éditions divergences, Jeanne Guien, autrice d’un premier livre sur le consumérisme, remonte le fil de cette histoire passionnante en dépliant les secrets de fabrication de trois produits emblématiques de la « culture menstruelle » : serviettes, tampons et applications de suivi du cycle menstruel. 

Parce que ce sont des produits commercialisés en masse, c’est d’abord l’histoire de la mise en place d’une immense opération marketing qui est contée – ou comment des entreprises industrielles ont misé sur les besoins des personnes menstruées, en y décelant une énorme opportunité économique. Objets de consommation, serviettes et tampons ont été entraînés dans une course à l’innovation qui s’est parfois déroulée au mépris de la santé des femmes. Mais c’est aussi le récit de la manière dont, à travers leurs discours publicitaires, ces mêmes entreprises ont contribué à façonner et entretenir les tabous liés aux règles. 

Le nouveau marché des serviettes « hygiéniques »

À l’origine, c’est l’histoire d’un surplus de « cellucotton », un matériau commercialisé par l’entreprise états-unienne Kimberly-Clark, utilisé pour confectionner des bandages pendant la Première Guerre mondiale. Mais la fin de la guerre entraîne avec elle la chute des ventes de ce matériau médical désormais inutile. En 1920, la marque Kotex, abréviation de « cotton-like texture », est déposée par Kimberly-Clark qui se décide à réemployer ce surplus dans la production de serviettes jetables. 

Jusque-là fabriquées en production restreinte, cette année marque un tournant puisqu’elle signe le début d’un marché de masse pour ce que les entreprises, KC la première, ne tarderont pas à nommer « serviettes hygiéniques ». Parallèlement, le tampon devient lui aussi un objet largement commercialisé, alors qu’il était jusqu’alors réservé à un usage médical. Les années 1920-1930 voient ainsi apparaître des marques encore aujourd’hui bien implantées, dont l’illustre Tampax.

Publicité Kotex, 1922

Mais ce marché peine à convaincre des femmes habituées à confectionner elles-mêmes leurs linges et absorbants menstruels. Car elles n’avaient pas attendu les grandes entreprises pour se procurer serviettes et tampons, sous des formes artisanales : on les fabriquait à l’aide de tissus lavables – donc réutilisables – ou des absorbants naturels plus ou moins efficaces. 

Longs rectangles bordés de gaze ou petits cylindres de coton, ces nouveaux produits jetables sont présentés par les marques comme une véritable révolution technologique et médicale pour les femmes. Face à des méthodes qui appartiendraient au passé, les industriels vantent les mérites de produits qu’ils décrivent plus hygiéniques, plus confortables, aussi plus discrets : des arguments déployés et répétés à l’envi, ciblant les classes dominantes, pour vendre et faire face à la concurrence d’un marché dans lequel se glissent alors plusieurs entreprises. 

Vendre un tabou : la culture de la dissimulation

Mais comment faire la promotion de produits dont l’usage implique l’innommable, le tabou, c’est-à-dire les menstruations ? Jeanne Guien relève ainsi que les entreprises se servent de l’image de saleté associée aux règles, jusqu’à les rendre terrifiantes, transformant les serviettes et tampons qu’elles vendent en alliés indispensables pour survivre à ces jours de disgrâce. Se préserver de la souillure du sang qui s’écoule : c’est la promesse vendue par les marques qui jouent sur la peur et la honte « d’apparaître comme une personne menstruée, de se tacher, de sentir mauvais »

L’autrice explore, exemples à l’appui, l’incroyable paradoxe qui habite les récits publicitaires autour des bien-nommées protections hygiéniques, produits qu’il faut tout à la fois garder secrets et rendre désirables, maintenir cachés mais vendre massivement. En 1928, la marque Modess distribue par exemple des « coupons d’achat silencieux » à donner aux vendeurs, permettant d’acheter des serviettes sans avoir à prononcer le moindre mot. 

Serviettes en mousse Sfag-Na-Kins. ca. 1919. Avec l’aimable autorisation de Division of Medicine and Science, National Museum of American History, Smithsonian Institution

C’est aussi l’histoire d’une honte qui, loin d’appartenir au passé, est encore vivace. C’est d’ailleurs l’un des intérêts de cet ouvrage où l’on ne cesse de faire des allers-retours entre passé et présent, de tisser des liens entre ce qui s’est produit et ce qui arrive encore, et donc de mettre à mal l’idée d’un progrès linéaire. Nous sommes ainsi en 2006 quand, en Pologne, lors d’une visite du pape Benoît XVI, toutes les campagnes publicitaires pour tampons sont bannies de la télévision pendant une semaine. 

Les dérives des industries

Les fabricants cherchent à tout prix à se distinguer de leurs concurrents en proposant des tampons et serviettes toujours plus « innovants » jusqu’à vendre, au mépris de la santé des personnes menstruées, des produits dangereux. Le syndrome du choc toxique (STC) en est très certainement l’exemple le plus probant : c’est un groupe de pédiatres et microbiologistes qui établit un lien, en 1978, entre l’usage de tampons et cette infection généralisée potentiellement létale. Jeanne Guien revient longuement aux origines de cette crise sanitaire toujours en cours qui, rien qu’entre 1979 et 1980, fit 1121 victimes dont 55 décès. 

Voir Aussi
donna gottschalk manifesto 21

Les tampons super-absorbants, composés de produits toxiques, sont à l’époque pointés du doigt, sans que les industries ne prennent vraiment leurs responsabilités. Alors que d’autres drames continuent de se produire, comme le cas très médiatisé d’une mannequin amputée d’une jambe en 2015, la réglementation demeure floue : « Il est impossible de connaître la liste des ingrédients contenus dans les tampons. Cela n’est requis dans aucun pays du monde », rappelle l’autrice. Elle change aussi selon les pays où sont commercialisés les produits. Ainsi, au Kenya, jusqu’à ce que des activistes se mobilisent en 2019-2020, la composition des serviettes différait de celle d’autres pays comme les États-Unis : des serviettes plus irritantes et moins confortables étaient alors sur le marché : « Le polyéthylène des Always kenyanes était le même que celui qui avait été retiré des Always états-uniennes, canadiennes et européennes en 1996. »

L’analyse de ces objets si présents dans nos vies qu’ils sont rarement questionnés invite donc à une exploration bien plus large : celle d’une société consumériste où tout se marchande – y compris des produits aussi essentiels que les protections menstruelles. Plonger dans cette histoire revient ainsi à penser autrement notre culture menstruelle, à emprunter des chemins alternatifs, en dehors de rapports purement consuméristes.

Une histoire des produits menstruels, Jeanne Guien
Paru le 10 février 2023 aux éditions divergences, 240 pages, 18 euros


Relecture et édition : Sarah Diep

Image à la Une : Tamponnades antiseptiques. ca. 1930. Avec l’aimable autorisation de Division of Medicine and Science, National Museum of American History, Smithsonian Institution

Voir les commentaires (2)

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

© 2022 Manifesto XXI. Tous droits réservés.