Il y a tout juste un an, le premier épisode des Transvocalités était publié, dans lequel je rendais hommage à SOPHIE un an après sa disparition. Evita Manji, quant à iel, a choisi de faire paraître Spandrel?, son premier album, ce même jour de janvier aussi en mémoire à SOPHIE, car elle était la personne qui partageait sa vie. Spandrel? marque cette période douloureuse, aborde la perte soudaine et tragique d’un être cher, mais aussi celle plus progressive du vivant autour de nous, du contact avec celui-ci. Originaire d’Athènes, en ce moment en studio à Londres, elle me dit ne pas encore avoir trouvé là où iel veut vraiment habiter. Marqué par des silences nécessaires à notre échange, on a parlé stéréotypes de genre dans la pop, anti-spécisme et de son futur (pour le moment pas très proche) dans une ferme.
En biologie évolutive, le terme « spandrel » fait référence aux caractéristiques d’un organisme qui ne sont pas des développements pour la survie et qui n’ont apparemment aucun but évident. Le mot est tiré du lexique architectural, et désigne les espaces triangulaires dans le coin d’une arche : de petits éléments esthétiques qui assurent la symétrie et délimitent les frontières. Le sound design dans Spandrel? peut faire référence à ce type d’ornementation. À la fois brutal et fin, il sous-tend une pop baroque et élégiaque en conjuguant mélodies simples, beats et rafales électroniques. Iel considère l’album « genderless », où le choral et l’élévation des notes de la voix de manière électronique participent de cette émancipation du sujet genré. Evita Manji y est une voix affectée et universelle, parfois enfantine, messagère d’images et d’émotions dont on fait tous·tes l’expérience aujourd’hui : pollution atmosphérique, urbanisation à outrance, feux d’océan et de forêt qui agressent la biosphère. Rigide tout en étant très délicat, ce premier album s’ajoute au catalogue de PAN qui n’a de cesse de bousculer la pop contemporaine, et dont le directeur artistique fait partie des proches d’Evita. Spandrel? étant endeuillé, iel me dit qu’il voit le jour aussi grâce aux personnes qui ont été à ses côtés, et qui l’ont aidé à le faire exister.
Ça s’est passé de manière organique. Après avoir fini l’album je n’avais pas beaucoup d’énergie pour le sortir, et PAN collait parce que je considérais collaborer avec des ami·es et Bill (Kouligas, directeur artistique) est un ami depuis un moment. Cet album documente une partie très spécifique de ma vie et c’était important pour moi de travailler avec les personnes qui ont été présentes à ce moment, et qui peuvent comprendre de quoi il s’agit.
Evita Manji
Manifesto XXI : Qu’est-ce qui t’a nourri musicalement ? Quelles ont été tes influences ?
Evita Manji : En grandissant j’ai écouté beaucoup de choses – pour la plupart que j’ai oubliées –mais j’ai écouté beaucoup de jungle avec mon père, ça m’a influencé. J’ai eu des phases avec la musique emo, punk, métal, et ma musique reste intimement liée à ces formes d’intensité. Plus récemment il y a eu la psytrance. Jeune j’ai aussi été dans une chorale pendant plusieurs années. Aujourd’hui, je traduis tout cela d’une certaine façon, qui est plus maintenant, et moi, en quelque sorte.
Il y a eu aussi ce live qui a énormément influencé l’album et auquel je continue de revenir : celui de Lanark Artefax à No Bounds Festival 2018.
Dans « Lungs of a Burning Body » tu écris que nous « vivons et respirons le métal », qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est plus abstrait que littéral, il y a plusieurs couches d’interprétation. La plus littérale serait toute la pollution qu’on respire dans les villes dans lesquelles on vit. Autrement, de façon plus figurée ça pourrait être à propos de notre lente transformation en robot, en des êtres froids, métalliques, détachés de nos racines. Je suppose que c’est le résultat des progrès technologiques, qui remplacent les forêts par des structures rigides, géométriques, bétonnées et en verre.
Spandrel? est cyber-romantique mais aussi très pop, parce qu’il est marqué du sceau du deuil, et pleure la disparition de la vie.
Oui, Spandrel? pleure la perte d’un être cher, mais aussi la perte progressive du vivant autour de nous. Pas seulement les humains, mais la vie sur Terre. Je suis très préoccupé·e par l’avenir – sans mettre toute la faute sur les humain·es. Je suis encore tiraillé·e entre me dire, cela est fait pour arriver, c’est un cycle, un destin inéluctable, ou alors je me demande, sommes-nous responsables de ça ? Et qui est vraiment ce « nous » ?
La crise climatique est en effet très présente, et le feu est un élément récurrent. Oil/Too Much ou Eyes/Not Enough en sont les exemples les plus probants.
Oui, Oil/Too Much est à propos de l’extraction massive d’énergie fossile, et des dégâts que cela cause. On a vu ces images du feu à la surface de l’eau dans les médias à la suite d’une fuite de gaz d’un pipeline sous-marin au large du Mexique… Quant à Eyes/Not Enough, je l’ai écrite l’été 2021, lors des feux de forêt en Grèce. L’air était irrespirable, le ciel rouge, on ne pouvait pas sortir de chez soi.
Les paroles provoquent des images spacieuses, un environnement montagneux, mais le sound design, lui, alpague assez frontalement l’auditeur·ice.
Oui, le sound design adresse une urgence, c’est un élément qu’on ne peut pas ignorer. C’est la réaction qu’on devrait avoir au moment d’une catastrophe. La voix et les mélodies, elles, sont davantage là pour réconforter l’auditeur·ice dans ce chaos.
Tu as publié une compilation sur ton label myxoxym pour récolter des fonds pour ANIMA (une association à but non lucratif active pour l’environnement, dont l’activité principale est l’allaitement et la réhabilitation des animaux sauvages dans leur milieu naturel). Comment ça s’est passé ? Est-ce que tu penses poursuivre ces projets pour aider la faune ou d’autres formes de charité ?
PLASMODIUM I s’est bien passé. L’album m’a pris beaucoup de temps, mais j’ai réussi à faire cette compilation, même si elle est parue un peu tardivement. Il y aura surement d’autres volumes, toujours avec la musique d’ami·es. Le rendu est très varié. En ce qui concerne la cohésion sonore, je suis en train d’y réfléchir, mais je suis attaché à la diversité.
Dans quelle mesure la musique est un outil d’action selon toi ?
Honnêtement, je me pose beaucoup la question. Les intentions peuvent être là, mais je mesure difficilement l’impact que cela peut avoir. Les gens peuvent acheter et écouter la musique, en ayant un regard dirigé vers des problématiques, mais est-ce que ça provoque vraiment l’action, c’est une vraie question.
Est-ce que tu dirais que ta non-binarité est présente dans ta musique ? Si oui, comment ?
(Iel réfléchit longuement) Beaucoup de paroles dans la pop sont basées sur des stéréotypes de genre.
Donc dans ce sens, oui, je pense que ma musique est sans genre (« genderless »). Ou non-binaire, ça c’est sûr. Il y a d’une part une forme de féminité dans mes voix, et le sound design peut incarner l’agressivité masculine. Pause. C’est aussi un stéréotype… « Masculinité » n’est peut-être le bon mot, mais, les hommes sont malheureusement associés au pouvoir, à la cupidité, à la destruction, à la rage et l’agressivité, et ce sont les causes majeures des points que j’aborde dans l’album.
Qu’est-ce que tu aimerais adresser à nos lecteur·ices et que tu penses qu’iels devraient savoir sur le disque ou sur ta vie de musicien·ne ?
Je dirai, lié aux deux : le disque et ma vie, que c’est important de sentir, et de prendre soin (to care). Je ressens les choses profondément et parfois c’est trop, mais si ce n’était pas le cas, je ne ferais pas la musique que je fais et je ne serais pas la personne que je suis. Et je trouve ça important et beau quand les gens sont passionné·es et font attention aux choses qui compte pour eux et elles. C’est ce que j’aimerais rappeler.
Quels sont tes projets pour l’avenir, et si tu pouvais souhaiter le meilleur qu’est-ce que ça serait ?
Si tu veux savoir un truc que j’aimerais réellement faire dans le futur, et que j’espère je ferai, j’aimerais emménager dans une ferme et avoir des animaux à sauver. (rires) En ce qui concerne la musique, je préfère être dans le moment et ne pas avoir d’attente.
Ensuite, mon vœu pour le futur, (réfléchit)… serait de mettre fin au spécisme. Ce serait un bon début pour freiner la catastrophe climatique. Les émissions de l’industrie de la viande à elles seules ont un tel impact… C’est très spécifique, il y a beaucoup de choses qu’on peut changer. Je pourrais aussi dire que je veux la paix dans le monde… (rires).
Spandrel? est maintenant disponible à l’écoute sur toutes les plateformes : https://pan.lnk.to/Spandrel
Image à la Une : Maria Koutroubi
Relecture : Pier-Paolo Gault