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En quête de réparation : l’origine des féminicides racontée par Laurène Daycard

En quête de réparation : l’origine des féminicides racontée par Laurène Daycard

Peut-on honorer la mémoire des victimes de violences conjugales avec une enquête ? Il semble que oui : avec Nos absentes. À l’origine des féminicides, la journaliste Laurène Daycard délivre à la fois une enquête rigoureuse, d’intérêt public, et un récit de soi original. Elle nous a raconté les coulisses de cet ouvrage qui se lit comme un polar. 

Laurène Daycard est une des premières journalistes à avoir travaillé sur les féminicides. Nos absentes (éd. Seuil) est un livre riche qui raconte l’émergence d’un thème de société. Il éclaire sous un jour nouveau ce sujet médiatique et militant qui s’est inscrit dans nos fils d’actualité ces dernières années. Mais c’est aussi un récit intime, hybride, dans lequel l’autrice raconte son lien avec le sujet, la manière dont elle-même a vécu la violence masculine. On passe d’un registre à l’autre, parfois sans que le lien soit immédiat, mais ça marche. On suit Laurène Daycard dans sa quête de compréhension et de mémoire pour Nos absentes à toustes, coûte que coûte. 

Les féminicides, des crimes systémiques

C’est en Albanie puis en Turquie que Laurène Daycard a d’abord commencé à travailler sur les féminicides. Quand elle commence à enquêter sur le sujet à l’étranger en 2016, la presse française maltraite les violences de genre, confinées à la rubrique faits divers et aux remarques misogynes que la journaliste Sophie Gourion épingle sur son blog Les mots tuent. « En France ce n’est que depuis 2006 qu’on comptabilise les morts violentes au sein du couple, selon le terme officiel du rapport publié par la délégation aux victimes du ministère de l’Intérieur. Avant, on ne savait pas combien de mortes il y avait » rappelle l’autrice de Nos absentes. Et encore, ce décompte est mis en place à l’appel des Nations unies. On sait désormais que ces quinze dernières années, plus de 2 000 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex.

Si les violences sexistes et sexuelles sont un sujet de débat public plus courant depuis quelques années, la France accusait un sacré retard, notamment au sujet des crimes misogynes. « Le féminicide a tendance à être résumé à un mot-valise, à une sorte de tendance un peu dénigrée, alors qu’en fait c’est un concept universitaire. Ce terme s’inscrit dans une longue tradition de recherche qui remonte aux années 70, avec notamment ce Tribunal international des crimes contre les femmes, parrainé par Simone de Beauvoir, un événement qui a rassemblé des militantes du monde entier » raconte Laurène Daycard. Parmi les livres fondamentaux qu’elle mobilise, il y a Feminicide : The Politics of Killing Women (1992), co-écrit par les universitaires sud-africaines Julie Ratford et Diana E. H. Russel. L’ouvrage n’a encore jamais été traduit en français mais il a beaucoup voyagé en Amérique du Sud où la pensée sur les féminicides est très avancée. Laurène Daycard rend grâce au travail de typologie effectué par la chercheuse mexicaine Julia Monàrrez Fragoso, « qui inclut les féminicides non intimes, dont les crimes sexuels systémiques ou les professions à risque » explique-t-elle. 

Car si le débat s’affine progressivement en France, les féminicides sont encore trop souvent réduits aux seules violences conjugales. Pour bien comprendre comment des dizaines de femmes sont assassinées chaque année, il faut prendre en compte l’ensemble. La journaliste cite l’anthropologue mexicaine Marcela Lagarde : « Le féminicide est un crime d’État parce que ça renvoie l’État à l’incapacité de protéger les femmes, d’enrayer les meurtres, mais aussi au climat de banalisation des violences sexistes qui jalonnent le parcours de ces femmes. » Fait surprenant, le terme de féminicide n’est pas encore entré dans la loi française, mais Laurène Daycard considère que l’arsenal législatif français est plutôt complet. C’est sur les formations de la police et les moyens alloués aux associations qu’il y a urgence.

En 2020, 35% des victimes de féminicide conjugal avaient subi des violences antérieures. Pourtant, moins de 20% des violences conjugales entraînent un dépôt de plainte, et les signalements, quand ils sont faits, ne suffisent pas à éviter les meurtres. Comme le montre l’histoire de Razia Askari, assassinée par son mari de dix-neuf coups de couteau en pleine rue à Besançon en 2018. Elle avait porté plainte trois fois. « C’est la répétition de ces défaillances qui fait système. C’est là que les travaux de Marcela Lagarde sur l’impunité font écho en France, à partir du moment où ces femmes ont cherché de l’aide et n’ont pas été protégées par les autorités » résume la reporter. Grande lectrice, Laurène Daycard est très rigoureuse dans ses réponses, n’hésite pas à ouvrir son livre posé sur la table de notre entretien pour n’oublier de citer personne, surtout pas les chercheurs et chercheuses français·es qui travaillent sur le sujet depuis de nombreuses années à l’instar des historien·nes Frédéric Chauvaud et Lydie Bodiou. 

Illustration : Aline Zalko
La fabrique d’un livre intime

« Pour raconter l’émergence de ce débat, je pense qu’il fallait raconter d’où je viens. » Alors Laurène Daycard raconte l’apprentissage de la féminité et les premiers témoignages de violences sexuelles qu’elle entend au tournant des années 2000 dans son Sud-Ouest natal. En parallèle des parcours de féminicides qu’elle déroule, elle raconte la contrainte à l’hétérosexualité (théorisée par l’autrice lesbienne Adrienne Rich) qui permet aux violences conjugales de s’installer. « Dans l’époque à laquelle j’ai grandi, on nous apprenait à nous protéger des MST mais pas de la jalousie, du sentiment de possession qu’on retrouve dans les parcours de féminicides » commente la trentenaire. Dès le premier chapitre de son livre, elle a, comme on dit, « posé les termes » : « L’hétérosexualité est l’un des principaux facteurs de risque d’homicide pour une femme en France. »

Sauf qu’aujourd’hui Laurène Daycard l’écrit, elle est lesbienne. Sans fard mais sans se revendiquer non plus d’un « génie lesbien », elle explique pourquoi il était essentiel de raconter cette partie de son identité dans son livre : « Je ne veux pas essentialiser mon regard mais je pense qu’effectivement être lesbienne et venir d’un milieu social modeste m’a permis de cultiver un regard un peu décalé sur ces questions. Ça m’a permis de développer une sensibilité, et de travailler avec une certaine empathie. » Ce travail méthodique sur les violences conjugales prend aussi ses racines dans un épisode familial qui a rendu l’écriture de ce livre si particulière : « Ça m’a appris qu’il ne faut jamais minimiser les traumas, résume la journaliste, émue lorsque je l’interroge sur son père. Sans tout mettre au même niveau, ce livre m’a permis d’ouvrir un dialogue dans le rapport à la violence dans ma famille. »

Situer son point de vue, se réapproprier sa propre narration, c’était aussi pour elle accepter la part d’émotion jusque-là non apparente dans son travail de reporter. Une dimension qui représente un travail d’introspection spécifique, en plus du terrain, pour arriver à la conclusion que l’empathie est un excellent complément à la rigueur journalistique : « Je sais ce que c’est que de se sentir jugé·e. Je pense que ça m’aide à essayer de ne pas trop juger les autres ou en tout cas de ne pas surplomber les histoires. Je n’ai pas eu envie de les raconter de haut mais dans une forme d’altérité, en tout cas avec tout le respect mérité. Je pense que c’est ce qui permet de bien travailler en tant que journaliste, comprendre pour mieux raconter. »   

Responsabilisation des auteurs et de l’État

Comprendre est comme « une obsession », confesse-t-elle. Ce désir l’a amenée à rencontrer aussi des auteurs de violences conjugales. Elle insiste bien sur la nécessité d’utiliser ce terme, de ne pas parler « d’hommes violents », « parce que c’est sur cette ligne de crête que se trouve une forme d’espoir ». Le livre se termine près d’Arras, avec le récit de son séjour d’un mois au centre Clotaire, un dispositif d’accueil et de responsabilisation d’hommes auteurs de violences conjugales. Au début, dans les discours, c’est le déni qui domine, puis petit à petit des progrès se font jour vers la reconnaissance des violences. « La responsabilisation c’est des années de travail, tout comme pour la victime c’est souvent des années de travail pour arriver à se reconstruire » résume Laurène Daycard au terme de notre discussion. Après tant de pages de récits atroces émaillés de coups, menaces et humiliations, de manquements de la police, une ultime histoire éclaire la fin de cette enquête. André, ancien militaire, a été condamné à 18 mois de prison avec sursis pour les violences infligées à sa femme. Après son séjour au centre et ses rendez-vous psy, il arrive à dire : « J’ai de la reconnaissance envers mon épouse parce qu’elle a porté plainte. J’ai pris conscience de la personne que j’étais. »

Si regarder la violence en face ne laisse pas indemne, ce travail essentiel permet de mettre en lumière des aspects méconnus des féminicides comme le statut des orphelins et orphelines de ces crimes. « On pense qu’une fois que le meutre a été perpétré c’est fini, mais en fait pour les familles ça se poursuit, voire ça commence, parce qu’il y a toute la paperasse à faire, raconte Laurène Daycard. Par exemple, c’est l’histoire de Brigitte Sohier qui passe son temps à la CAF pour obtenir l’indemnité et qui, en attendant, puise dans ses économies pour racheter des vêtements à ses petites filles parce que leur maison est sous scellé et qu’elles ne peuvent pas y accéder. » La création d’un statut similaire à celui des pupilles de l’État est une revendication soutenue par l’Union nationale des familles de féminicide, une des nombreuses batailles qui reste à mener autour de ce sujet. 

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 « Quand j’ai commencé à écrire ce livre, naïvement je pensais qu’une fois qu’il serait terminé je n’allais plus jamais travailler sur les violences de genre, voire faire autre chose de ma vie. En fait non. » Le travail sur les violences masculines est loin d’être fini pour la journaliste. Ce n’est qu’un cycle de recherche qui se termine avec cette série d’histoires racontées. Avec Nos absentes, quelque chose s’achève pour ses sources, les victimes et leurs familles avec qui elle restée en contact au cours de ces années de travail : « Leur deuil continue mais leur histoire existe là et peut être lue par d’autres. »


Nos absentes. À l’origine des féminicides, éd. Seuil, 256 p.

Image à la Une : © Marie Rouge

Relecture : Sarah Diep

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