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Dépoussiérer le calendrier Pirelli

Dépoussiérer le calendrier Pirelli

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Le calendrier Pirelli, c’est à l’origine le cadeau publicitaire pour les gros clients de Pirelli, groupe italien 5e producteur mondial de pneumatiques. C’est un produit de luxe, en tirage limité, hautement marketing. Peu à peu, l’objet devenant culte, collaborer à sa conception devient une consécration. Comme le dit Annie Leibovitz (à l’origine du meilleur calendrier de la collection), dans un résumé que je vous sors sans complexe de Wikipédia, c’est un « club exclusif ». Terry Richardson (à l’origine d’une des pires éditions) dit peu ou prou la même chose.

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Terry Richardson, auteur du Pirelli 2010

Une dernière formule que je tire de Wikipédia à propos de la ligne artistique — éditoriale, marketing : « Le Calendrier se distingue par ses photographies consacrées à la beauté féminine, généralement considérées comme glamour, allant jusqu’au nu artistique, parfois osé. »

Éplucher dix ans d’éditions permet d’étoffer et nuancer cette assertion en constatant simplement que, le calendrier Pirelli, c’est la version glamour-de luxe du calendrier auto (si vous ne voyez pas ce que je veux dire, cherchez sur Google images). The Cal n’est ni plus ni moins qu’une objectification de luxe de femmes elles-mêmes luxueuses, objets de désir triés sur le volet à destination de clients essentiellement masculins. Je n’ai aucun problème avec le nu féminin, entendez ; mais presque aucune édition ne présente de femmes sujettes de leur propre nudité, ce qui est d’ailleurs très difficile à réaliser, étant donné l’horizon de production comme celui de réception.

La photo la moins insultante du calendrier Pirelli de Peter Beard.
La photo la moins insultante du calendrier Pirelli de Peter Beard.

J’ai d’autant plus de mal que les photos sont toujours d’une très très très grande qualité — je veux dire, Patrick Demarchelier, Karl Lagerfeld… Les compositions sont visuellement parfaites. Mais ce sont toujours les mêmes femmes — jeunes, très minces, souvent blanches. Un subtil mélange de corps « neutres » — ces corps passe-partout du monde de la mode — et de visages reconnaissables et désirés, qui permettent d’équilibrer la représentation d’une personnalité remarquable néanmoins appropriable comme objet. D’où ma formule d’objectification de luxe.

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Steve Mc Curry & Pirelli, 2013

De fait, même les calendriers relevant non pas de la catégorie « calendrier de l’auto » mais plutôt de la photographie de mode, comme celui de Patrick Demarchelier, n’échappent pas au travers « anonymisation du modèle » x « exotisation » x « érotisation », tout ce qui permet de construire le modèle comme un objet possédé par son spectateur (ce qui me donne l’occasion de vous rediriger vers mon article sur l’exotisme qui décidément est trop souvent d’actualité).

On a tout de même réussi à présenter le calendrier 2013 comme une innovation sous prétexte que Steve McCurry a cherché à portrayer des femmes sexy sans être nues. Et si je salue la présence d’une femme enceinte dans le calendrier, ainsi qu’une photo géniale de Sonia Braga, il reste que la majorité rassemblent le combo beauté conventionnelle x vêtements savamment ouverts x bouche entrouverte x pose lascive. Aucune innovation sur ce qu’est le « sexy » donc.  J’y vois toujours cette injonction, que la femme Pirelli doit avant tout être sexy, selon des critères marketing et masculins arriérés.

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Shirin Neshat par Annie Leibovitz, pour le calendrier Pirelli 2016

Mais heureusement, il y a Annie Leibovitz. En 2000, son approche est radicalement artistique : le nu féminin n’y est sexy que dans un second temps. Pas de visage, pas de pose lascive conventionnelle. C’est avant tout un travail de corps dont on n’aseptise pas les plis, les accrocs, la malléabilité. L’image est charnelle au sens propre : de la graisse, de la peau, du muscle, auxquels la photographe rend leur beauté uniquement via la composition — car les couleurs et la lumière, qui sont dosées pour aller ensemble et s’équilibrer, ne pardonnent pas d’un point de vue physique : rien n’est lisse. Dans le second temps d’observation des clichés, ces nus apparaissent d’un érotisme sincère et personnel malgré l’absence de visage sur les images. On y sent le poids de l’intimité, chose qui manque énormément aux autres éditions.

Le calendrier 2016, c’est elle aussi. La féminité y est présentée dans une gamme de nuances dont l’étendue lui était jusqu’à présent inédite : la diversité des genres, des races, des âges et des formes nous renvoie le message le plus body-positive qui ait été émis depuis la toute première édition. Celle-ci glorifie ce qui jusque-là était des justifications et des appuis de l’oppression des femmes et de leurs corps — une musculature hyper-développée, la maternité, du bourrelet, un âge qui a largement dépassé la date communément admise de péremption sexuelle et qui n’empêche pas Yoko Ono de poser en body (ce sujet, c’est aussi un sketch d’Amy Schumer, justement présente dans le calendrier).

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Ava DuVernay par Annie Leibovitz, pour le calendrier Pirelli 2016

Les femmes choisies sont des role models originaux en lesquels il est facile de se projeter tant ils respirent une certaine normalité, normalité si forte que cette édition en devient subversive. Car celles qui entrent dans les critères de beauté que je vous signalais plus haut sont présentées avant tout pour leur expression déterminée — Yao Chen, Taavi, et d’autres femmes du calendrier dont je ne connaissais pas l’existence, sont avant tout des entrepreneuses. Annie Leibovitz a sélectionné des modèles consacrés ou récents de réussite, dont l’aire d’influence n’est de plus pas forcément occidentale, et a ainsi fait le ménage. C’est en choisissant des femmes pour la confiance en elles qu’elles affichent délibérément que la photographe a gagné son pari — faire du Pirelli 2016 un calendrier féministe.

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