Autrice du mythique Superstars, la romancière Ann Scott n’a rien perdu de son flair, comme le prouve son dernier ouvrage La grâce et les ténèbres. Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.
Je n’ai jamais trop apprécié lire des romans français. Pas par snobisme (quoique), mais plutôt par envie qu’on m’emmène ailleurs qu’en banlieue de Clermont Ferrand, au Palace ou sur le boulevard Saint-Germain. Cette année, j’ai pourtant beaucoup aimé La Grâce et les ténèbres, le dernier bouquin d’Ann Scott (conseillé par un ami) et ça m’a rappelé que j’avais lu aussi son Superstars pendant ma première année de fac. On pourrait sûrement penser que la vie est trop courte pour relire des romans qu’on connaît déjà mais ces derniers mois, j’ai pris plaisir à retourner vers des livres que j’avais aimé plus jeune. Ces récits que j’avais lu il y a 5, 10, 15 ou 20 ans ont agi sur moi d’une manière assez étrange, parfois comme un lieu familier qu’on retrouve plus étriqué et un peu miteux, d’autres fois comme les paroles d’une chanson qu’on se surprend à se rappeler.
Superstars (sorti en 2000) se déroule en partie dans un appartement de la rue du Chemin Vert dans le 11ème à Paris, celle où j’ai vécu avant de déménager pour Bordeaux, celle où vivait mon meilleur pote avant de partir lui aussi, celle où j’ai enregistré mon dernier disque avant d’arrêter la musique. Peut-être que depuis que je ne vis plus à Paris, j’apprécie qu’on m’y emmène de nouveau. Qui sait? Superstars est un roman sans récit véritable, l’histoire d’une musicienne qui tangue entre la techno et le rock, les filles et les garçons. La musique est centrale et les cultures qui y sont associées englobent une esthétique totale de la vie, qui part du choix des chaussures qu’on porte (tennis ou boots) à la drogue qu’on prend (l’héroïne étant la grande vainqueure comme souvent). Et puis, il y a les disques, Rolling Stones ou Aphex Twin, Syd Barrett ou Green Velvet, Ramones ou les mixes de Sex Toy (qui est camouflée sous les traits d’une ancienne amante de la narratrice). En soi, le monde extérieur n’existe pas ou si peu (dans une quête hilarante du McMorning qui fonctionne en miroir avec le Chute Libre de Joel Schumacher). Dans Superstars, ce qui compte avant tout c’est le style de vie (et pas ce foutu lifestyle) qu’on adopte comme certains partent en croisade. Et ça je me suis rappelé que c’est ce que je cherchais dans les bouquins que je lisais à la même époque (Bret Easton Ellis, Richard Hell, Jim Carroll, Charles Burns et le méconnu Kevin Canty, dont il faudra que je reparle un jour).
Vingt ans plus tard, La Grâce et les ténèbres sort dans une forme d’indifférence générale (là où Superstars fut une sorte de roman générationnel avec les bons et mauvais côtés de ce genre de phénomène). Il y a toujours un musicien qui ne dort pas la nuit, un grand frère putatif parti vivre le rock à Kreuzberg, le dilemme cornélien entre machines et guitares, modernité et revivalisme. Sauf que le héros est avalé par le monde extérieur et sa bouche gigantesque. Désemparé par un vide existentiel (accentué par les missions humanitaires de sa sœur), il rejoint une communauté anonyme qui surveille les djihadistes en ligne. Il ne peut plus faire de musique, sa drogue est devenu le running et on sent bien qu’il y a une forme de deuil des contre-cultures en arrière-plan. La Grâce et les ténèbres adopte un format assez passionnant, à mi-chemin entre le documentaire et le roman (où l’on décèle aussi quelques relents autobiographiques). Il laisse cependant un goût assez amer dans la bouche car il raconte un monde dans lequel la création est un fruit qu’on laisse pourrir dans la cuisine, alors qu’on est devenu simple spectateur du chaos qui nous entoure. Un sentiment souvent partagé depuis qu’un commando armé est entré dans une salle de concerts. Écrire des livres autour d’une réflexion au long court et d’un univers familier sans se répéter est un sacré tour de force. Et Ann Scott y parvient totalement.
Il y a une chose qui n’a pas changé de 2000 à 2020 : les post-adolescents trentenaires mis en scène par l’autrice vivent toujours dans des appartements gigantesques légués par des parents riches. Ces espaces sont certes sales et mal rangés, remplis de cendriers, de bouteilles de Coca éventé ou de guitares vintage, mais ils restent l’incarnation physique d’une forme de privilège qui ne débouche pas sur grand chose. C’est d’ailleurs à la fin de Superstars, quand la narratrice se décide à assumer une forme d’indépendance, qu’elle se met enfin au travail sur sa musique. Sans vouloir faire une lecture de classes de tout et n’importe quoi, Ann Scott met le doigt sur une forme d’apathie qui n’a fait que s’accentuer en deux décennies. On peut finalement aussi lire La Grâce et les ténèbres comme un roman générationnel (même si Ann Scott n’a plus l’âge de ses personnages et qu’on ressent parfois une forme de nostalgie entre les lignes) mais il raconte une époque extrêmement sombre, où le spectacle médiatisé de la violence du monde a remplacé les dancefloors du Dépôt et du Pulp. Une défaite lourde de sens.
Ce dernier roman porte bien son titre, il dégage une forme de grâce et on comprend in fine, qu’il est toujours possible de croire en un monde souterrain où les utopies passent par une paire de pompes, un petit cachet et Dee Dee Ramone qui beugle « one, two, three four ». C’est ce que moi j’ai choisi d’y voir en tous cas. A vous de voir.
Image à la Une : © Philippe Matsas/Leextra/Edition Calmann-Levy