Trois ans après son premier album, Cléa Vincent nous est revenue en 2019 avec un deuxième opus, Nuits sans sommeil. Voyage intérieur aux nuances bleutées, ce nouvel album marque un tournant dans la carrière de l’une des compositrices les plus remarquables de la french pop féminine qui, depuis 2015, ne cesse de briser les codes, de rabattre les cartes de l’industrie, de prôner une prise de pouvoir féminine créative et novatrice. Retour sur ces années de quête et de grandes satisfactions ayant abouti dans cet album mature et contemplatif.
Ecouter Nuits sans sommeil de Cléa Vincent :Manifesto XXI – Bonjour Cléa Vincent. On s’était rencontrées il y a quelques années ici-même, dans ce bar : le Saint Amour. Tu sortais ton premier album, Retiens mon désir. On se revoit trois ans après, toujours ici, et tu nous présentes Nuits sans sommeil, qui est le deuxième. Beaucoup de choses ont changé entre temps et notamment concernant la place des femmes dans la musique, mais plus en général, la prise de conscience féministe après #metoo. Je te pose cette question car tu fais partie de ces artistes femmes qui se sont emparées de la pop française de 2015 à aujourd’hui. Votre apport a été important. Qu’en penses-tu ?
En cinq ans, on a vraiment pris le dessus, cette génération d’artistes femmes qui ont réussi à émerger, poussées aussi par l’après #metoo.
Quand je pense à des artistes comme Lio, qui sont aujourd’hui presque privées de leurs droits d’auteurs et qui ont dû se battre toute leur vie pour que leurs paroles leurs soient attribuées, pour que leur talent et leur corps leur appartienne, je me dis que nous avons franchi pas mal d’étapes. On a de la chance.
Aujourd’hui quand j’ouvre ma gueule, ou que Juliette Armanet ouvre sa gueule, ou que l’une de nous en général s’exprime, surtout sur ces sujets, ça a un impact beaucoup plus fort qu’il y a cinq ans, je le vois. Mais regarde, pour vous c’est pareil : vous avez créé le journal il y a cinq ans, mais quand vous passez sur France Inter maintenant pour parler de la censure sur Instagram, tout le monde vous écoute [ndlr Elle fait référence à la tribune co-signée avec Romy Alizée contre la censure sur Instagram et au passage sur France Inter sur ce sujet]. On a pris une place, oui, je le pense.
Le premier album de Cléa Vincent, Retiens mon désir :Votre engagement a permis aussi d’ouvrir la voie à d’autres artistes féminines qui ont marqué la scène musicale ces dernières années, de Corinne à Sônge. Une pluralité de styles a pu émerger, et même dans des domaines aussi traditionnellement masculins que le rap…
Oui c’est vrai, comme si ça bouillonnait depuis des années et que d’un coup ça avait explosé. C’est important d’insister sur nos différences, nos approches plurielles, nos manières distinctes de vivre notre carrière de chanteuses. Corinne par exemple porte un discours de body positive hyper fort, elle maîtrise sa sexualisation de A à Z, elle a créé un personnage émancipatoire qui occupe une place unique au sein de cette scène.
Entre Fishbach et moi par exemple il y a beaucoup de différences. Mais on incarne toutes les deux cette même envie de sororité et de partage.
Dans ce dernier album tu adoptes un langage plus affirmé, plus émancipé, tu parles de sexualité sans complexes. Je pense au titre « Sexe d’un garçon ». Cette nouvelle posture te vient-elle aussi d’une prise de conscience nouvelle ?
Cela a été très spontané. Raphaël [ndlr Raphaël Léger, le batteur du groupe et également le co-auteur-compositeur] a proposé cette mélodie et très naturellement, j’ai commencé à écrire « je n’ai pas vraiment le sexe d’un garçon… ». Je ne sais pas trop d’où c’est venu mais on l’a gardé. Si c’est sorti comme cela c’est sûrement que j’ai été influencée par une vague de chansons féministes, de mon spectacle Garçons aussi, où justement on détourne les codes des genres…On pourrait penser que c’est une chanson de cul alors que pas du tout : ça parle de la complexité de l’identité de genre, de gender fluid, j’ai voulu dire aussi que ce sexe on s’en fout, qu’il ne me définit pas. Je laisse peu de place aux hommes dans cette chanson.
Quelle est ton expérience du machisme dans l’industrie musicale ? Tu remarques des différences de traitement entre l’avant et l’après #metoo ?
Je sens, déjà, que dans ce deuxième album on a cessé de m’appeler « Cléa, la jeune artiste ». Je suis passée au statut de « compositrice ». Je sens plus de respect envers mon travail. Le langage est en train de changer, avant il n’y avait même pas de féminin dans pas mal de corps de métiers. Et on est en 2019 !
Concernant ma musique, tout le monde au début pensait que j’avais un homme derrière moi pour écrire mes morceaux. C’était complètement faux : j’ai débarqué en mode punk en 2009, mon clavier et moi, dans des bars qui offraient des scènes ouvertes. Je ne suis pas arrivée avec un album déjà super produit, sorti de nul part.
Tu penses qu’on surfe sur cette tendance féministe dans certains produits musicaux actuels ?
Oui un peu, certainement. C’est dommage que certaines chanteuses oublient les luttes de celles qui les ont précédées. La pop française féminine de 2015 a ouvert plein de portes, j’espère qu’on s’en souviendra. Citer les femmes qui nous ont inspirées est important. Il faut qu’on soit toutes reconnaissantes envers cette vague french pop féminine.
Manifesto aussi doit beaucoup à cette scène de toute façon, on l’a toujours affirmé. Le magazine s’est forgé grâce à ces chanteuses qu’il a commencé à suivre.
Oui, Manifesto a propulsé ces chanteuses, c’est l’un des médias qui y a cru depuis le départ. Un média de femmes, comme les chanteuses qu’il défendait, qui a compris l’importance de s’unir pour faire changer les choses, les regards. La sororité c’est ça aussi.
La première fois qu’on s’est vues c’était il y a trois/quatre ans. Tu venais de rencontrer Fishbach, je me rappelle. C’était les début de la french pop et on dirait que c’était il y a une décennie. Vous étiez complètement wild vous aussi, un peu à la ramasse, mais je me rappelle de l’énergie incroyable qu’il y avait. On préparait un terrain. Les médias étaient en panne d’inspiration, la Ligue du LoL encore bien vivante, tu avais encore un fort accent italien [rires]…en somme, en si peu de temps tout a changé et maintenant il y a tout à construire culturellement. On est jeunes mais on peut déjà se féliciter de ce qu’on a accompli.
Tu penses qu’il y aura un #metoo de la musique ? Comment tu t’insurges aux potentiels comportements macho que tu subis ?
Je l’espère. Moi j’ai eu des remarques sexistes qui m’ont marquée. Un mec qui un jour, m’ayant vue faire mes balances en t-shirt, m’a dit « bien-sûr, tu ne seras pas en t-shirt sur scène non ? », comme s’il s’attendait à ce que je me dénude. Aujourd’hui Angèle est en t-shirt h24 et personne ne lui fait de remarques. Le corps d’une femme ne lui appartient jamais vraiment, c’était encore plus fort avant #metoo. Oublions pas que la chanson française vient aussi d’une culture de la poupée soumise assez forte. La musique française a eu pas mal de moments de misogynie graves. Il faut tout déconstruire.
Pour cette tournée, personnellement j’ai décidé de ne plus mettre de shorts. Cléa Vincent, « la petite meuf en short », c’est fini. On te colle de suite une étiquette : les producteurs qui te disent « alors, mini-shorts aujourd’hui ? ». J’avais envie de faire valoir autre chose, de me mettre en pantalon et de montrer que justement je décide de ce que je porte et comment. Je ne veux pas m’habiller au service du désir des uns et des autres. Aussi, je ne mets plus de talons. Je ne veux plus être en déséquilibre, je suis à l’écoute de mon corps. Pas de maquillage non plus…bref, j’ai décidé de prendre le droit d’être comme je veux sur scène.
C’est peut-être cet équilibre retrouvé que l’on entend dans ton album. Un sens d’apaisement. Il y a une forme de sagesse.
Oui c’est vrai, j’avais envie de créer un continuum. J’avais un peu souffert de l’effet best of du premier, de cet effet « suite de tubes ». Avec Raphaël on a voulu composer quelque chose qui s’écoute d’une traite, moins aggressif, épuré, doux à l’oreille. Avec l’ingénieur son Clément Roussel on a trouvé une bonne manière de diriger les voix, mon ton est moins aïgu, tout est fait pour mettre en valeur les chansons et les rendre agréables d’un bout à l’autre. C’est peut-être l’album de la maturité, avec des textes plus complexes aussi.
J’en profite pour remercier ces deux garçons, Raphaël et Clément, qui justement sont complètement déconstruits. L’émancipation des femmes ne doit pas se faire dans la haine, on doit tous apprendre à se respecter, et c’est ce que j’ai trouvé avec ces deux collaborateurs.
« Nuits sans sommeil » est un morceau étrange, il est dansant mais j’ai l’impression qu’il cache une forme de mélancolie…
C’était un morceau qui existait depuis des années, que j’avais écrit il y a longtemps, un adieu à l’enfance. Et puis je pense que la pop c’est ça aussi, des musiques entrainantes qui cachent parfois des propos nostalgiques. C’est un morceau lourd, et dans le clip on a essayé de rendre compte de ça. Une vidéo simple, un gros plan, une nuit américaine…un univers plus sérieux pour qui me connaît d’une autre manière.
Pour toi elle est finie quand l’adolescence ?
Vers mes 27 ans, au moment où j’ai composé Je m’y attendais pas. J’en ai presque 34 maintenant. Ce titre a marqué un moment de changement fort, d’entrée dans une phase plus adulte de la vie. Les cinq dernières années ont été un rare moment d’insouciance.
Oui c’est vrai, ces dernières années ont été insouciantes, parfois il y a peut-être la peur de ne pas retrouver cette même énergie à l’avenir…
Je pense juste que les choses vont changer, on vivra d’autres phases d’inspiration. Ce qu’on a établi est quelque chose de solide. J’ai toujours pensé que, par exemple, tout comme certains artistes que j’aime, Manifesto allait durer et que ce travail crystallisait une manière de voir le monde plutôt qu’une simple phase de la vie. Que ce n’était pas fait pour finir après l’engouement initial. On était insouciantes, ok, mais wow, c’était déjà tellement sérieux ce qu’on faisait. Donc je suis optimiste sur notre avenir.
Une dernière question. Un jour tu m’as dit que tu avais hâte que ta tournée se termine pour que tu puisses te recentrer. Comment tu as vécu ces moments de surexposition ? As-tu angoissé face à la montée ?
La tournée du premier album pour moi s’est très bien passée. C’était un cadeau magnifique. Il y a eu des moments de frustration, mais c’est important de vivre ça pour peaufiner le projet. Que de la fierté. On a été en Amérique Centrale, en Chine, enfin, c’est extraordinaire. Mais sans doute que quand je t’ai dit cette phrase je devais être à la fin du tour et donc très fatiguée. J’avais envie de revoir ma famille, de me ressourcer. Je trouve que c’est ça qui est un peu compliqué dans cette vie. Gérer ses relations affectives. Mais mon groupe est formidable, on est bonne ambiance, on est solides.
Ce nouveau live est différent, il est presque comme une pièce de théâtre. Je rentre dans un personnage, je le vis comme un voyage intérieur, ce n’est plus vraiment le tout feu tout flammes du premier. Tout est plus contemplatif. Apaisé.