Connue entre autres pour ses collaborations avec Virgil Abloh, Mathilde Fernandez ou Mohamed Bourouissa, Cécile Di Giovanni fait de la mise en scène un exutoire, un moyen cathartique de dépasser ses peurs, ses obsessions, pour transformer ce qui existe en ce qui n’est pas encore. Au cœur d’un monde violent et parfois effrayant, cette plasticienne passée par la Villa Arson exorcise la réalité à travers un usage savant des symboles et des rituels. Entre spiritualité, esthétique post-internet et un sens poussé de la mode, rencontre avec l’artiste.
D’où vient ta passion pour la mise en scène ? Comment tu choisis tes collaborations et qu’est-ce que tu recherches chez les marques et artistes avec qui tu travailles ?
De mon éducation et de ma famille. Je suis issue de l’immigration italienne des deux côtés, la mise en scène et les rituels, ça a toujours fait partie de mes gènes. A travers la religion et la culture populaire. Et de mon enfance à la campagne où on se déguisait souvent et on écrivait des histoires. On utilisait des objets que mon grand-père construisait et des tenues que ma grand mère cousait. C’était toujours de la récupération et c’était génial. Bien avant que je découvre l’art ou quoi que ce soit d’autre. En ce qui concerne les collaborations, j’essaie de travailler avec des artistes ou marques avec lesquelles je me sens connectée. L’envie est l’élément moteur, les nouveaux défis aussi. J’essaie de garder une logique entre ma pratique perso et les décors en terme d’esthétique pour que les projets que l’on me propose soient liés d’une manière ou d’une autre à des thèmes que je développe
Je suis issue de l’immigration italienne des deux côtés, la mise en scène et les rituels, ça a toujours fait partie de mes gènes. A travers la religion et la culture populaire.
Beaucoup de tes œuvres sont issues d’une réflexion sur la violence, sur la brutalité que notre corps peut subir : d’où te vient cette inspiration ? Penses-tu que nous vivons dans une époque / ville / environnement qui justement met en danger nos corps ?
Je crois que ce qui me fascine, c’est comment l’Homme utilise le corps pour s’affirmer face au monde, face à son époque, à ses peurs, à ses faiblesses. Par le biais entre autre de la mise en scène, des rituels, des costumes, des accessoires. Détourner les symboles de l’horreur, la peur pour mieux les apprivoiser, les dompter et parfois s’en amuser. Je puise avant tout mon inspiration dans la culture populaire, les religions, les mythes, les légendes urbaines, dans les films d’horreur beaucoup aussi. Dans mon propre imaginaire et les films qui m’ont forgée étant enfant. J’aime lorsqu’on décide de traiter de sujets réels et graves par le biais du fantastique, du comique ou de l’horreur. Il y a un côté ludique et humble qui me sied beaucoup plus qu’un discours premier degré qui me terrifie. J’ai toujours besoin de filtres pour comprendre les choses, comme les enfants parce que je suis très sensible.
Pour répondre à ta deuxième question oui certainement que l’époque nous saccage, mais chacune n’a-t-elle pas son lot d’atrocité ? L’auto-destruction fait partie de l’Homme. Il y a une certaine beauté la dedans tout comme dans le fait qu’il fait tout pour lutter continuellement contre cette tendance à tout détruire. C’est important que la mort existe, que la fin existe tout comme la destruction. Elle fait partie de nous et l’accepter c’est s’autoriser à tout recommencer.
…ce qui me fascine, c’est comment l’Homme utilise le corps pour s’affirmer face au monde, face à son époque, à ses peurs, à ses faiblesses.
Tu sembles passionnée par le corps et son expression et en même temps, tu explores une esthétiques liée au jeu vidéo : comment conjuguer réel et virtuel ? Comment ces deux notions interagissent-elles dans ton art ?
Le jeu vidéo est à l’heure actuelle pour moi la forme d’art ultime, il décuple les possibles. Parce qu’il te permet d’inclure le spectateur comme aucun autre medium n’arrive à le faire. Tu peux aller tellement loin par le biais du virtuel sans que ça te détourne pour autant du réel, d’un point de vue de la créativité c’est le pouvoir ultime. Je n’ai pas vraiment l’impression que le jeu vidéo interagisse dans mes projets à l’heure actuelle, ou en tout cas pas autant que je le souhaiterais. L’œuvre à laquelle je pense, c’est peut être la dernière performance que l’on a écrite avec Mathilde Fernandez, « Internet ballade » pour laquelle j’ai créé un chariot qui était un mélange entre un siège de borne d’arcade et une voiture de train fantôme. C’était une version futuriste de la barque du passeur qui transfère les morts d’une rive à l’autre. Pour autant, c’est de cette envie d’inclure plus la notion de jeu vidéo dans mes projets qu’est née l’entité JEANNE, créée conjointement avec mon ami Anton de Rueda. Avec l’idée de créer un autre type d’expérience immersive en lien avec le virtuel, l’immersion et l’écriture. Notre premier projet est toujours en work in progress et sera écrit en collaboration avec Mathilde Fernandez dans le cadre d’une nouvelle performance que l’on devrait normalement réaliser au palais de Tokyo courant 2020.
J’ai toujours besoin de filtres pour comprendre les choses, comme les enfants parce que je suis très sensible.
Quelle importance accordes-tu à l’idée de détourner des objets ? En quoi le détournement est-il cathartique ?
Le détournement me permet de me distancier de ces objets et de reprendre le pouvoir sur eux. Et de les utiliser non plus pour leur fonction de base mais comme des instruments de rituels qui me guérissent de mes peurs et de mes obsessions.
Certains disent que la mode n’est pas un art, Pierre Bergé notamment partageait ce point de vue. C’est un peu un dilemme philosophique irrésolu. Pour toi, la mode est-elle un art ? En tout cas, dans la manière dont tu la fais parler, on dirait bien que oui…
Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Je vais te parler de ce que je fais et ce que je sais c’est que ce soit à travers ma pratique de la sculpture ou des décors, j’ai constamment l’impression de me situer entre les deux. Et je crois que je commence à accepter l’idée.
A quel point l’idée de « mettre en scène » est-elle importante aujourd’hui ? Je veux dire, on vit dans une époque d’image et on passe notre temps à « nous mettre en scène » ou à succomber aux manipulations des mises en scènes d’autrui (comme celles des médias par exemple, ou des populismes…) : je me demande donc à quel point la notion de mettre en scène un univers est-elle emblématique de notre temps. Je pense à ton plastron « Breaking News », l’inspiration me semble très contemporaine…
C’est amusant de se dire qu’il n’y a pas si longtemps, la mise en scène était le privilège de certains, comme les familles royales, les figures religieuses ou de la pop culture ou encore les dictatures. Aujourd’hui, c’est accessible à tous. Quelles en sont les conséquences, vaste question. Il y a certainement des effets néfastes mais si cela démystifie le geste et permet à tout le monde d’en comprendre les rouages, ce n’est pas si mal. En tout cas, étrange ironie de réappropriation par le peuple.
Détourner les symboles de l’horreur, la peur pour mieux les apprivoiser, les dompter et parfois s’en amuser.
Tu peux nous parler un peu de tes futurs projets ? Avec qui vas-tu collaborer à l’avenir ?
Actuellement je me concentre sur mes projets persos dont une serie de nouvelles sculptures que j’espère finir et exposer très prochainement. Je prépare l’écriture d’une nouvelle performance produite par JEANNE avec Anton de Rueda et écrite conjointement avec Mathilde Fernandez. Le set design passe un peu au second plan ces temps-ci, même si j’espère collaborer avec de nouvelles marques comme Marine Serre par exemple.