Samedi 3 juillet, plus d’un millier de femmes se sont rassemblées place de la République pour alerter sur les féminicides, ces meurtres de femmes par leur conjoint ou leur ex. Les victimes s’appelaient Leïla ou Sophie, et elles sont déjà 74 à avoir été assassinées depuis le 1er janvier 2019. La série de photos « Preuves d’amour » montre les choses dont des hommes se sont servis pour tuer des femmes, accompagnés des noms, lieux et âge des victimes.
Focalisées sur ces objets familiers, l’œuvre de Camille Gharbi participe au large mouvement de dénonciation des violences sexuelles et sexistes, dont les féminicides constituent le fatal aboutissement.
Manifesto XXI – Ta série, « Preuves d’amour » explore les violences conjugales et les féminicides. Comment en es-tu arrivée à ce sujet ?
Camille Gharbi : Ma série de photos “Preuves d’amour” parle de ce qu’on appelle en droit les homicides conjugaux ou féminicides. C’est un terme qui existe dans le droit sud-américain, au Mexique par exemple, dans la culture anglo-saxonne et de plus en plus en France. Pourtant, en français, on a un mot depuis longtemps pour désigner la situation très précise d’un homme tuant sa femme dans le cadre d’une relation de couple : l’uxoricide, qui vient du latin uxor, épouse. Le pendant existe également, puisqu’une femme tuant son mari s’appelle un maricide.
Le sujet des uxoricides et plus largement des violences conjugales m’interpelle depuis pas mal de temps, tout simplement parce que j’ai rencontré plusieurs personnes qui en ont été victimes. Je suis tombée sur un fait divers, qui racontait l’histoire d’une jeune femme tuée à coups de cutter à Amiens. Ce détail, la mention du cutter, m’a sauté aux yeux en même temps qu’il m’a bouleversé. Je suis architecte de formation, donc pour moi un cutter, c’est d’abord un objet familier, ludique, dont on se sert pour construire des maquettes… La dimension quotidienne de l’outil avait éclipsé son caractère potentiellement dangereux et, dans ce cas, létal.
En creux, on dessine un portrait des agresseurs, ce sont des images très masculines qui se dégagent à travers les objets utilisés pour tuer.
C’est là que je me suis intéressée à la question des armes, qui m’a semblée être un angle pertinent pour aborder ce sujet. Les armes de ces crimes permettent de parler à la fois des agressées et des agresseurs. En creux, on dessine un portrait des agresseurs, ce sont des images très masculines qui finalement se dégagent à travers les objets utilisés pour tuer : armes à feu, armes blanches…
En une vingtaine de photos, tu mets en scène presque deux cents assassinats… Comment as-tu procédé ?
Une fois que je suis partie de la question des armes, du cutter, j’ai effectué un gros travail de recensement, basé sur les ressources du collectif Féminicides par (ex)compagnon, qui accomplit un travail crucial de documentation et d’alerte. Je me suis appuyée sur leurs données, plutôt que sur les chiffres officiels, par exemple, qui ne prennent pas en compte les couples hors mariage, ce qui diminue de facto le nombre de victimes. Mais on devrait encore préciser les choses, et prendre en compte les tentatives d’homicides pour avoir un tableau plus juste, ce qui nous amènerait à plus de 250 cas par an [contre un peu plus de 100 pour l’année 2017, ndlr]. Là, rien qu’avec les données de Féminicides par (ex)compagnon, j’ai analysé quelques 253 meurtres entre 2016-2017 et quelques cas issus de 2014-2015.
A partir de ce recensement, j’ai photographié 20 objets qui, à eux-seuls, sont les témoins muets de 180 meurtres ou assassinats, qui recouvrent tous une très grande variété de situations. Toutes les classes d’âge, toutes les classes sociales sont représentées. La victime la plus jeune avait 15 ans, tandis que la plus vieille en avait 90. Il s’agit de Marcelle, tuée en 2017 par son mari à coups de casserole.
Tes photos permettent d’appréhender les violences conjugales comme un phénomène hyper commun, presque banal…
C’est une question qui m’a beaucoup taraudée : comment montrer ? Comment traiter cette violence ? Faut-il être exhaustive ? Il y a des manières de tuer qui sont très violentes — mais aussi très répandues — que « Preuves d’amour » ne montre pas : la strangulation à mains nues, par exemple. Le fait de rouler sur sa femme ou son ex-femme en voiture. Comment représenter ces cas-là ?
J’ai choisi de m’en tenir aux objets du quotidien. Je voulais me concentrer sur le lien entre la banalité des objets utilisés pour tuer, et la banalité du crime, qui est banal à la fois dans sa dimension statistique mais aussi dans la façon dont il est traité, par exemple dans les médias. Relier la banalité de l’objet, du domestique, et la banalité de la violence, de ces actes. A tel point qu’en fait, je n’ai utilisé que des objets appartenant à mon environnement proche, présents dans ma maison ou chez des amis, pour réaliser la série. C’est dire à quel point ils sont familiers.
Relier la banalité de l’objet, du domestique, et la banalité de la violence, de ces actes.
Les médias traitent souvent les féminicides sous l’angle du fait divers, en déresponsabilisant fortement les auteurs du crime, comme s’il s’agissait toujours d’exceptions. Mais quand on lit chaque cas, chaque histoire, les mécanismes de la violence sont toujours les mêmes. Dans les presques 300 cas que j’ai analysés, je ne me rappelle que d’un seul homme réellement fou.
Ta série s’appelle « Preuves d’amour ». Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Le titre de la série provient d’une citation d’Alexia Delbreil, psychologue et médecin légiste, unique spécialiste de la question en France. « La jalousie amoureuse est fondée sur le désir de possession exclusive de l’autre et la peur de perdre l’être aimé (…). Ce sentiment est entretenu dans nos sociétés par la croyance stéréotypée selon laquelle la jalousie est une preuve d’amour. De même, la passion amoureuse est idéalisée et apparaît comme une raison suffisante pour préférer la mort à la séparation.
Nous sommes encore dans un rapport de violence à l’amour, comme si ce n’était qu’une histoire de lutte ou de domination. »
Elle montre qu’aujourd’hui, la jalousie est un des premiers mobiles de meurtre, ex-aequo avec la séparation. On considère encore que la « passion » amoureuse est une raison acceptable pour ôter la vie à quelqu’un. « Crime passionnel », c’est un terme qu’on retrouve souvent dans les médias. Nous sommes encore dans un rapport de violence à l’amour, comme si ce n’était qu’une histoire de lutte ou de domination. Les homicides conjugaux représentent l’aboutissement des violences de genre. Ils s’inscrivent dans un continuum de la domination masculine qui, en déshumanisant les femmes, les voit comme des objets qu’on possède. C’est ce qui rend préférable de donner la mort plutôt que la séparation. Ce processus ne peut s’analyser que sous l’angle des violences de genre : « C’est MA femme, elle n’a PAS LE DROIT de me quitter! »