Deuxième partie de notre entretien fleuve avec Bertrand Mandico, où celui-ci nous parle passionnément de ses choix musicaux pour Les Garçons sauvages, de son rapport magique à la pellicule et de pourquoi, selon lui, les actrices sont les meilleurs acteurs.
Manifesto XXI : Comment avez-vous collaboré avec les compositeurs Pierre Desplat et Hekla Magnusdottir ?
Bertrand Mandico : Au début, j’avais demandé des morceaux à Scopion Violente, car leur musique est sombre, très belle. Mais cela ne collait pas toujours avec le lyrisme du film. J’ai donc gardé deux morceaux que Pierre a réorchestrés pour qu’ils s’intègrent à l’esprit du film. Et Hekla, je la connaissais, elle m’avait envoyé des morceaux de son futur disque, que j’avais trouvés très beaux. Elle est islandaise, sa musique s’apparente un peu aux chants des sirènes, des baleines. J’ai donc commencé à placer ses musiques, mais il me manquait un élan lyrique.
À un moment donné, j’ai pensé à Disasterpeace, qui a fait la musique de It Follows, et qui fait aussi des musiques de jeux vidéo. J’avais commencé à creuser cette piste-là, mais c’était un peu compliqué, il n’était pas en France. Et là, Ecce Films m’a mis en contact avec Pierre et ça été un coup de foudre. Il a tout de suite su traduire ce que je voulais ; il a été très patient avec moi, car je suis une espèce de musicien qui n’en est pas un…
Vous êtes l’auteur du morceau « Fouet » dans le film…
Oui, je bidouille beaucoup avec mon ordinateur. Je crée plus des nappes, des ambiances, des bruitages, que de la musique proprement dite. À partir des propositions de Pierre, j’intervenais, lui disant : « On enlève tel instrument, on met celui-là… », je lui chantais des fins de mélodies… C’est vraiment son œuvre, mais avec mes obsessions et désirs musicaux, jusqu’à ce qu’on trouve l’équilibre. Je suis en train de retravailler avec lui sur mon moyen-métrage, actuellement.
Par rapport aux musiques additionnelles, l’envie de mettre Nina Hagen et Tchaïkovski était présente dès le début ?
Oui, il y a certains morceaux que je voulais et dont je savais qu’on pouvait éventuellement avoir les droits. Midnight Summer Dream des Straglers devait y figurer, mais c’était trop cher. C’est là que nous avons composé Wild Girl, qui est à l’origine une chanson du frère d’Elina Löwensohn. Son frère était musicien, il est décédé et a laissé des maquettes de morceaux ; je les ai entendus, j’ai pris un des morceaux que Pierre a réorchestré, j’ai écrit les paroles et Elina a chanté. On a enregistré en studio, c’était super. J’étais un peu angoissé, car c’est difficile de remplacer Midinght Summer Dream.
Nina Hagen était là en amont. Et le morceau de Nora Orlandi, qui est au début du film, quand les garçons attachent la prof de français sur le cheval, figure dans L’Étrange Vice de madame Wardh de Sergio Martino. C’est la seule compositrice de films italiens des années 60, donc c’était important pour moi d’avoir cette figure féminine de la musique.
En revanche, je voulais mettre L’Opéra de Quat’sous, mais ça ne collait pas vraiment, et c’était assez cher, c’est Offenbach qui a pris le relais et j’en étais ravi. Concernant Casse-noisette, c’est un hasard, car je n’aurais jamais pensé un jour mettre cela sur un de mes films, et pourtant ça a bien marché ! Il y avait aussi un morceau de Cluster dont j’en avais envie dès le départ.
Je trouvais cela un peu triste qu’on leur propose toujours le même type de personnage…
Elina est votre muse. Dans Les Garçons sauvages, elle campe une docteure à l’androgynie troublante. Pourriez-vous nous dire deux mots sur votre projet des « 21 films en 21 ans » ?
Elina, je la connaissais dans les films de Hal Hartley, Sombre de Grandrieux, Nadja de Almereyda. Ce qui m’intéressait, c’est à la fois cette figure du cinéma indépendant américain des années 90, des grosses productions comme Seinfield ou La Liste de Schindler, mais aussi des films français. Elle est extrêmement hétéroclite, elle a une capacité à se transformer d’un film à l’autre. J’avais envie de travailler avec elle depuis un moment et une directrice de casting nous a mis en contact pour Boro in the Box, où je lui ai proposé d’incarner la mère de Boro et Boro lui-même, qui est un homme.
J’ai adoré son approche du jeu, son magnétisme, c’est un vrai stradivarius ! À partir de là, je lui ai proposé une collaboration en lui disant : « Et si l’on faisait un court-métrage que l’on initie au rythme d’un film par an pendant 21 ans ? On crée comme ça une sorte de filmographie rêvée, avec des petites fictions tournées sur support pellicule, en travaillant sur notre propre vieillissement. » Cette proposition excentrique l’a emballée. Et voilà, on s’y est tenu. En dehors des films que je fais dans lesquels elle est et qui ne sont pas dans le cadre de cette collection, on fait un film par an, que je mets un certain temps à finir et où, à chaque fois, j’essaye de lui proposer un personnage différent.
Au départ, j’avais été marqué par la fin de la carrière d’Orson Welles. A la fin de sa vie avec Oja Kodar, sa compagne de l’époque, il commençait des films qu’il n’achevait jamais. J’ai vu tous ces bouts d’inachevés les uns à la suite des autres et je les ai trouvés sublimes. Comme un immense vitrail, ce travail très riche et prometteur me faisait rêver. Cette idée de l’inachèvement me plaisait, je me demandais : « Après tout, pourquoi pas ? Doit-on achever les films ? » Donc c’était aussi l’envie de faire des films inachevés même si pour l’instant, je les achève tous !
Pourquoi le chiffre 21 ?
Je suis très dans le symbole des chiffres, et c’est un chiffre qui me plaît, qui me parle. Symboliquement, il a une place dans ma vie. C’est pour cela que je le lui ai proposé. Et puis je n’aime pas les chiffres ronds.
Pour moi, les actrices sont les meilleurs acteurs.
Parlons un peu des actrices, avez-vous dès le début pensé à elles pour jouer des rôles de garçons ?
Oui, c’est vraiment l’idée de départ. Je voulais proposer à des actrices des rôles inhabituels. Je trouvais cela un peu triste qu’on leur propose toujours le même type de personnage…
Au « cœur froid » ?
Oui ! J’avais envie de les amener ailleurs. Pour moi, les actrices sont les meilleurs acteurs.
Quels étaient les enjeux pour composer la dynamique de groupe ?
Avec Kris Portier de Bellair, la directrice de casting avec qui je travaille depuis 13 ans, on a rencontré beaucoup d’actrices. Kris leur montrait d’abord mes films, car il était évident que pour celles qui n’adhéraient pas à mes univers, ce n’était pas la peine d’essayer. Toutefois, la proposition intéressait beaucoup de filles. On procédait simplement, autour d’une table, comme ça, tous les trois, avec une conversation à bâtons rompus. Je leur expliquais le contenu du film, Kris insistait sur la difficulté du tournage et sur mon exigence, car je demande une implication très physique aux actrices : la terre, la boue, le sable, etc. Non pas que ça allait être l’armée, mais un peu quand même ! (rires)
J’étais aussi dans le questionnement sur le masculin et le féminin, sur la manière dont elles vivent leur part masculine, leur féminité, et les troubles que cela propose. À l’issue de ces conversations, je prenais des photos, et je disais à Kris lesquelles je voyais en garçons et lesquelles non. C’était du pur instinct. À partir de là, nous avons gardé un groupe de filles avec qui on a fait des essais et pour lesquelles j’ai rédigé trois séquences qui ne figurent pas dans le film. À chaque fois, Elina jouait trois personnages différents avec elles, donc c’était assez long – d’ailleurs, au début, elles devaient être six.
C’est comme ça que j’ai sélectionné le groupe. Je ne voulais pas qu’il y ait des spécifiés physiques, comme le petit, le gros, le maigre, etc. ; mais une unité dans les silhouettes, que ça soit la force des actrices qui caractérise chaque personnage. Et voilà, sans artifices – si ce n’est la coupe de cheveux, les vêtements rembourrés, la poitrine compressée, on a créé les personnages. Puis on a travaillé, répété, jusqu’à ce que la bande semble cohérente.
Quelles indications vous leur avez données vers la fin du film ? Est-ce que vos actrices jouent des garçons qui deviennent des femmes, ou finalement elles redeviennent… des femmes ?
Oui (rires) c’était le gros truc du film. On savait que c’était des actrices, mais il fallait que cela soit des garçons et qu’on y croie. Elles ont donc travaillé en conséquent. C’était drôle, sur le tournage tout le monde les appelait « les garçons », elles étaient devenues une bande de garçons. Au bout d’un moment, c’était compliqué, elles voulaient retrouver leur féminité. Par exemple, après le tournage, elles s’ultra-maquillaient ! (rires)
Quand on a tourné la première séquence, qui est un plan que j’ai viré au montage, elles étaient redevenues filles alors que ça faisait un moment qu’elles jouaient des garçons – on ne tournait pas tout dans la chronologie. Je me souviens de leur avoir dit : « Là, vous aguichez les marins, et vous êtes devenues des femmes. » Et là, le jeu qu’elles m’ont proposé était outrancier, c’était vraiment le Crazy Horse Saloon ! (rires) C’était le dernier plan de la journée, je l’ai regardé assez tard dans la nuit et je me suis dit : « C’est too much ! » Et puis j’ai réfléchi, ce que je n’avais peut-être pas assez bien fait avant, car quelque chose m’avait échappé.
Le lendemain, j’étais un peu agacé contre moi-même, je ronchonnais sur le tournage, mais elles n’y étaient pour rien, je leur disais : « Vous n’êtes pas des filles, vous êtes des garçons avec un corps de fille. Vous jouez les garçons qui jouent aux filles pour aguicher les marins, mais vous êtes les mêmes, il n’y a pas de changement psychologique, vous vous adaptez. » C’est une bande qui s’adapte, c’est ça qui m’intéresse. Pour moi, ce sont des actrices qui jouent des garçons, et qui même une fois devenues des filles, restent encore des garçons… qui jouent aux filles. Donc c’était un cheminement un peu particulier ! (rires)
C’est au cours de la postproduction que vous avez eu l’idée de changer le timbre des voix des actrices ?
Non, déjà très en amont, je leur ai dit que j’allais utiliser un programme de pitch. On a pitché toutes les voix, mais certaines plus. Je n’ai pas beaucoup modifié pour Vimala [Pons], Pauline [Lorillard] et Anäel [Snoek], alors que pour Diane [Rouxel] et Mathilde [Warnier], c’était peut-être moins évident ; néanmoins, elles ont toutes travaillé leur voix !
Qu’est-ce que la pellicule argentique représente pour vous ?
C’est un support sensible par définition. Pour moi, il y a une magie… c’est un peu idiot à dire comme ça, mais c’est réel. Cela m’impose une discipline de tournage qui me convient parfaitement. Je vis le tournage un peu comme une performance, où tout ce qu’on voit à l’image est tout ce qu’on a filmé ! C’est le cas des rétroprojections…
Même pour les surimpressions ?
Oui, je rembobine la pellicule, et sur le même bout de pellicule, je vais refilmer en calculant l’intensité de la lumière, les positionnements. Après ça part au laboratoire pour le développement et on découvre le résultat. Tout est fait en direct, il y a un jeu magique. Pour moi, ce n’est pas de l’ordre du spiritisme, mais je joue avec l’esprit de la pellicule, avec les possibilités de sa chimie. C’est un peu stressant, car on ne sait jamais si cela va marcher, il y a toujours un doute avec la pellicule. Mais tout de même, c’est toujours aussi émouvant, quand on attend un certain temps pour découvrir le développement du film. Dans tous les cas, j’arrive à trouver mon équilibre à l’intérieur de ce processus.
Certains de vos courts-métrages ont déjà bénéficié d’une sortie en salles, avez-vous toutefois l’impression que le long-métrage demeure un rite de passage ?
Bien que je sois moins vierge que certains cinéastes – parce qu’il y a déjà eu la salle, et des petites sorties, je m’aperçois que le long-métrage est peut-être le format le plus pris au sérieux, celui sur lequel on est le plus attendu, car on s’inscrit dans un récit plus complexe. Donc oui, c’est un gros cap.
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Les Garçons sauvages
de Bertrand Mandico
UFO (1 h 50)
Sortie le 28 février