La beauté est-elle réservée aux Blanc.he.s ? La réponse qui claque de Rokhaya Diallo

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L’auditoire compte une trentaine de personnes. L’ambiance est presque fervente alors que l’on attend celle qui est une des figures majeures du féminisme intersectionnel en France. La conférence de Rokhaya Diallo venait conclure, en beauté, la 6e édition du festival Summer of Loge. À voir la classe de notre intervenante, la réponse qui claque paraît évidente. Voici un condensé de son riche plaidoyer, et comme en 2017 la beauté fait encore débat, nous lui avons posé quelques questions à la fin.

La dictature du blanc

C’est une question « éminemment politique », nous rappelle d’emblée Rokhaya. Car non, la beauté n’est pas naturelle. C’est un choix, le résultat d’un ensemble de critères posés par le système dominant. Fait troublant, on ne se demande jamais combien de Blancs il y a sur Terre, et quand on trouve des estimations, on arrive autour de 20%… soit une minorité ! L’obsession pour la blancheur du teint se retrouve dans d’autres civilisations, asiatiques notamment. Cette norme est d’autant plus problématique en France qu’elle croise un racisme qui ne dit pas son nom dans notre société post-coloniale.
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L’impératif de la beauté pèse particulièrement sur les femmes, et les professionnels du marketing estiment que les femmes noires dépensent bien plus que les femmes blanches, neuf fois plus selon Myriam Keita-Brunet. « C’est le coût de la normalisation », dans lequel on peut inclure le défrisage, l’éclaircissement… Voire les opérations de chirurgie esthétique ! De plus en plus de demandes concernent la modification de caractéristiques physiques qui sont aussi des caractéristiques ethniques. La beauté est un business, nous le savons tou.te.s très bien vu le trou que cela peut constituer dans nos budgets. Et le coût financier est un moindre mal car les risques pour la santé sont bien là aussi. Rokhaya Diallo dénonce en particulier la marque de cosmétiques éclaircissants Supreme White, dont le nom ne rappelle que trop évidemment le suprématisme blanc du Ku Klux Klan, et qui a pignon sur rue à Paris… près de Strasbourg – Saint-Denis.

L’ambivalence des beautés noires célébrées

« S’en prendre à soi-même plutôt qu’à la société qui nous rejette » : voilà comment on peut résumer cette tentative de normalisation qui fait tourner l’industrie cosmétique. Même les stars n’échappent pas à cet impératif de la blancheur. Ainsi, en 2008, L’Oréal dont Beyoncé était alors une des égéries, avait été critiqué pour le whitewashing de l’artiste dans une publicité. Nous nous arrêtons quelques instants sur le cas de l’actrice mexicano-kényane Lupita Nyong’o, élue plus belle femme du monde par le magazine People en 2014. Cette reconnaissance est d’autant plus remarquable qu’elle n’est que la troisième femme racisée à recevoir cet honneur, après Halle Berry et Jennifer Lopez… Mais même dans ce succès, Rokhaya Diallo souligne que la mise en scène de cette beauté est ambivalente. Les magazines féminins ou de mode mobilisent rapidement un registre de couleurs franches, presque criardes, pour montrer cette beauté. Traitement qui ne serait jamais utilisé pour célébrer une peau blanche.

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Rokhaya Diallo parle d’une « assignation de l’altérité », à travers ces mises en scène de la noirceur. Cette assignation, on la retrouve de façon encore plus évidente lorsque l’on étudie les imaginaires mobilisés pour parler de la beauté noire. On se retrouve très vite dans le registre animalier, des « lionnes » et autres félins. Cette fétichisation est d’autant plus dérangeante qu’elle est le pendant d’une appropriation culturelle toujours plus impudente dans la mode et les tendances. Fort heureusement, cette oppression est forcément accompagnée de résistance esthétique. Des Black Panthers à Afropunk en passant par le foulard d’Imany, les parures sont les armures des artistes et du public.

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Structurer la lutte pour renouveler les représentations

Malgré certaines avancées, « tout le monde n’a pas les moyens de faire ces choix », d’assumer cette beauté noire encore trop peu représentée. Rokhaya le reconnaît et évoque le fait que beaucoup des personnes revenant au cheveu naturel exercent des professions libérales ou artistiques, qui subissent moins le regard des dominants dans le cadre d’une entreprise.

Si les représentations ne changent pas, c’est aussi selon elle à cause « d’un manque de prise de conscience des minorités ». Approbation dans l’auditoire. Mais elle rappelle rapidement que « la responsabilité ne pèse pas tant sur chacun que sur ceux qui fabriquent les images », elle se situe au niveau médiatique et politique. Sauf que cette responsabilité est avant tout perçue comme un coût financier : mettre une femme noire en couverture de magazine représente moins de ventes. L’aliénation reste encore très forte, même pour les figures médiatiques qui ont réussi. Rokhaya nous rappelle que quand Audrey Pulvar a montré ses cheveux au naturel, la journaliste s’est retrouvée prise dans une tornade de commentaires racistes.

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© Les Inrockuptibles

À bien y réfléchir, le racisme n’est pas là où on l’imagine : « Lorsque Harry Roselmack est arrivé au JT, il est rapidement devenu une des figures préférées des Français ». La rengaine « les gens ne sont pas prêts pour d’autres représentations » serait-elle une fausse excuse pour dissimuler le racisme des élites ? « À mon époque, quand j’étais petite, on regardait Bioman à la télé. Personne ne s’est dit : “Oh mon Dieu, je ne m’identifie pas !”. » Argument aussi drôle qu’imparable.

Rokhaya souligne enfin que le rapport de force n’est pas encore assez structuré pour pointer du doigt les industriels et ceux qui ont le pouvoir… La tâche est immense pour faire évoluer les mentalités, et nous avons discuté de son engagement avec Rokhaya .

Manifesto XXI – Nous sommes dans un lieu assez intimiste, confidentiel, à La Loge. N’est-ce pas un peu frustrant de faire ces riches interventions auprès d’un petit public ? N’avez-vous pas l’impression de prêcher des convaincus ?

Rokhaya Diallo : Je parle à des audiences qui ont des tailles variées. Je trouve que je parle de la même manière. Je mets autant d’énergie dans ces interventions que j’en mets dans mes chroniques pour un public plus large. Je trouve ça bien que les gens se déplacent et viennent s’asseoir écouter pendant une heure un propos qui a été pensé, construit et qui devient un échange par la suite. Au contraire, je trouve que c’est bien, une ambiance intimiste.

On voit émerger de plus en plus d’artistes noires en France. Vous avez évoqué Imany, je pense à Shay dans le rap, Déborah Lukumuena qui a été acclamée aux Césars. Vous voyez quelque chose se dessiner en termes de représentations ?

R.D : Oui, bien sûr ! Je trouve effectivement que ce qui s’est passé aux Césars cette année est très intéressant. Avec à la fois dans le court-métrage Alice Diop et Maïmouna Doucouré, et Divines, ça montre qu’il y a quelque chose de nouveau qui se dessine dans le cinéma français. C’était quand même assez drôle de voir le contraste entre la scène et le public des Césars, c’était une salle encore très blanche qui a pu célébrer des acteurs et réalisateurs différents. C’était hyper fort pour moi.

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On a le sentiment qu’on ne sortira jamais du cercle vicieux d’une moindre prise de risque des médias, pour un public qui de toute façon n’achète pas de représentation différente. Est-ce que ce serait une solution d’en passer par des médias noirs ?

R.D : Je pense qu’il faut de tout. Il faut des médias noirs, des médias dédiés aux personnes d’origine asiatique, etc., pour permettre aux gens qui sont issus de ses groupes ethniques d’avoir des espaces de représentation. Mais après, les gens qui sont dans ces espaces-là peuvent aussi bouger d’un endroit à l’autre. Je travaille pour une chaîne afro-américaine qui s’appelle BET, qui a vraiment un ADN noir. En France, c’est un peu plus large, on inclut aussi d’autres minorités… Ça ne m’empêche pas d’être sur CNews ou sur RTL pour parler de politique. Tout est nécessaire ; sur BET, j’ai une émission qui me permet d’inviter des gens que l’on ne voit pas ailleurs, mais être ailleurs, c’est aussi important pour toucher un public qui ne m’entendrait pas sinon.

Vous avez beaucoup parlé de l’exposition des stars qui joue un rôle crucial dans l’évolution des normes. À quel point les stars, une fois insérées dans le star-system extension capitaliste justement, aident-elles vraiment ? Est-ce qu’il n’y a pas une limite à leur pouvoir ?

R.D : Il y a une vraie limite parce que le succès dépend de leur capacité à ne pas trop déranger le système, donc c’est une vraie difficulté. Mais c’est vrai que quand on voit le succès d’une personne comme Beyoncé, qui a pu être blanchie conformément à des canons de beauté dominants et qui aujourd’hui revendique une musique beaucoup plus politique, beaucoup plus afro, avec des textes contre les violences policières, on voit qu’il y a une évolution qui est possible aussi. Ce sont peut-être des choses qu’elle n’aurait pas fait avec une notoriété moindre.

Vous avez beaucoup parlé du rôle des réseaux sociaux, qui permettent de multiplier les représentations, est-ce que ça n’expose pas aussi à plus de commentaires négatifs ?

R.D : J’en ai été victime, j’ai même fait un documentaire sur ça comme j’avais reçu une menace de viol sur Twitter, mais ça ne m’a pas fait partir. Parce que je pense que sans ça, il y a plein de gens avec lesquels je ne serais pas en contact aujourd’hui. Il y a plein de collectifs afro-féministes aujourd’hui, il y a un collectif asio-féministe qui a été créé il y a quelques semaines… Beaucoup de ces personnes-là, militantes, se sont rencontrées sur les réseaux sociaux, parce qu’elles habitent à des endroits où elles ne se seraient pas croisées s’il n’y avait pas cette possibilité de connexion. Pour moi, il est évident que c’est hyper important. Il y a du mauvais, il y a des propos que l’on n’aurait pas envie d’entendre, mais c’est une démocratisation de la parole.

Vous faites partie des (trop) rares racisés du paysage médiatique français, et vous êtes très présente dans les médias mainstream. Comment gérez-vous cette tension entre vos idées, ce que vous représentez, et le fait de faire partie du système dominant?

R.D : D’une manière générale, il y a un vrai débat. Est-ce qu’il faut aller dedans pour se battre ou rester à l’extérieur ? Il se trouve que je travaille pour une radio très populaire depuis huit ans, qui s’appelle RTL et qui est aussi la radio qui emploie Éric Zemmour. Mon collectif Les Indivisibles a porté plainte contre lui et a gagné. Donc je suis sa collègue depuis huit ans et on défend des idées qui sont radicalement opposées. Mais je pense qu’en étant à RTL, je touche des gens que je n’aurais jamais rencontrés. Pouvoir aller sur RTL et dénoncer l’état d’urgence que je trouve problématique, avec la voix de fille d’immigrés que je suis, c’est important. Après, je comprends que l’on considère que je cautionne une machine qui se perpétue. Et c’est vrai que des fois c’est une souffrance, j’ai vraiment connu des débats difficiles. Et en même temps, quand je vois le nombre de personnes qui m’arrêtent dans la rue en me disant « Merci ! »… J’ai l’impression que je dis des choses qui ne seraient pas dites sinon ; en tout cas, que je représente des idées qui n’auraient pas eu d’exposition autrement. Mais c’est compliqué, et je peux comprendre que l’on ne soit pas d’accord avec mon choix, mais c’est un choix que j’ai toujours fait. Je suis sur RTL et pas France Inter, et j’en suis très contente parce que je travaille avec Marc-Olivier Fogiel qui a toujours respecté ma parole.

Rokhaya reprendra ses conférences au Centquatre à la rentrée, et on ne saurait que vous encourager à vous rendre dans cet espace de discussion où dominés et dominants peuvent à la fin se regarder et se demander comment les uns et les autres perçoivent ces questions. Parler sincèrement de beauté, quoi.

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