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Bagarre à L’Olympia. Demain c’est loin, mais demain c’est nous.

Bagarre à L’Olympia. Demain c’est loin, mais demain c’est nous.

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Le final d’une tournée de deux ans, reporté de six mois pour laisser le temps d’éclore à un mini-album, faux cri d’adieu contre ultraviolance véritable, une salle comble, et hétérogène, davantage que l’on ne l’imaginait, pour acclamer l’un des groupes les plus singuliers de sa génération. Il est peu dire que l’Olympia de Bagarre était attendue. Ruisselant encore, après trois heures d’apothéose, un regret, le seul, viendra : j’aurais aimé que tu sois là ce soir, pour que tu vois un peu de quoi notre jeunesse est faite. 

Il y a trente ans, tu en avais un de moins que moi aujourd’hui, et la perspective de me donner naissance devait te paraître encore bien improbable. Tu avais les cheveux bleus, je crois, et une épingle à nourrice dans l’oreille. Tu ne parlais pas vraiment de politique mais te disais punk, c’était bien assez pour dire que tu n’avais plus beaucoup d’illusions quant au monde dans lequel tu vivais. Tu fréquentais Mikado, Bérurier Noir, Roudoudou, tous ces groupes que je trouvais un peu ringards quand tu me les fis entendre à l’adolescence. Il y a 30 ans exactement, en novembre 1989, Berlin se raccommodait à peine que les Bérus, encore eux, se séparaient en retournant l’Olympia de leur désormais canonique « la jeunesse emmerde le Front National ». Le cri d’une jeunesse qui, si elle ne savait très bien à quels saints se vouer, comprenaient de quels instincts l’enfer était pavé. Cette jeunesse, dont tu faisais alors partie – l’as-tu vraiment quittée ? – était-elle bien différente de celle que j’ai vue ce vendredi-là, sur cette même scène et son contrebas, dans les innombrables pogos qui tentèrent de faire courber l’échine au sol de l’Olympia ?

© Adriana Pagliai

Faire de l’Olympia, le temps d’une soirée, le monde dans lequel nous aimerions vivre.

Ainsi Bagarre promet-il les heures à venir, au bord du précipice que représente cette dernière interview, dans les loges de l’Olympia, ultime occurence d’une tournée de deux ans. Bagarre aux trois cinquièmes, puisque deux membres sont absents, oeuvrant à faire tomber un peu la tension qui accompagne cet ambitieux crépuscule. Les trois autres nous annoncent le programme d’une soirée qu’ils veulent à l’image de ce qu’ils sont devenus, de leur public, de leurs combats. Emmerder le Rassemblement National, comme ils le firent scander à la foule de Rock en Seine l’été passé, comme les Bérus il y a trente ans ? Au slogan, Bagarre a préféré faire de la scène une tribune et de la salle une communion.

© Adriana Pagliai

Mais toi, je me rends compte que ça ne te dit rien, Bagarre. Des quelques liens Youtube que je t’ai envoyé, tu as dû te dire que la musique d’aujourd’hui devenait bien étrange, à ne pas savoir choisir son genre quand le tien était punk. J’aimerais t’expliquer que le punk a changé, qu’il ne s’entend plus seulement sur des ampli Marshall tout saturés. Et si Bagarre n’était pas immédiatement politique, avant ce dernier album, il portait déjà en germe cette idée horizontale, ce même idéal d’égalité. Non pas tant dans le fait que ses membres soient interchangeables d’une compo à l’autre. Non plus dans le refus de laisser un genre les définir, quand eux reconnaissent volontiers traiter indifféremment le baile funk, le gabber ou la makina. Mais sur scène, ou plutôt sur fosse, ce défouloir, putain ! Et ce sentiment, déjà, qu’il était plus que ça. L’impression de décharger toute cette énergie dont on ne savait jusqu’alors trop que faire, dont on aurait aimé qu’elle serve à quelque chose face au monde et aux autres, et malgré tout toujours rentrée en soi. Et l’euphorie complète de sentir cette énergie de soi et des autres collés contre, hurlants, suants tandis que nous ricochions les uns aux autres.

Il m’a fallu du temps pour comprendre. Comprendre pourquoi j’étais attaché autant à ce groupe qui aurait pu être un autre. Pourquoi il me semblait que Bagarre était plus qu’un concert et des pogos à en perdre un souffle qui rappellent qu’on vieillit, déjà. Pourquoi dans cet exutoire où je n’échangeais pas une parole il me semblait appartenir à quelque chose de plus grand que moi. Pourquoi, d’album en concerts, d’EP en écoutes compulsives sur les streams, il me semblait voir dans Bagarre le reflet de mon propre parcours et celui, en miroir, des filles et des garçons de mon âge. 

Bagarre, c’est nous à vingt ans qui hurlons « Ecoutez-moi », sans trop savoir pourquoi, sans trop savoir pour qui. Bagarre, c’est nous à vingt-quatre qui dansons seul dans le club parce que Paris ne rit plus, et dans le club on a dansé, et on s’est dit n’importe quoi. Bagarre, c’est nous dans des pogos pendant des heures qui tombons à la renverse les yeux ouverts, qui rêvons sans soleil. Bagarre, c’est nos yeux hagards quand les lumières se rallument et que le jour dehors et le monde et ses souffrances nous reviennent en pleine face, un quart de siècle déjà passé, et on sait maintenant qu’on ne pourra pas faire la révolution dans ce club, parce qu’il faut surtout penser ceux qui n’y sont pas. Bagarre, c’est nous aujourd’hui qui voulons dire « au-revoir » à un monde qui ne nous comprends pas, et pourtant nous battons parce qu’on aurait aimé qu’on s’aime tous. Et déjà « Ecoutez-moi » est devenu « Ecoutez-nous », et c’est déjà beaucoup. 

© Adriana Pagliai

J’aurais du mal à te raconter en détail ces presque trois heures de concert. Elles se sont perdues dans les pogos et l’émotion. Je me souviens qu’en première partie la House of Ladurée est venue et que je me suis dit que le public était fort bigarré pour voir du voguing, que peut-être certains lèveraient les yeux au ciel comme on avait pu entendre jusque dans la queue du vestiaire blindé « J’ai écouté Bagarre pour la première fois, mais je comprends rien, ils veulent pas choisir un genre ? ». Ironique, pour une soirée qui, à de multiples occasions, voulait s’en affranchir, de cette nécessité de choisir un genre. J’ai eu peur, alors, de sentir un peu l’hypocrisie d’une salle surtout blanche et plus homogène qu’homo. Mais les vivats ont couvert le silence de ces quelques grincheux. Après, j’ai laissé les épaules des uns et des autres me brinquebaler d’un bout à l’autre du devant de la fosse, cherchant autant à ne pas égarer les quelques potes que j’avais la chance d’avoir là que de les perdre dans ce vortex.

Je m’attendais à ce qu’on hue le Rassemblement National, au paroxysme de ce déchaînement. Mais le groupe avait pris un autre parti : celui de faire applaudir ceux contre lesquels la haine est dirigée. Applaudir la House of Ladurée. Applaudir les militant.e.s d’Acceptess-Transgenres qui se battent pour les droits des personnes transgenres en France. Applaudir la famille de Mus, le batteur kabyle et français, qui venait au complet le voir jouer pour la première fois. Applaudir les guitaristes Hanni El Khatib et Jamie Ryan. Applaudir les performers de Gang Reine, collectif queer, artistique et festif. Applaudir, un à un, celles et ceux qui auront permis à Bagarre de franchir en quelques années la distance qui sépare la salle de l’OPA de celle de l’Olympia. Applaudir la double moitié de Bérurier Noir, tes Bérus, quand ils sont venus sortir de leur retraite musicale – Fanfan est chercheur au CNRS, maintenant, tu dois te dire que ça ne te rajeunis pas – pour nous rappeler l’actualité de leur combat. Et faire de leur « Salut à toi », déjà antiraciste il y a trente ans, un hymne également féministe. C’est là, précisément, au cœur de la foule et de la sueur et des derniers battements de la basse de Bagarre qui disait « Au revoir à toi », que j’ai trouvé dans ce moment ce qui me rapprochait de toi davantage que vingt-sept années de dîners de famille.

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© Inès Ziouane

Parce que dans cette simultanéité de deux jeunesses présentes sur scène, celle de 1989 et celle de 2019, séparées seulement d’un peu de rhumatisme et quelques cheveux blancs, il y avait quelque chose de triste et beau à la fois. Parce qu’à une ou deux modernités des luttes près – j’essaierai de t’expliquer le voguing comme Bagarre l’a fait en coulisses pour les Bérus – la permanence des luttes à trente ans d’intervalle pourrait sonner comme un aveu d’échec. Conduire à la lassitude qu’on pourrait croire définitive dans les derniers sons de 2019-2019, ces « vies qui étouffent et n’ont plus d’air ». Renoncer à vider des océans de merde à la petite cuillère. 

Mais la beauté, surtout, de comprendre que la jeunesse n’est qu’un état d’esprit, présent davantage chez cet ancien punk désormais chercheur, redécouvrant les paroles de son « Salut à toi » sur une feuille polycopiée, que chez ceux qui ne comprendraient pas l’importance du geste de Bagarre ce soir-là. Celui d’essayer de créer, quelques heures durant, le monde dans lequel nous aimerions vivre. Ce geste peut paraître dérisoire, comme les gesticulations punk sur des vidéos INA longtemps me parurent défraichies. « Ce n’est pas dans une salle de concert que l’on changera le monde » pourra-t-on avancer. A quelques minutes de la scène, les membres du groupe en conviennent.

« Mais notre musique est là pour accompagner ceux qui veulent réellement le changer. »

Association Acceptess-Transgenres © Inès Ziouane

Longtemps, j’ai pensé t’en vouloir de ne m’avoir pas parlé de tes luttes, à toi. Injustement voulu, de m’avoir trop choyé pour que je ne puisse être immédiatement révolté. Pourtant, lorsque Bagarre déchire l’Olympia de son dernier désir – « j’aurais voulu qu’on s’aime tous » – je comprends pourquoi toutes les chansons de Bagarre parlent d’amour. Depuis Claque-le jusqu’à BB Chéri, en passant par Honolulu. Parce que cette force est la base de tous les combats, qu’ils soient intimes ou sociaux, que l’on soit opprimé.e ou possesseur de tous les attributs de l’oppression. Parce que, comme le scandera Emmaï Dee ce soir-là, « L’amour est tout ce qu’il nous reste ». Ce n’est pas un hasard si Bagarre est connu comme un groupe queer sans qu’aucun de ses membres ne se revendique d’une quelconque appartenance. Ils l’expliquent simplement : « On sait que l’on est privilégiés, mais on a compris qu’on ne pourrait jamais vivre sans que toutes ces personnes à qui l’on essaie de donner la parole puissent vivre aussi simplement que nous ». En acte, dans les derniers bravos de la foule olympienne, leur au-revoir sonnait bien plus comme une promesse. Promesse que j’essaierai de raconter, dans 30 ans, à une hypothétique progéniture qui n’aura déjà pas besoin de ça pour me considérer comme un vieux con. Avant qu’elle ne comprenne, peut-être, à son tour, que si demain c’est loin, demain c’est nous. 

© Ines Ziouane
© Inès Ziouane
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