Ce 10 avril où la rédaction de l’article débute, dans un Grenade andalous calme et ensoleillé, la population en terrasse laisse entrevoir des jambes d’ores et déjà dénudées, les bras ne sont plus couverts. Voici quelques semaines que les rayons chauds ont signé leur retour et, avec eux, la fin des gros manteaux ternes qui homogénéisaient les habitants. La population féminine se trouve de nouveau divisée : les jeunes filles, corps déjà bronzés, abordent fièrement des tissus chaque fois plus courts et fins face à leurs mères qui conservent le traditionnel polo au drapeau espagnol sur la poitrine et leurs sévères bottes cavalières. Leurs grands-mères, toujours très bien peignées et élégantes, se pavanent quant à elles vêtues de leurs longs manteaux de fourrure ou du traditionnel châle de dentelle même sous les températures plus chaudes. Le choc des générations se manifeste par les différentes modes qui les représentent, entre jeunesse et traditionalisme, entre légèreté et convention.
Évoluant à travers les époques, les mouvements de libération, les renouveaux artistiques, tenues et accessoires ont rapidement été le reflet d’un mode de vie mais aussi d’une identité ou d’une contestation du traditionnel, quitte à marquer une rupture entre les populations. Mais alors, comment la mode peut-elle à la fois représenter l’identité des femmes de son époque et provoquer les mœurs pour conduire à l’émancipation ?
1947, ou la rupture entre classicisme et modernité
Le New Look de Christian Dior arrive sur la scène de la mode française dans la seconde moitié des années 1940, et le tailleur « Bar » en sera la pièce maîtresse. La Maison Dior travaille dès lors à donner à la femme les attributs du charisme, et considérant son élégance naturelle, les outils du pouvoir par une tenue dont les lignes ne font que manifester la prestance de celle qui la porte. Il faut voir dans la nouvelle ligne de Dior une sensualité affirmée.
C’est la naissance du glamour, du chic épuré : le travail ne se concentre pas tant sur les motifs, comme c’était le cas au cours de la période Zazou, un style apparu au début des années 40, dont les coupes et les motifs à carreaux s’inspirent directement du classicisme anglais. C’est désormais sur la structure du vêtement que les travaux se fondent.
Et pourtant, si le pouvoir de la femme semble mis à l’honneur, elle apparaît encore comme fragile. La silhouette de 1947 de Dior est directement inspirée des tenues de la mère du couturier, quand les élégantes dames de 1900 portaient encore des corsets. La femme créée par le New Look fait preuve donc d’une retenue chic, qui l’empêche de se libérer.
Les années 1960 vont véritablement symboliser la division dans les aspirations de la mode. En effet, un certain mouvement va entretenir le statut contrôlé de la femme, l’image verrouillée de la mère de famille, de l’épouse aimante. Le tailleur Chanel rose bonbon en tweed au col bleu marine de Jackie Kennedy, alors épouse du président des États-Unis en témoigne. Cet ensemble des plus célèbres avec lequel elle s’exposa dès 1961, jusqu’au décès de son époux, le 22 novembre 1963, incarne parfaitement le rôle d’une femme respectable, responsable de son image, symbole d’un certain ordre également vis-à-vis de la relation conjugale et médiatique. C’est une tenue de circonstance pour une femme de ce rang et d’une élégance propre aux années 60, mais sorti de son contexte, le tailleur Chanel reste d’un chic intemporel. L’apparente rigidité du tweed permet de donner une illusion de contrôle de soi, mêlé à une incroyable assurance.
Mais c’est également dans les années soixante qu’un autre mouvement se fait remarquer par le bouleversement vestimentaire qu’il permet dans l’image et l’identité féminine au sein d’une société patriarcale. C’est, en effet, à partir de ces mêmes années, que la mode se distingue pour son engagement dans l’émancipation féminine. C’est l’apparition des jupes courtes, des jeux de transparences plastiques, des couleurs acidulées et du graphisme géométrique d’André Courrèges dès 1967.
Ainsi, les années soixante présentent un véritable acte de rupture dans les conventions de la mode féminine par une audace qui relève l’importance de la place de la femme. Elle est, désormais, elle-même un attribut à part entière de la mode, dans laquelle on peut dissocier sa participation artistique, sa volonté de s’affirmer comme acteur indépendant et moderne de la mode, loin des photos des magazines et des défilés.
La nudité n’est plus un problème, car elle est propre au corps de la femme et fait partie du phénomène d’intégration totale au vêtement pour le mettre en valeur. Elle semble bien révolue l’époque des grands jupons de gala, ou de l’ensemble strict de maîtresse de maison. La mode, c’est désormais les trous, des cuisses apparentes, des couleurs pop (origines du color block réapparu en masse depuis 2011). Les formes géométriques et les transparences font du vêtement une œuvre d’art qui peut tourner en dérision le vêtement traditionnel et qui présente une volonté de définition du moderne. Les premières manifestations du Pop Art et des influences d’Andy Warhol et Roy Lichtenstein se ressentent jusqu’au bout des pieds. Les pantalons et jupes courtes de Cardin sont une révolution, tout comme le mythique smoking pour femme de Yves Saint Laurent. Afin de manifester son intérêt pour la mode et l’émancipation de la femme, Yves Saint Laurent lance Rive Gauche, dont la première boutique ouvrira en 1966, pour permettre aux femmes d’accéder à un prêt-à-porter de qualité débarrassé de l’élitisme traditionnel de la Haute Couture.
Justement, les années 1970 marquent le dernier coup fatal au traditionalisme vestimentaire de la femme. Mai 68 est passé, Woodstock aussi, et plus que jamais la mode manifeste la fin des tenues droites, formelles. La maison Chloé signe des jupons souples, légers, des chemisiers bohèmes signes d’une libération : les formes sont voluptueuses, les tissus chaque fois plus vaporeux. C’est également l’époque de la Wrap Dress de l’Américaine Diane Von Fustenberg, qui rompt les conventions avec une robe légère, élastique, particulièrement proche du corps, au décolleté prononcé et à la longueur remarquée.
La mode s’ancre au cœur des revendications et y prend part. Les femmes s’habillent avec des pièces indémodables et on ne distingue plus nécessairement les modèles masculin-féminin : la veste en daim et le jean se porte unanimement. Le punk de Vivienne Westwood fait également sa grande entrée, l’image de la femme se renouvelle, se redéfinit dans une attitude provocatrice et bouscule une nouvelle fois les conventions de l’époque. Les mouvements de rébellion des milieux rock, punk scandalisent par leur côté sulfureux et dévergondé. Et pourtant, c’est un puits d’inspiration sans fin pour les créateurs. Jean-Paul Gaultier en sera le représentant majeur la décennie suivante.
Enjeux contestataires : la mode et sa forme actuelle
Si les années 1980 et 1990 ont permis de clore le débat sur la place de la nudité dans la mode par démonstration de son appartenance artistique, l’actualité de la mode est toujours source de polémique dans sa représentation. Les années 80 et 90 ont aussi joué sur les structures des vestes, des jupes, pour accompagner au quotidien la working girl ; une nouvelle génération de femme née de la libéralisation de la société. Les défilés, les shootings et le prêt-à-porter montrent largement l’engagement du monde de la mode dans la rupture des codes. Mais c’est cette rupture qui permet à la femme de révéler son identité, sexuelle, matrimoniale, afin qu’elle soit pleinement intégrée à la société comme un individu à part entière.
Aujourd’hui, tout le travail du couturier porte sur la mise en lumière d’une femme qui ne peut être uniquement définie. Ainsi, une jupe ne peut suffire à la représentation de la féminité de même qu’un pantalon ne peut définir la masculinité. La campagne « confusion des genres » de Givenchy à l’Automne-Hiver 2010-2011 cherchait notamment à marquer ce bouleversement des mœurs, en laissant place dans le milieu à des mannequins transgenres, comme Lea T ou Andrej Pejic.
Ces stratégies sont, sans aucun doute, un grand coup de publicité et de marketing par les maisons. Mais les marques savent faire passer avec subtilité et beauté leur soutien à la cause transgenre. Bien sûr, il est courant dans la mode de voir un vêtement traditionnel détourné du genre auquel il était autrefois attribué. Paul Smith, lors de la Fashion Week de Londres en 2011, a ainsi imposé le style de ses créations premièrement masculines pour la collection Femme. Il présente une continuité logique de son travail avec derbies, costume dandy et jean droit sur des mannequins féminins.
Les travaux des différents créateurs permettent ainsi de détruire les structures sur lesquelles sont basées les différentes conceptions du vêtement et ils osent la confusion entre les genres sans que le tabou ne soit un obstacle.
Mais outre les apports dans la construction identitaire, le milieu de la mode est aujourd’hui lourdement confronté depuis quelques mois à une implication politique virulente. Avec le lancement en janvier de sa collection « Abaya », Dolce & Gabbana proposait une série de hijabs. Il s’agit d’un voile islamique porté par les femmes musulmanes laissant apparaître le visage et dissimulant la chevelure. L’année passée déjà, les Américains Tommy Hilfiger et Oscar de la Renta avaient accordé une place dans leurs collections aux vêtements pour des acheteurs musulmans, autour du thème du Ramadan, pour permettre aux femmes de confession musulmane de se sentir intégrées par les œuvres de la mode.
Cependant, politiciens et philosophes (Madame Badinter par exemple) s’approprient le sujet au nom de la défense de la femme et contre un communautarisme islamique. La mode s’engagerait-elle sur un terrain houleux qui n’est pas de son ressort ? Et pourtant, les maisons qui ont fait ce choix, ne l’ont pas fait pour témoigner leur accord avec une domination de la femme, mais bien pour concevoir un produit, aussi beau et élégant possible pour intégrer les femmes musulmanes à la quête du beau que poursuit la mode. Une fois de plus, l’objectif n’est pas de prendre une position politique à débattre mais de faire en sorte que toutes les femmes puissent se sentir intégrées à la modernité diffusée et revendiquée par les œuvres des créateurs. Nous ne devons pas oublier le rôle joué par la mode dans l’émancipation de la femme. Elle cherche à l’intégrer sans prendre parti à une polémique car la mode a toujours détourné les thèmes sérieux, la religion en particulier pour les intégrer pleinement à une forme d’art, la mettant en valeur ou en la rejetant.
Ce cas montre une fois de plus une certaine tendance du milieu de la mode à s’impliquer dans des causes particulières, en défendant les intérêts de minorités trop souvent ignorées ou simplement non considérées. Mais s’il le fait toujours avec une certaine neutralité, les répercussions ne sont pas moindres.
En effet, dès lors que le vêtement « œuvre d’art » quitte les podiums pour rejoindre la rue, il redevient le vêtement social. Toutes les problématiques soulevées par ce vêtement intouchable, se retrouvent dans la sphère publique, confronté cette fois au contrôle éthique de toute une société et plus seulement des amateurs éclairés. Faut-il pour autant avoir peur du pouvoir de la rue ? Rien n’est moins sûr.
Emma Lamothe