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Solène Brun : « le métissage n’efface pas les hiérarchies raciales »

Solène Brun : « le métissage n’efface pas les hiérarchies raciales »

Existe-t-il une « condition métisse » ? Quels sont les processus à l’œuvre dans le phénomène de socialisation raciale ? Comment penser la question du passing ? Les autrices et éditrices Anne-Sarah Huet, Mihena Alsharif et Sarah Nefissa Belhadjali ont rencontré la sociologue Solène Brun autour de son ouvrage Derrière le mythe métis.

Le travail de chercheuse et d’autrice de la sociologue Solène Brun en fait une contributrice majeure du développement des études raciales en France. Dans son ouvrage Derrière le mythe métis (La Découverte, 2024), elle analyse la construction des catégories raciales à travers une étude des descendant·es de couples mixtes et des représentations politiques et médiatiques du métissage en France. Elle a également écrit, avec Claire Cosquer, Sociologie de la race (Armand Colin, 2022) et La domination blanche (Textuel, 2024). L’ensemble de son travail articule une pensée de la position raciale et de son rôle dans les rapports sociaux. 

Elle est ici en conversation avec Anne-Sarah Huet, Mihena Alsharif et Sarah Nefissa Belhadjali, trois autrices et éditrices dont les travaux littéraires et performatifs explorent à la fois les expériences de passing et de racialisation mixte. Elles lui ont posé des questions sur l’existence d’une « condition métisse », et ont évoqué avec elle les formes possibles ou souhaitables que pourraient prendre les représentations de personnes métisses.

L’existence même des descendant·es de couples mixtes vient percuter la manière dont on a historiquement défini la race.
— Solène Brun

Manifesto XXI – Dans Derrière le mythe métis, vous écrivez « En France, la race n’existe pas mais le métissage est partout ». Comment envisagez-vous la notion proche de « créolisation », mentionnée dans un ensemble de discours publics français ? Peut-elle fonder un projet politique antiraciste ?

Solène Brun : Lorsqu’il est employé pour désigner un projet politique, par exemple par Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise, ce terme ne me paraît pas vraiment à la hauteur des enjeux. Cette version du discours sur la créolisation n’aborde pas la question des inégalités et, à mon avis, il s’agit encore d’un réflexe euphémisant pour ne pas parler de race. Que des sociétés anciennement colonisées ou colonisatrices induisent des formes de syncrétisme culturel, c’est évident. Mais je ne vois pas ce que cela change à la question des rapports sociaux de race et des inégalités qui en découlent.

Le problème avec ce genre de discours, c’est qu’ils véhiculent l’idée que le racisme serait d’abord une question de haine, ou une question de méconnaissance et d’ignorance. Qu’il suffirait donc que l’on se mélange, vive ensemble, et qu’en apprenant à se connaître, le racisme disparaîtrait de lui-même. Cette idée passe complètement à côté du fait que le racisme ne peut être réduit ni à de la haine, ni à de la peur ou de la méconnaissance : le racisme est fondamentalement une affaire de domination. Et parfois, la domination s’exerce sur le très proche, le très connu. Je fais d’ailleurs ce parallèle avec le genre : si l’amour et la proximité étaient la solution à la domination, alors le couple hétérosexuel serait la solution au patriarcat.

Il me semble que tant que l’on focalise sur le sujet de la créolisation, on ne mobilise pas ce qui constituerait véritablement une politique antiraciste : des politiques publiques de correction des inégalités, et une réflexion sur la manière de réparer les torts qui durent depuis des années.

Désigner une « condition métisse » commune me paraît délicat. Le métissage n’efface pas les hiérarchies raciales qui existent au sein des groupes racialisés comme non-blancs.
— Solène Brun

Vous décrivez les expériences des descendant·es de couples mixtes. En particulier, comment celle·ux-ci sont le support de redéfinitions permanentes des catégories qui se jouent à travers leur ambiguïté raciale. Peut-on parler d’une « condition » pour ces personnes ? Faudrait-il se désigner comme un groupe social ?

Désigner une « condition métisse » commune me paraît délicat pour plusieurs raisons. Pour commencer, les expériences varient fortement selon la position raciale des parents, et le métissage n’efface pas les hiérarchies raciales qui existent au sein des groupes racialisés comme non-blancs : ce n’est pas tout à fait la même chose d’être issu·e d’un couple mixte franco-japonais ou franco-malien, par exemple, parce que ce n’est pas tout à fait la même chose d’être racialisé·e comme asiatique ou comme noir·e. Aussi, l’enquête montre que certain·es descendant·es de couples mixtes sont rattaché·es sans ambiguïté au groupe minoritaire, quand d’autres ont une plus grande marge de manœuvre. En revanche, ce qui est commun à tous·tes, c’est d’avoir à la fois un pied dans la condition minoritaire et un pied dans la condition majoritaire. Finalement, le risque avec le fait de penser une condition commune est sans doute d’aplatir les hiérarchisations internes au groupe. Il me semble important de le préciser, parce qu’il existe des enjeux latents de colorisme et donc des enjeux de pouvoir. 

Les couples mixtes et leurs descendant·es sont toutefois un cas très intéressant pour penser la question raciale car il·elles rendent visibles les processus de formation des groupes d’une manière inédite. Alors que les descendant·es de couples mixtes pourraient, a priori, appartenir aux deux groupes, on constate que c’est socialement impossible. Cette impossibilité découle d’ailleurs directement de la pensée raciale elle-même : si l’on est blanc·he par exemple, c’est que l’on n’est pas noir·e, et vice-versa. Comme c’était déjà le cas à l’époque coloniale, l’existence même des descendant·es de couples mixtes vient donc percuter la manière dont on a historiquement défini la race. S’intéresser à la manière dont ils et elles sont perçu·es par les autres et dont ils et elles se perçoivent permet donc de nous informer sur les logiques de racialisation et sur les frontières symboliques qui existent entre les groupes. Cela permet aussi d’interroger la fausse évidence selon laquelle la race se « voit » et se résumerait donc à une couleur de peau ou à un phénotype. Si on y réfléchit bien, ce n’est souvent pas le cas et il nous arrive d’hésiter sur la catégorisation d’une personne que l’on rencontre. Pour les descendant·es de couples mixtes, c’est particulièrement le cas, et il arrive donc que leur seule apparence physique ne suffise pas à les catégoriser. Dans ce cas, qu’est-ce qui prend le relais dans le processus d’assignation raciale ?

Le problème avec la notion de passing est qu’elle entérine une forme d’essentialisme. Si on « passe pour », c’est qu’on n’est pas.
— Solène Brun

Ces situations posent également la question de l’articulation qu’il y a entre l’auto-identification et la perception par autrui. En quoi l’auto-identification permet une meilleure appréhension du problème selon vous ?

Pour le dire très rapidement, la sociologie interactionniste a longtemps considéré que ce qu’on appelle « identité » est en fait le produit d’une négociation et d’une mise en cohérence de l’« identité pour soi » (la manière de se percevoir) et l’« identité pour autrui » (la manière dont on est perçu·e par les autres). En gros, si vous vous percevez comme noir·e et que vous êtes perçu·e comme noir·e par les autres, alors vous êtes noir·e. Mais pour plusieurs raisons, il me semble qu’il manque quelque chose à cette définition et qu’il serait intéressant d’y ajouter la manière dont on est socialisé·e, c’est-à-dire la manière dont on a grandi, les façons d’être, de faire et de voir le monde que l’on a incorporées au cours de sa vie. C’est la réponse que l’on avait trouvée, avec Claire Cosquer, à la polémique autour de Rachel Dolezal en 2015. Un commentaire qui revenait souvent était que Rachel Dolezal ne pouvait pas être noire parce que ses parents étaient blanc·hes. Mais le problème avec cette réponse, c’est qu’elle fait valoir un argument génétique, héréditaire, qui nous fait revenir en arrière dans notre compréhension de la race et qui ne peut pas être satisfaisante si on est convaincu·e que la race est bien une construction sociale. Or, pendant au moins cinq années de sa vie, Rachel Dolezal se définissait comme noire et elle était perçue comme telle. Était-elle pour autant une femme noire ? C’est là qu’introduire la notion de la socialisation peut être utile, car elle permet de tenir compte de la famille et des expériences et transmissions pendant l’enfance, sans pour autant réintroduire d’argument héréditaire. Cela permet par exemple de tenir compte de ce que cela fait de grandir comme un·e enfant noir·e dans la société et la manière dont cela fait partie de l’expérience sociale de la noirité. 

Mais cela permet aussi de prêter une plus grande attention aux pratiques sociales, et à toutes les façons dont nos comportements, nos goûts, nos manières de faire, etc., que l’on acquiert par socialisation et souvent dans l’enfance, sont utilisées par les autres comme des indices de notre position raciale. 

Ce processus de socialisation raciale que vous décrivez repose-t-il seulement sur des pratiques visibles, explicites ? 

Pas nécessairement, bien au contraire. La socialisation se déroule le plus souvent de manière implicite, c’est aussi ce qui fait sa force. Les expériences de racisme ou de discrimination en sont un bon exemple : elles vont avoir des effets sur nos manières de nous comporter, sur nos habitudes, etc., sans que l’on s’en aperçoive forcément. On va par exemple intérioriser une certaine auto-censure dans certains espaces, ou adopter des techniques d’évitement, ou bien développer des attitudes spécifiques qui sont en fait directement liées à ces expériences, ou même simplement à la connaissance de leur éventualité. Sortir systématiquement de chez soi avec sa carte d’identité, prévenir un·e employeur·se qu’on n’est pas blanc·he avant un entretien d’embauche, anticiper qu’il faudra se lisser les cheveux avant de s’y rendre, etc., sont autant de pratiques sociales qui sont racialement situées. Être témoin du racisme vécu par un parent lorsqu’on est enfant a aussi des effets : on apprend ainsi (sans le savoir) non seulement que le monde est hiérarchisé racialement, mais on intériorise aussi sa propre place (et celle des siens) dans ce monde.

Ensuite, ce qu’il est important de noter et qui m’intéresse particulièrement, c’est la possible dissonance entre perception de soi, perception par les autres et socialisation : vous pouvez par exemple vous percevoir et être perçu·e au quotidien plutôt comme une personne blanche mais ne pas avoir été socialisé·e comme telle, et donc avoir des référents culturels, des pratiques et des manières de vous positionner dans le monde qui renvoient davantage à une expérience minoritaire. Au contraire, vous pouvez être perçu·e au quotidien et sans ambigüité comme une personne noire et ne pas vous définir comme telle, ni même avoir été socialisé·e comme cela, par exemple si vous n’avez été élevé·e que par votre parent blanc·he.

Il ne fait aucun doute que Darmanin évolue dans le monde en tant qu’homme blanc : doit-on dire qu’il passe pour blanc ou peut-on envisager qu’il est devenu blanc ? 
— Solène Brun

Vous parlez des représentations des personnes métisses dans la fiction, souvent décrites comme tourmentées. Vous évoquez aussi une série de romans de la Renaissance de Harlem dans lesquels les personnages « passent » pour blancs dans des contextes ségrégationnistes. À votre avis, que devrait raconter un roman français sur le passing en 2024 ?

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C’est une question difficile ! Les expériences de passing sont nombreuses et elles révèlent des choses particulièrement intéressantes sur la stratification de la société ; sur les raisons, mais aussi les inégales possibilités de « passer ». À mon avis, cette pratique du passing telle qu’elle a existé aux États-Unis pendant la période ségrégationniste a des échos contemporains qu’il serait passionnant de documenter ou de raconter. 

Dans mon enquête, une mère rencontrée me racontait par exemple que son fils Mehdi, qui a travaillé dans divers centres d’appel, a dû plusieurs fois changer son prénom, parce qu’il vallait mieux se présenter comme un « Julien » que comme un « Mehdi » pour appeler des gens. Entre 9h et 17h, Mehdi passait donc pour Julien, ou Alexandre. Quand Léa Salamé (son premier prénom de naissance est Hala) se fait appeler Léa, est-ce que ce n’est pas là aussi une forme de passing, même partiel ? On peut aussi penser à Gérald Darmanin, dont la mère est d’origine algérienne et qui pourtant est considéré comme blanc par tout le pays. Il a expliqué que sa mère avait hésité à le prénommer Moussa, en mémoire de son grand-père, tirailleur algérien : si ce prénom avait été son premier prénom plutôt que son deuxième, il n’aurait sans doute pas pu passer pour blanc. Cela dit, le problème avec la notion de passing est qu’elle entérine une forme d’essentialisme. Si on « passe pour », c’est qu’on n’est pas. On revient donc à cette question de l’identité, qui pose sans doute plus de problème qu’elle n’en résout. Il ne fait aucun doute que Darmanin évolue dans le monde en tant qu’homme blanc : doit-on dire qu’il passe pour blanc ou peut-on envisager qu’il est devenu blanc ? 

Pour revenir à la question, je trouve que ce que pourrait interroger un roman sur le passing, ce sont les fausses évidences au sujet de la race, ce que l’on croit en savoir et les moments où tout cela se complique… Je n’ai pas du tout le talent ni l’imagination nécessaires pour écrire de la fiction, mais j’adorerais lire un roman sur le passing écrit depuis un contexte français !

Dans Phénoménologie queer, Sara Ahmed développe un cadre de pensée qui lui permet de rapprocher son vécu d’enfant métisse à la queerness. Percevez-vous des échos entre les frontières de genre et de race, notamment à travers leur utilisation commune du terme « passing » ?

Sans aborder spécifiquement la question queer, des parallèles sont évidemment à faire avec la question du genre. D’un point de vue sociologique, le genre comme la race sont des rapports sociaux qui divisent l’humanité en des catégories hiérarchisées, et il existe des cas, tant historiques que contemporains, de passages de catégories à l’autre – c’est notamment l’objet d’un travail en cours que l’on mène avec Emmanuel Beaubatie et Claire Cosquer. Néanmoins, opérer ces parallèles reste compliqué et sensible. 

On trouve aussi chez la féministe chicana Gloria Anzaldúa des parallèles entre l’existence en tant que métisse (mestiza) et en tant que lesbienne. Ses écrits, notamment son livre Borderlands/La Frontera, ont eu des impacts très importants à la fois pour la théorie féministe chicana et pour la théorie queer. Elle y développe des réflexions sur l’existence « à la frontière », c’est-à-dire en dehors des catégories, qui permet de mettre en parallèle l’expérience métisse et l’expérience queer. Je peux concevoir pourquoi, pour certaines personnes, l’expérience métisse pourrait être comparable à l’expérience queer, au sens de refuser la binarité, refuser l’appartenance à une catégorie exclusive d’une autre. Mais je crois que ces réflexions se situent à un niveau plus philosophique ou ontologique qui sont finalement assez loin de mon propre travail. 

Bien que les parallèles entre expériences sociales soient possibles, dans les entretiens que j’ai menés pour mes travaux, de fait, personne n’a abordé la manière dont l’expérience d’être un·e descendant·e de couple mixte ferait écho soit à une orientation sexuelle, soit à une manière disruptive d’habiter le genre. Mon enquête n’est pas exhaustive et je ne dis pas qu’il n’y a pas de personnes se définissant ou se pensant comme « métisses » qui incarnent et cherchent à habiter l’ambiguïté comme certain·es habitent la non-binarité ou la queerness. En tout cas, il est certain que la manière dont les groupes de genre et les groupes raciaux sont envisagés uniquement comme étant mutuellement exclusifs peut amener à réfléchir sur l’incapacité qu’ont nos sociétés contemporaines à penser des existences qui ne seraient pas vécues sur ce mode-là. 


Relecture et éditorialisation : Camille Ramanana Rahary
Édition : Sarah Diep

Image de couverture : © Charlotte Krebs

Solène Brun, Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, La Découverte, 2024

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