La Zone d’intérêt : à l’origine du mal, l’idéologie de l’espace vital  

La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer – Oscar du meilleur film international 2024 – suit le quotidien de la famille de Rudolf Höss, directeur du camp d’Auschwitz pendant la seconde guerre mondiale. Sam Leter propose une analyse du film en s’intéressant particulièrement au concept nazi d’« espace vital », son déploiement dans l’œuvre et sa résonance contemporaine d’un point de vue antiraciste. [Attention spoilers]

Dans La Zone d’intérêt, la vie de la famille Höss s’inscrit parfaitement dans le nationalisme chauvin préconisé par l’idéologie nazie. Le camp d’extermination d’Auschwitz est le lieu de travail de Rudolf Höss, chargé de l’amélioration de son « efficacité » mortifère. C’est autour du mur qui sépare la maison aryenne des non-Aryens massacrés dans le camp que se joue tout l’enjeu du film. Il ne s’agit pas d’un simple portrait de la banalité du mal, mais plutôt d’une exploration de l’idéologie de « l’espace vital ». En effet, cette « zone d’intérêt » est une conception territoriale de l’espace vital nazi, le Lebensraum, qui favorisait la survie et la croissance impérialiste du peuple allemand. À l’échelle globale, les divisions entre populations d’origines et d’ethnies différentes sont toujours d’une virulente actualité. Alors que la France vient d’adopter une loi immigration qui renforce l’institutionnalisation de la xénophobie et que le régime d’apartheid et de colonisation en Israël-Palestine ne cesse d’amplifier les massacres, le Grand Prix du 76ème Festival de Cannes nous donne l’opportunité de reconsidérer notre intérêt pour le droit humain au-delà d’une hiérarchisation raciste.

Depuis l’été 2023, je revendique ouvertement mon héritage et ma culture juive pour défendre une vision antiraciste et décoloniale de la société. C’est en m’inspirant de mouvements de résistances antifascistes tels que le FTP-MOI, et de collectifs juifs antisionistes tels que le Bund, que je parviens à trouver un lien entre mon identité juive et mon militantisme. Dans cette transmission de mémoire, le dernier film de Jonathan Glazer nous permet de reconnaître notre passé pour repenser notre espace de vie présent.

Suprématie blanche et domestication de la Nature

Le lien à la terre est essentiel dans La Zone d’intérêt. La construction majestueuse et artificielle d’un jardin floral à côté d’un camp de concentration illustre un contraste d’épanouissement vivace face à une destruction génocidaire. Elle évoque l’idéal de puissance de création de la race aryenne, qui parvient à former un jardin paradisiaque à partir de rien. Le personnage d’Hedwig Höss, incarné par Sandra Hüller, remarque d’ailleurs qu’il n’y avait que de « mauvaises herbes » trois ans avant leur arrivée près du camp d’Auschwitz. Cette image nourrit un mythe d’excellence fertile qu’on retrouve souvent chez des nationalistes, convaincus que leur génie civilisationnel peut générer un fleurissement total en terres arides. Lorsque Hedwig fait fièrement visiter à sa mère cette fabrication ultra-saturée, heurtant au gris suffocant des bâtiments du camp à l’horizon et de la fumée meurtrière qui survole ce jardin utopique, elle énonce : « on a planté des vignes pour cacher le camp ». La surface de beauté naturelle pleine de vie cache l’atrocité. Sa mère répond, bouche bée : « c’est paradisiaque ».

Ces images nous rappellent que le génocide de la Shoah a empêché toute une génération d’enfants assassiné·es de sentir avec insouciance l’arôme des fleurs et de goûter les fruits de la vie.


Son bébé à la main, Hedwig lui fait sentir l’odeur des fleurs dans un moment paisible, une découverte des sens qui constituent notre sensibilité humaine. Ces images nous rappellent que le génocide de la Shoah a empêché toute une génération d’enfants assassiné·es de sentir avec insouciance l’arôme des fleurs et de goûter les fruits de la vie. Cette destruction de l’enfance innocente ne cesse de se reproduire avec les génocides en cours. 

Encouragée par le Führer à habiter un espace vital afin de cultiver une végétation fertile et éduquer ses enfants, cette famille allemande représente le modèle type de la race aryenne. Lorsque le commandant Rudolf Höss annonce à son épouse Hedwig qu’il va être promu et devra quitter le camp d’Auschwitz pour celui d’Oranienburg, la réaction foudroyante d’Hedwig, qui refuse catégoriquement de quitter sa demeure, en dit long sur l’attachement à l’espace vital. Ce lieu domestique symbolise sa fierté personnelle en tant que mère de famille allemande. Il est nettement plus important que sa relation avec son mari, qui place la patrie et la nation avant tout. 

Son profond attachement à cet espace évoque un élément crucial du darwinisme social et de la colonisation. Hedwig, qui incarne la suprématie blanche, est prête à se battre pour défendre sa nouvelle maison scintillante. En sécurisant ce foyer artificiel qui manifeste sa supériorité civilisationelle, elle défend l’idéal même de la nation et de la possession expansive des terres : son espace vital qui lui semble dû. 

En se séparant physiquement et visiblement de l’horreur, la suprématie blanche se déresponsabilise de ses crimes contre l’humanité.

Un mur pour oublier la culpabilité de l’horreur 

La Zone d’intérêt est une masterclass de mise en scène notamment par son traitement architectural de l’espace. On ne voit la vie que d’un côté du mur, celui des bourreaux et non, l’autre côté, celui des mort·es par millions de l’idéologie raciste nazie. Tant qu’il y a un mur de séparation, alors la famille Höss peut mener sa vie quotidienne sans soucis. En se séparant physiquement et visiblement de l’horreur, la suprématie blanche se déresponsabilise de ses crimes contre l’humanité. On retrouve cette dynamique entre la France et ses colonies, où la vie opulente de la bourgeoisie n’est possible qu’aux détriments de l’exploitation des industries capitalistes en terres colonisées. Pourtant, ce rapport de violence est caché de la population française, prenant place en outre-mer ou sur d’autres continents.


En évitant même de parler de cette histoire coloniale dans notre système éducatif, nous bâtissons des murs de vertu dans nos esprits qui nous permettent de maintenir une certaine distance bienveillante avec le mal que nous entreprenons. Ces murs symboliques sont stratégiquement mis en place par l’idéal nationaliste français afin de garantir un confort occidental et un attachement au style de vie français, sans aucune culpabilité pour la souffrance de l’autre côté des murs. 
« Des juifs dans la maison ? » demande la mère d’Hedwig, choquée, lors de sa visite à sa fille, qui lui montre fièrement son domaine. Si des personnes juives se trouvent dans la maison Höss, elles sont évidemment domestiquées et traitées comme des subordonnées. On retrouve aujourd’hui dans nos sociétés européennes un traitement inégalitaire entre les habitant·es du foyer européen, et les réfugié·es et migrant·es provenant de pays lointains, souvent démuni·es sur leurs terres natales par l’impérialisme et la colonisation européenne. La nation occidentale considère uniquement ces personnes pour leur potentiel économique et leur labeur d’emplois ingrats. La maison dans La Zone d’intérêt évoque cette conception hiérarchique et capitaliste de la nation européenne, de plus en plus anti-immigration et ouvertement islamophobe.  

On remarque aussi dans le film l’influence de l’entourage sur la psychologie des enfants allemands. Plusieurs séquences illustrent les deux frères en train de jouer aux soldats, en imitant des rôles militaires. Une scène en plein hiver nous dévoile l’amusement du grand frère qui enferme le petit frère contre son gré dans la serre du jardin. Cela pourrait sembler bon enfant si on n’était pas au courant de ce qui se déroulait derrière le mur du jardin. En réalité, il est terrifiant de voir que leur source de divertissement est de reproduire à échelle d’enfant les dynamiques de violence d’un génocide. Ils incarnent les jeunesses hitlériennes, endoctrinées dès le plus jeune âge à dominer en toute impunité. 

Ce film est innovant sur son traitement de la mémoire de la Shoah car il ne fait pas que montrer les horreurs commises sur les Juif·ves, mais se focalise surtout sur les raisons pour lesquelles elles ont été commises: protéger la suprématie blanche et le modèle de famille bourgeoise au cœur de l’idéal de vie raciste du nazisme.

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Afin de maintenir la pureté de la race aryenne, le fascisme nazi a souhaité exterminer toutes les races considérées inférieures et impures, dont la population juive. On remarque ce dégoût envers les Juif·ves dans la scène où Rudolf se nettoie le sexe après avoir violé une prisonnière juive dans son bureau. Toute fréquentation avec l’ennemi devient ignoble, une saleté à nettoyer, et, comme solution finale, à exterminer. 

L’approche formelle du film, qui repose sur un minutieux travail sonore, nous suggère que l’horreur ne doit pas simplement être entendue, mais écoutée de manière active pour être comprise. Ainsi, ce film est innovant sur son traitement de la mémoire de la Shoah car il ne fait pas que montrer les horreurs commises sur les Juif·ves, mais se focalise surtout sur les raisons pour lesquelles elles ont été commises : protéger la suprématie blanche et le modèle de famille bourgeoise au cœur de l’idéal de vie raciste du nazisme.

Chaque bruit est un signe qui dévoile la véritable face de l’horreur humaine, et La Zone d’intérêt est un cri pour illustrer les dangers de cette horreur. Comme l’a exprimé son réalisateur Jonathan Glazer dans le magazine Rolling Stone, « ce n’est pas une leçon d’histoire, c’est un avertissement  ». Pour que l’horreur ne se reproduise pas en boucle, ses mécanismes historiques doivent être rappelés, et ses manifestations actuelles dénoncées. 

Au lieu de perpétuer les cycles de violence, nous pouvons collectivement apprendre de l’histoire en prenant conscience du Lebensraum comme justification idéologique de la Shoah et de l’expansion territoriale.

Déconstruire les murs : retrouver un intérêt pour la justice humaine

Aujourd’hui, la France normalise l’idéologie d’extrême droite avec la loi immigration et des politiques islamophobes. Si l’on souhaite apercevoir un meilleur traitement des immigré·es et minorités, cela nécessite un démantèlement de l’idéologie même de la suprématie blanche, en luttant pour un changement structurel au niveau des institutions culturelles et étatiques. Au lieu de créer des murs de séparations pour s’aliéner dans l’entre-soi et exterminer les personnes dissidentes à la norme avec une indifférence silencieuse, nous pouvons dédier nos ressources à penser à des manières de vivre dans l’entente de la différence. En tant que personne juive qui porte les traumatismes intergénérationnels des pogroms antisémites envers les Juif·ves d’Europe de l’Est, je ne peux rester silencieux face aux structures de domination coloniale perpétrés par l’État israëlien en Palestine depuis maintenant 76 ans, et face au racisme d’État en France, dont les fondements remontent à la colonisation européenne. Au lieu de perpétuer les cycles de violence, nous pouvons collectivement apprendre de l’histoire en prenant conscience du Lebensraum comme justification idéologique de la Shoah et de l’expansion territoriale. Nous pouvons redéfinir notre vision du bien commun, en proposant un partage équitable des terres hors de la conceptualisation dominante de l’État-nation. Ayant grandi dans un pays colonisateur tel que la France, j’estime qu’il est de notre responsabilité collective et citoyenne de s’organiser pour bâtir une cohabitation bienveillante, sans hiérarchisation raciste, sans traitement inégalitaire, et sans extermination meurtrière. Après l’écoute, vient l’action – alors, la justice vaincra. 


Relecture et édition : Benjamin Delaveau, Apolline Bazin et Léane Alestra

Images : © A24 / BAC Films

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