Le 14 octobre prochain, l’Australie tient un référendum historique qui pourrait aboutir à une reconnaissance constitutionnelle des peuples aborigènes, structurellement marginalisés par l’État colonial australien. Karri Walker, juriste aborigène Nyiyaparli à l’Assemblée des premiers peuples de Victoria, a répondu à nos questions pour mieux comprendre les enjeux d’un vote crucial pour l’avenir des peuples aborigènes en Australie.
Est-ce que les subalternes peuvent parler ? » demande la philosophe indienne Gayatri Spivak dans son fameux article du même nom. Pour la théoricienne décoloniale, « dans le contexte de la production coloniale, le subalterne n’a pas d’histoire et ne peut pas parler, la femme subalternisée est encore plus profondément dans l’ombre ». D’ailleurs, pour être entendu·es, encore faut-il qu’on reconnaisse que les subalternes ont une voix. C’est bien tout l’enjeu du référendum à venir en Australie, pays revendiqué par l’explorateur britannique James Cook en 1770. Le 14 octobre 2023, il sera demandé à toustes les Australien·nes s’iels sont favorables à une modification de la Constitution, par voie de référendum, afin de créer un organe consultatif permanent chargé de conseiller le Parlement et l’exécutif sur les questions relatives aux Aborigènes. La proposition s’appelle « la Voix ». Donner une « voix » aux peuples aborigènes dans la Constitution et les reconnaître légalement comme les premiers peuples d’Australie pour commencer à réparer le mal commis par l’État colonial sur les populations aborigènes, voilà l’espoir que porte le vote « oui » pour la juriste Karri Walker. Déterminée à faire avancer les droits aborigènes, cela fait plus de deux ans que Walker participe à l’élaboration des fondations du premier traité entre l’État de Victoria (dont la capitale est Wurundjeri Woi-Wurrung Country, aussi connue sous le nom de Melbourne) et les peuples aborigènes de la région.
Manifesto XXI l’a rencontrée pour nous parler d’un sujet et de problématiques trop peu connus en France. Elle insiste sur l’importance du référendum pour la « Voix » aborigène en Australie et nous donne à voir de nouvelles voies pour la souveraineté des peuples autochtones dans le reste du monde.
Manifesto XXI – Quels sont les enjeux du référendum du 14 octobre 2023 pour qu’une « Voix » aborigène soit intégrée dans la Constitution australienne ?
Karri Walker : La Constitution australienne de 1901 a été écrite sans reconnaissance ni participation des peuples aborigènes comme premiers peuples de la terre d’Australie. Par conséquent, les peuples aborigènes luttent depuis plusieurs décennies pour une reconnaissance des peuples aborigènes dans la Constitution australienne. En 2017, d’éminent·es chef·fes aborigènes se sont réuni·es et, pour la première fois, sont parvenu·es à un consensus sur une reconnaissance constitutionnelle dont les positions sont rassemblées dans « The Uluru Statement from the Heart » (La Déclaration du cœur d’Uluru). La déclaration demande trois choses pour les peuples premiers, dans un ordre précis : une voix, un traité et la vérité. L’idée de la première demande est que la Constitution soit amendée afin de reconnaître les peuples aborigènes comme les premiers peuples du pays. Pour ce faire, une institution consultative permanente, entièrement composée de personnes aborigènes, serait créée et aurait pour rôle de conseiller le Parlement et l’exécutif sur les problématiques qui affectent les peuples aborigènes. Aujourd’hui, les décisions sont prises par le Parlement au nom des groupes de personnes très variés que sont les communautés aborigènes, et ce sans que nous ayons notre mot à dire sur ces politiques. Un référendum est donc organisé le 14 octobre, à l’initiative du gouvernement fédéral d’Anthony Albanese (Parti travailliste), pour trancher si oui ou non le peuple australien souhaite que les peuples aborigènes aient une « Voix » dans la Constitution.
Concrètement, quelle est la réalité quotidienne et les difficultés que rencontrent aujourd’hui les peuples et communautés aborigènes ?
Les communautés aborigènes sont sujettes à de nombreuses difficultés, violences et discriminations quotidiennes mais leurs modalités varient selon où l’on vit dans le pays. Par exemple, dans le nord de l’Australie, il y a une très grave crise du logement et beaucoup de personnes sont sans domicile fixe avec un équivalent de 20 personnes vivant dans une maison de 2/3 pièces. Par conséquent, les conditions de santé sont détériorées, l’accès à l’eau est un problème, mais surtout, le système carcéral et légal impacte gravement nos communautés. Par exemple, 100% des jeunes personnes incarcérées dans le Territoire du Nord sont aborigènes alors que nous représentons environ 3% de la population australienne. Les personnes aborigènes composent plus d’un tiers des prisonnier·es en Australie.
Ce que l’on voit est un vrai cercle vicieux. C’est la conséquence directe de la colonisation qui continue en Australie. Tant de personnes aborigènes sont désespérées et déconnectées de leurs cultures, et lorsque l’on n’est pas connecté·e à son pays, sa terre, sa culture, on commence à perdre le sens de qui l’on est et on se tourne vers l’alcool, la drogue et le crime. L’espoir avec ce référendum est de commencer à pouvoir faire en sorte que les cultures aborigènes soient célébrées, non seulement par les personnes aborigènes mais aussi par les non-aborigènes.
L’enjeu aujourd’hui est d’obtenir un outil très puissant afin que les peuples aborigènes commencent à reprendre de la force et du pouvoir. On pourra enfin commencer à participer au système démocratique et à pratiquer notre auto-détermination.
Karri Walker
Certaines personnalités politiques aborigènes, comme Lidia Thorpe du Parti vert, ont dénoncé le référendum comme étant « une insulte à l’intelligence des peuples premiers » et sous-entend qu’il s’agit en réalité d’un piège colonial. Comment vous situez-vous là-dessus en tant que juriste aborigène ? Pourquoi soutenez-vous le « oui » ?
Je suis d’accord avec le sentiment de Lidia Thorpe dans le sens où ce qui est vraiment important pour elle, c’est l’obtention d’un traité, car cela a toujours été l’objectif de nos communautés. Mais je ne pense pas que nous devrions dire non pour autant à la proposition la plus progressiste en la matière que nous ayons depuis plus de deux cents ans. La question qui est posée, c’est : est-ce que, oui ou non, les Australien·nes veulent d’une « Voix » aborigène ? Ce n’est pas « non », astérisque « je veux un traité ». Je sais aussi que, si le « non » l’emporte, cela sera vu par les médias comme la preuve que les Australien·nes sont très résistant·es à un changement de Constitution et, dans ce contexte-là, je vois encore moins comment un traité pourrait être envisagé. Bien sûr qu’une « Voix » constitutionnelle ne va pas régler tous les problèmes auxquels nos communautés font face. L’enjeu aujourd’hui est d’obtenir un outil très puissant afin que les peuples aborigènes commencent à reprendre de la force et du pouvoir. On pourra enfin commencer à participer au système démocratique et à pratiquer notre auto-détermination.
En tant que juriste aborigène, je pense qu’il est extrêmement important que les documents fondateurs de l’Australie nous reconnaissent comme les gardien·nes originelles de cette terre. Et, plus globalement, le référendum est très important afin d’ouvrir des discussions sur les injustices que nous avons vécues et celles que nous continuons de subir. C’est un petit pas en avant mais un premier pas pour commencer à réparer le mal qui a été commis.
Mon espoir est que la moralité gagnera le jour du vote et que le peuple votera « oui ».
Karri Walker
Les sondages actuels montrent que le « non » est en passe de l’emporter alors que, il y a quelques mois encore, le « oui » était largement en avance. Quel est le discours médiatique à l’heure actuelle ? Comment expliquez-vous ce changement d’opinion ?
Lorsque Anthony Albanese a gagné les élections l’année dernière, après quasiment dix ans de droite au pouvoir, sa première annonce en tant que Premier ministre a été de dire qu’il s’engageait à mettre en œuvre la Déclaration d’Uluru dans son intégralité et qu’il se fixait comme objectif de terminer son premier mandat en faisant de la « Voix » une réalité. C’était une prise de position très forte à un moment où le soutien pour la « Voix » était fort. Depuis environ 8/9 mois, l’opposition a eu beaucoup de temps pour s’organiser et a investi énormément de ressources pour faire campagne pour le « non ». La Constitution australienne est un document de principes. Cela veut dire qu’elle ne peut pas préciser les modalités opérationnelles de l’institution qui serait créée à l’issue du référendum comme la régularité des rencontres, les personnes qui y siégeront, la manière dont elle s’articulera avec le reste du Parlement… L’opposition a donc utilisé cette réalité constitutionnelle pour dire que l’on demandait aux gens de voter pour un chèque en blanc. Le message de l’opposition a été : « Si vous ne savez pas, votez non » (« If you don’t know, vote no »). Je ne veux pas donner trop de crédit à l’opposition mais c’est un message très fort et facile à comprendre. La campagne pour le « oui », elle, a plus de 32 messages différents. Et tout cela dans un contexte où la majorité des Australien·nes ne comprennent pas la Constitution et ne la connaissent pas, contrairement aux États-Unis où les amendements sont l’objet de débats que la population s’approprie. De prime abord, je pense que les gens n’ont pas tout de suite compris la proposition pour la « Voix », alors que le message pour le « non » est très clair.
Il y a aussi cette peur raciste qui existe depuis deux cents ans, l’idée que si l’on donne trop de pouvoir et de droits aux personnes aborigènes, soudainement iels renverseraient la démocratie. L’opposition a été très intelligente et a recruté des dirigeants aborigènes qui sont désormais les porte-paroles de cette campagne pour le « non ». Récemment, Jacinta Price [sénatrice aborigène du Territoire du Nord, ndlr] a déclaré que la colonisation avait bénéficié aux peuples aborigènes. Je ne comprends tout simplement pas comment l’on peut dire ça alors que la colonisation a résulté en un génocide et des dépossessions à tous les niveaux. Des mots très violents ont été dits pendant cette campagne et je pense qu’il faut aussi prendre très au sérieux l’impact que cela a sur la santé mentale des communautés aborigènes. La conséquence d’une victoire du « non » serait désastreuse et j’ai du mal à entrevoir ce que l’on pourra construire et continuer à la suite de ça. Les sondages ne sont pas bons mais, comme on l’a vu avec le Brexit ou l’élection de Trump, les sondages ne sont pas le résultat. Mon espoir est que la moralité gagnera le jour du vote et que le peuple votera « oui ».
Le changement, ça prend du temps, donc malheureusement il faut être patient·e et commencer à obtenir quelques changements et pouvoir ensuite discuter traité et souveraineté.
Karri Walker
À quoi ressemble le paysage politique aborigène aujourd’hui et qui sont les acteur·ices principaux·les de la campagne ?
Le gouvernement Albanese a fait un plutôt bon travail pour ne pas faire du référendum une question de politique partisane dans le sens où cela serait « son affaire » de Premier ministre. Il a reconnu que cette question du référendum pour une « Voix » est bien plus large, profonde, et dépasse le cadre politique classique. Il y a deux organisations qui structurent la campagne pour le « oui », qui opèrent indépendamment l’une de l’autre et qui sont, malheureusement, divisées pour des questions de personnalités. Nous avions eu la même chose pour, non pas un référendum, mais le sondage national sur le mariage pour les couples de même sexe en 2017. À l’exception faite qu’il n’y avait qu’une seule organisation et qu’elle avait un message très clair et cohérent. Je pense que cette division sur le référendum du 14 octobre participe de la confusion des électeurices.
La stratégie des deux organisations a vraiment été d’évacuer tout ce qui divise sur la question aborigène, comme le terme de « Blak sovereignty » [qui fait référence aux mouvements historiques et politiques pour la souveraineté des peuples aborigènes en Australie, ndlr] et de structurer l’argumentaire comme un moment où chaque Australien·ne avait un rôle à jouer et que cela renforcerait la démocratie.
Pensez-vous que c’était la bonne stratégie que de ne pas cliver davantage ?
L’Australie est tellement tendue lorsqu’il s’agit de changer quoi que ce soit dans sa relation aux communautés aborigènes que oui, lorsque l’on voit le niveau de racisme que provoque la simple évocation d’une « Voix » constitutionnelle, je pense qu’il fallait organiser le débat en ces termes. Le changement, ça prend du temps, donc malheureusement il faut être patient·e et commencer à obtenir quelques changements et pouvoir ensuite discuter traité et souveraineté.
C’est intéressant car c’est bien le droit australien que vous avez choisi d’investir alors qu’il est intrinsèquement colonial et occidental. Qu’est-ce que peut apporter une perspective aborigène sur la loi et le droit ? Chercher à décoloniser le droit occidental a-t-il un sens ?
Je veux croire qu’il est possible de décoloniser le droit occidental bien que cela ne se fera pas en une nuit. Des réformes comme la « Voix » ou la signature d’un traité me laissent penser qu’on pourrait un jour arriver à ce que la loi bénéficie aux peuples aborigènes, plutôt qu’elle leur enlève du pouvoir. La loi a été utilisée dans ma famille pour faire beaucoup de mal : emprisonner des proches, retirer ma mère de sa famille biologique… Mais nous avons aussi vu quelques lueurs dans l’histoire australienne où le droit a pu être un outil pour la justice sociale et pour reconnaître certains droits aux communautés aborigènes. Les constitutions et les lois donnent un cadre pour ce qu’est une vie humaine digne et, sans un système légal qui reconnaît les droits aborigènes, nous ne serons jamais libres. C’est pourquoi il est important pour moi qu’il y ait des juristes aborigènes qui travaillent cette matière et qui soient dans ces espaces afin d’effectuer des réformes structurelles et redonner du pouvoir aux peuples aborigènes.
Vous travaillez actuellement pour la rédaction du premier traité de l’histoire australienne entre un État, l’État de Victoria (dont Melbourne est la capitale), et les communautés aborigènes du territoire. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’objectif et les enjeux de ce futur traité ?
Quand les Britanniques ont envahi l’Australie pour la première fois, iels ont déclaré la terre « Terra Nullius », c’est-à-dire une terre qui n’appartient à personne. Et c’est grâce à ce mensonge légal, cette construction légale, que les colons ont acquis la terre australienne. Le sujet n’était pas de dire que les peuples aborigènes n’étaient pas là mais plutôt que nous étions vu·es comme n’ayant pas de système de gouvernance qui, selon les Britanniques, valait le coup d’être reconnu. Par conséquent, il n’y a eu aucun traité entre les peuples aborigènes et l’État colonial comme cela a pu être le cas dans d’autres colonies. Un traité est un accord entre deux entités souveraines, reconnues comme telles, et en raison de la manière dont la colonisation australienne s’est déroulée, nous n’en avons pas. Nous sommes le seul pays du Commonwealth à ne pas avoir de traité. C’est une des raisons pour lesquelles il y a une si grande violence coloniale en Australie.
Récemment, l’État de Victoria a commencé le premier processus de traité de l’histoire entre un État australien et l’Assemblée des premiers peuples de Victoria (First Peoples’ Assembly of Victoria) pour laquelle je travaille. L’Assemblée est composée de 31 protecteur·ices traditionnel·les de Victoria qui ont été élu·es par leurs communautés pour les représenter dans les négociations du traité. Ces deux dernières années, nous avons rédigé un nouveau cadre légal sur la manière et les règles dont les négociations sur le traité vont se dérouler. L’idée est que le cadre des négociations permette que les discussions soient équitables et, notamment, que ce soit les peuples aborigènes qui dictent le processus plutôt que ce soit le gouvernement de Victoria. Par exemple, nous nous sommes mis·es d’accord pour que l’autorité qui supervise et contrôle que chaque partie respecte le cadre établi soit entièrement composée de personnes aborigènes. Aussi, nous avons établi un fond pour l’autodétermination qui permettra de soutenir financièrement les représentant·es aborigènes afin qu’iels puissent avoir les ressources pour être en mesure de négocier le traité et faire face à l’État de Victoria. Les négociations doivent commencer l’année prochaine. Bien évidemment, le résultat du référendum pour la « Voix » va être très important et impactera sûrement le futur des négociations du traité.
Au-delà du résultat du référendum qui va structurer les discussions autour des droits aborigènes pour les années à venir, qu’est-ce que vous espérez pour l’avenir des communautés aborigènes ?
Ce qui me préoccupe vraiment ces jours-ci, c’est ce qui va se passer dans nos communautés si le « non » l’emporte. J’espère que les gens vont se déplacer, aller voter « oui », et qu’iels montreront vraiment leur soutien en allant manifester pour nos communautés si le « non » l’emporte. En cas d’échec, l’impact sur la santé mentale des personnes aborigènes va être dévastateur car cela voudra dire que nous ne comptons pas et que nous n’appartenons pas à ce pays. Et si le « oui » l’emporte, j’espère que ce sera le début pour avoir lentement – enfin pas trop lentement quand même ! (rires) – des évolutions positives. On pourra commencer à pratiquer notre autodétermination et à la mettre en mouvement grâce au fait que les peuples aborigènes pourront prendre des décisions sur les problèmes qui les impactent. Il y a tant de choses dont l’Australie peut apprendre des cultures aborigènes. J’ai envie que ces cultures puissent être célébrées. Mais pour ce faire, il va notamment falloir que le système carcéral soit totalement révisé car ce qu’il se passe dans les prisons est quelque chose dont l’Australie devrait être incroyablement honteuse.
Traduction : Benjamin Delaveau
Relecture : Apolline Bazin et Sarah Diep