À l’occasion de la sortie de son livre Au mic, citoyen·nes, nous avons rencontré Benjamine Weill, une vraie passionnée du rap. Abordant ce genre musical omniprésent aujourd’hui à travers le prisme de la philosophie, elle y défend cet art comme un véritable acte citoyen, et qui nous concerne toutes et tous.
Benjamine Weill a étudié la philosophie contemporaine à la Sorbonne. Aujourd’hui, elle est responsable de structures pour adolescent‧e‧s et s’est spécialisée dans la philosophie appliquée aux questions sociales. Mais alors qu’elle n’était qu’adolescente, elle découvre à New York ce qu’on appelait, alors qu’elle n’était qu’à ses balbutiements, la culture hip-hop, et plus particulièrement le rap. Comme elle le dit, « le rap [l’]a sauvée ». C’est presque l’œuvre d’une vie qu’elle décide alors de mettre sur papier dans son livre Au mic, citoyen‧nes. Véritable plaidoyer défenseur des valeurs du hip-hop en France, ces pages démontrent que ce genre musical, souvent méprisé par les élites et les politiques, participe à la quête d’une République meilleure.
Manifesto XXI – Avant de parler de ton livre, j’aimerais que l’on s’attarde d’abord sur son titre : Au mic, citoyen·nes. Pourtant, dans ton écriture, tu n’utilises pas l’écriture inclusive. Du coup, pourquoi ce titre ?
Benjamine Weill : Pour moi, ce qui est important, c’est de dire que ce livre s’adresse à des hommes et des femmes, pour le côté citoyen. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, on était assez loin de la démocratisation de l’écriture inclusive : j’ai commencé en 2015. Peut-être que si je l’avais écrit aujourd’hui, il y aurait des phrases que j’aurais dites autrement. Moi-même j’ai évolué sur certaines choses. J’aurais pu dire non à l’écriture inclusive dès le début, car pour moi ce n’est pas une priorité, dans ma conception du féminisme. L’oral passe avant l’écrit, tout ce qui se dit à l’oral ne peut pas s’écrire. J’ai besoin de l’entendre.
Donc l’exercice d’analyser des textes rap de façon écrite a dû être quelque chose de complètement nouveau pour toi ?
Pas tout à fait. Le rapport que j’ai au rap m’a toujours poussée à écrire dessus. Le rap passe quand même beaucoup par l’écrit, même s’il y a toute une dimension rythmique qui l’accompagne. Écrire sur du rap, je le fais depuis la fac : j’en citais déjà beaucoup dans mes dissertations de philosophie. Et puis, contrairement à l’oral (parce que le rap passe avant tout par l’oral, ce qui le rend plus vivant), l’écrit reste dans le temps. C’est pourquoi c’était important pour moi d’écrire sur ce sujet. Que ces mots finissent dans un livre.
On peut pourtant considérer qu’un morceau enregistré est aussi une trace. Et donc de ce fait traverse aussi les âges.
Le morceau de rap est enregistré. C’est un discours, et même bien plus car il y a la musique qui l’accompagne. C’est pour ça que le rap et le slam, ce n’est pas la même chose.
Ce n’est pas un livre qui retrace l’Histoire du rap, mais plutôt un essai philosophique qui se penche sur la culture hip-hop et l’impact qu’elle peut avoir sur notre démocratie. S’il lit cette phrase, Eric Zemmour fait un AVC, tu es au courant ?
Je ne lui souhaite même pas, ça serait lui accorder trop d’importance.
Tu as découvert le rap à New York, mais tu t’es très vite intéressée au rap français ensuite. Ce qui est très intéressant dans ton livre, c’est que tu dis que même si le rap en France est né de l’inspiration outre-Atlantique, il est complètement différent dans son approche et son évolution.
Le rap français continue de s’inspirer de ce que font les Américains sur beaucoup de points (d’un point de vue beat par exemple), tout en développant sa propre identité sans même le savoir parfois. C’est très français en fait (rires). Mais oui il y a beaucoup de différences : déjà, les Américains ne sont pas républicains. Le rapport citoyen/politique n’est pas du tout le même en France et aux États-Unis. Le rap, en France, dans son rapport à la culture, a pu amener quelque chose que l’on peut qualifier d’exception culturelle française. On veut tout faire comme les Américains, sans faire exactement comme eux tout en disant qu’on fait un peu moins bien qu’eux. C’est très paradoxal.
Par contre, je pense qu’en France, il y avait un vrai terreau de contestation qui a fait que le mouvement a pris. La critique est une des bases pour qu’une république avance. Et puis, dans le rap, il y a de la contestation, et souvent de la provocation. Ce sont les clichés du Français en fait, donc raison de plus que ça nous corresponde. On a eu les sans-culottes, les punks et maintenant les rappeurs. Le rap s’inscrit dans une continuité de contestations et de sentiments d’injustices. C’est pour ça que n’est pas étonnant de voir au début NTM faire les premières parties de Nina Hagen.
Le rap n’est pas une philosophie 2.0, mais à travers le rap, il y a de la philosophie à faire.
Benjamine Weill
Ton livre est construit sous forme de parties qui reprennent des titres de compilations historiques du rap français (Hostile, La France sous pression…), puis sous-divisé par des chapitres qui reprennent les titres d’ouvrages de l’histoire classique de la pensée. Le rap est-il une version contemporaine de la philosophie ?
Il ne faut pas tout mélanger. Les rappeurs ne sont pas des philosophes. En revanche, ils amènent tout autant de réflexion qu’un texte de philosophie. Un texte de philosophie n’est pas une vérité, mais l’enjeu est de se demander si cette vision a du sens pour moi. Tout l’enjeu d’une punchline, c’est de raconter quelque chose du monde en faisant ta différence. Le rap n’est pas une philosophie 2.0, mais à travers le rap, il y a de la philosophie à faire. C’est un bon support philosophique. D’où l’évidence d’écrire ce livre que j’ai depuis 1995. J’ai grandi avec ce mouvement. On est des quarantenaires aujourd’hui, on doit rendre ce qui nous a été donné maintenant.
À propos des quarantenaires : tu associes souvent le rap à un cri de la jeunesse, celui de la révolte. Que penses-tu des retours de vieux de la vieille comme NTM, IAM, Rockin Squat… Peut-on encore faire du bon rap quand on dépasse un certain âge ?
Je pense que oui. Déjà, on ne raconte pas la même chose. Je n’attends pas la même chose d’un Koba La D et d’un Akhenaton. Et Akhenaton le fait encore très bien, mais tous ne le font pas aussi bien. Quand certains se contentent de faire du jeunisme, c’est-à-dire faire comme les jeunes, ça marche pas super bien généralement. Il faut accepter le temps qui passe, c’est une vision très hip-hop de faire ça : accepter de transmettre. Lino est super fort là dessus. Kohndo aussi. C’est le premier à avoir développé de la pédagogie à propos autour du rap. Dans mon livre, je dis que le rap parle beaucoup à l’adolescence, mais il parle aussi à l’adolescence que l’on doit garder en étant adulte. On en parle mal de l’adolescence, mais je préfère parler à l’ado qu’à l’enfant en moi. L’enfant est plus naïf, plus égoïste. L’adolescence relève du questionnement, du mouvement. C’est pour ça qu’il ne faut pas confondre adolescence et jeunisme. Puis l’adolescence fait appel à l’esprit de bande et du collectif qui est un socle du hip-hop.
Le hip-hop c’est avant tout de proposer quelque chose où la solidarité et la loyauté ont du sens. C’est pour ça qu’il a un côté très républicain.
Benjamine Weill
Tu déclares d’ailleurs que « le rap n’est mort que pour ceux qui ne veulent pas admettre qu’il est en mouvement ». C’est vrai que la diversité du rap aujourd’hui montre que le mouvement est plus vivant que jamais, mais est-ce que l’expansion de cet art ne reproduirait pas le même schéma que le rock et finirait par tomber dans l’oubli pendant un certain temps en se perdant lui-même ?
C’est un risque, bien sûr. Mais en même temps, quand je vois le succès du Hellfest… Je me dis qu’une partie du rap peut suivre ce chemin-là également. Je me dis qu’on a encore tout de même de beaux jours devant nous. Quand je vois le succès qu’a eu Johnny Hallyday, je me dis également que le prochain Johnny sera un rappeur.
Parlons d’un sujet tabou qui divise dans le rap : la misogynie. Tu dis que « la misogynie apparente qui traverse certains textes de rap […] n’est à mes yeux, que le reflet d’une société qui se voile la face sur la violence des rapports entre hommes et femmes ». Ce type de rap est pourtant très mis en avant, il suffit de voir les titres qui sont le plus médiatisés (le succès de « Djomb » de Bosch cet été par exemple).
Le premier EP de Bosch s’appelle même Mal dominant ! (rires) D’ailleurs, si un jour je l’ai en podcast, je l’aborderai par ça direct. « Viens, on va parler domination masculine. » Et je suis persuadée que s’ils acceptaient d’en parler, on pourrait faire avancer le sujet. Booba n’est pas capable d’en parler par exemple, car il n’est pas capable d’auto-dérision sur ce sujet. Mais oui, les rapports hommes/femmes sont encore très violents aujourd’hui, par exemple dans le discours social (ce que j’appelle la misogynie ordinaire), qui pour moi est tout aussi grave que la culture du viol. Alors oui, ça avance, c’est une réalité. Mais on détruit pas 2500 ans de violence en 25 ans, c’est impossible. Après, je préfère une certaine misogynie cash qu’une misogynie qui se cache. On parle de celle présente dans le rap, mais parlons également de celle présente dans le monde littéraire.
Revenons à la dimension politique que peut avoir le rap. En 2011, Tunisiano rappait dans « Brule » « ce qui est malheureux, c’est que l’on brûle le peu qu’on a, alors qu’il suffirait de voter pour incendier ce qu’on a ». En 2016, Kery James se résigne à dire dans « Racailles » « on a le sentiment que d’aller voter c’est choisir par lequel d’entre vous on veut se faire entuber ». Comment conserver une dimension politique dans le rap quand l’Histoire nous montre qu’il en est désabusé ?
C’est du système dont ils sont désabusés. Que ce soit la gauche ou la droite. Quand les partis ne sont pas à l’écoute de problèmes qui sont le quotidien de certaines personnes, c’est évident que l’on n’a plus envie de jouer le jeu. Après, dans le rap, beaucoup d’artistes gardent tout de même une formation politique.
Tu dresses aussi le constat que « les plus jeunes pensent que le rap est un moyen d’ascension sociale, telle est l’erreur et l’illusion. Le bon rap, le hip-hop n’est pas une manière de réussir socialement, mais de gagner en humanité ». N’est-ce pas le reflet d’un monde de plus en plus capitaliste ?
Bien évidemment, et c’est normal. On se faisait croire dans les années 90 on l’était pas. Mais Internet est arrivé. Avant, l’Amérique, c’était loin pour nous, on la regardait depuis des séries télé. Aujourd’hui, on voit beaucoup plus de choses. Avant, le capitalisme c’était plus l’image du bon père de famille, que l’ultra-libéralisme. Prenons l’exemple des grèves de 1995. Depuis, on n’est plus jamais retourné à gauche. Aujourd’hui, c’est l’ultra-libéralisme qui domine. Et puis comme beaucoup de rap aujourd’hui s’adresse à un grand public, cela va de soi. Donc il y a moins de rap politisé. Mais il reste encore des exceptions : Kery James, Médine et même PNL, à leur façon.
Je veux terminer sur cette citation : « Le rap, et plus généralement la culture hip-hop, sont donc le moyen par lequel chacun s’extrait de ses déterminants de départ pour aller plus loin, faire valoir sa dignité humaine en transformant sa souffrance en force, sa haine en rage, sa solitude en rencontre. » Pourquoi le rap est-il encore toujours méprisé par la sphère politique en France, alors que justement, il est le symbole de liberté, d’égalité et de fraternité ?
Et je vais même aller plus loin : si on avait su miser dessus, il y aurait des problèmes que l’on aurait pu éviter. Canoniser la contestation sociale via un mouvement social, j’y crois foncièrement. Je pense que beaucoup de départs de jeunes en Syrie auraient pu être évités par exemple. Si on n’avait pas laissé cette culture dans des gymnases, traitée comme de la merde en disant que ce n’est qu’un truc de « racailles ». C’est ça aussi, le racisme français. De dire qu’on met à disposition des structures (j’ai d’ailleurs travaillé dans ces dernières), mais avec une condescendance et en étant persuadé que de toute façon l’intégration ne sera pas possible. L’enjeu de la culture hip-hop, c’est de pouvoir avancer en comprenant les différences. De se dire que l’autre peut t’amener quelque chose. Et ça, on a beaucoup de mal à l’accepter dans notre culture élitiste française. Tu apprends beaucoup plus de choses en dialoguant avec les autres qu’en ne lisant que des livres, c’est ce que faisait Socrate d’ailleurs. Écouter le discours de l’autre, le discours qui choque, de celui que personne ne veut.
D’ailleurs, Mac Tyer (du groupe Tandem) s’appelle Socrate Petnga. La boucle est bouclée ?
Mais oui, Socrate aurait été un putain de rappeur ! (rires)
Commander Au mic, citoyen·nes.
Crédits photo : © Michael Bunel
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