En avril, la politologue Françoise Vergès publiait un nouvel essai Un féminisme décolonial, structuré autour de cette question : qui nettoie le monde ? Écho singulier, les femmes de ménage – racisées – de l’hôtel Ibis de Clichy-Batignolles se sont mises en grève plus d’un mois cet été pour protester contre leurs conditions de travail. Alors que ce conflit a été relativement médiatisé, la dimension raciale de la division des tâches de nettoyage et de soin à la personne reste dans l’angle mort des discussions féministes actuelles. Mais déjà, une génération de militantes tente de s’emparer du sujet du care.
Ce 26 septembre, le festival Des sexes et des “femmes”, dont le thème est « Sortir de l’hétérosexualité », propose l’atelier « La division raciale du care » pour discuter des enjeux politiques de ce sujet quasi invisible dans le débat public. À l’origine du projet, il y a Kawtar, jeune féministe nord-africaine. Elle raconte : « J’étais étudiante, et l’année passée j’ai dû trouver un job alimentaire. Donc j’ai cherché et je suis devenue garde d’enfant. Ma mère est nounou et je ne m’en étais pas rendu compte avant mais en travaillant je me suis pris des remarques. Plein de choses me dérangeaient, et je me suis dit que ce que je ressens ne peut pas être que moi. » C’est en parlant de son expérience et de ses recherches sur Twitter que l’organisation de Des sexes et des “femmes” entre en contact avec elle pour monter une discussion sur le sujet.
Le concept de care est forgé dans les années 80 par la psychologue américaine Carol Gilligan pour, à l’origine, expliquer les différences de choix moral entre les hommes et les femmes – lesquelles seraient plus enclines à faire des choix en pensant au soin d’autrui. En français, le terme est traduit par « éthique de la sollicitude » sans vraiment recouvrir toute la dimension qu’on lui attache en anglais. La notion a ensuite été reprise de manière non essentialiste par la politologue Joan Tronto, et politisée pour désigner dans les discours militants l’ensemble des tâches de soin traditionnellement associées aux femmes. « Le travail du care, c’est une salarisation de ce qu’on pourrait appeler le travail domestique, reproductif, et ça aide à maintenir l’institution de l’hétérosexualité », développe Kawtar.
Organisé avec le soutien du collectif antiraciste Le Seum, l’atelier aura pour but le partage de récits via un fanzine édité pour l’occasion, et la création de liens entre personnes concernées, qui sont la plupart du temps précaires et isolées. Sarah*, militante et co-animatrice sur l’atelier, résume les choses ainsi : « C’est parce qu’on relègue les femmes pauvres, les femmes non-blanches dans la dépendance économiques (par le refus des papiers, par l’exclusion de l’école, par les discriminations quotidiennes) et qu’on les construit comme incapables de “s’émanciper” et de faire famille, qu’on les maintient dans la nécessité de travailler pour les femmes blanches et leurs familles, qui elles, en retour, sont assignées à la procréation de familles “normales”. »
« On dirait que la France n’a pas d’histoire alors que c’est un prolongement de la domesticité coloniale », estime Kawtar. En 2012, la sociologue Caroline Ibos publie Qui gardera nos enfants ?, une enquête approfondie des relations entre nounous noires et leurs employeur.ses. Le rapport de force, de race et de classe qui se joue dans ces relations de travail reste un impensé pour les femmes françaises blanches, a fortiori celles qui se disent militantes : « C’est contraire à l’image qu’elles se font du féminisme », résume Kawtar.
La prise de conscience des privilèges est encore une autre facette des problématiques de domination liées au care, et c’est peut-être la plus complexe à faire bouger. Mais là encore, tout doucement, certaines tentent de faire bouger les lignes : dans son édito de rentrée, Rebecca Amsellem, fondatrice de la newsletter féministe Les Glorieuses, interpellait justement les femmes blanches sur leurs privilèges et leur complicité dans le maintien du système (hétéro)patriarcal.
* le prénom a été changé
Image : extrait du film La couleur des sentiments