L’Œil du tigre raconte le destin incroyable de Laurence Duboismoreau, non-voyante et championne de Viet Vo Dao. Premier long-métrage de Raphaël Pfeiffer, le film est avant tout l’histoire de la rencontre entre le réalisateur et une femme au parcours extraordinaire. Une fenêtre ouverte sur la vie d’une famille, sublimée par la présence délicate de la caméra. Rencontre avec le réalisateur.
Manifesto XXI : J’ai cru comprendre que la représentation de la réalité à l’écran était l’une de tes motivations principales. Pourquoi ce désir ?
Raphaël Pfeiffer : C’est une question importante en effet. Je ne prétends pas vouloir représenter ‘la vérité’. Le film est par essence subjectif, par le choix des images, du montage… Je suis plutôt fasciné par comment la caméra peut être un catalyseur de la réalité.
Comment tu as approché le format du film documentaire ?
Je suis très inspiré par la démarche de Frederick Wiseman, réalisateur qui analyse les institutions, comme les asiles par exemple, en décortiquant donc des thématiques sociales cruciales. Lui, il fait des prises de vue très longues, jusqu’à ce que chacun s’adapte à la présence de la caméra, et ensuite il monte pendant deux ans avec une énorme quantité de matériel.
Les gens n’oublient donc pas la caméra : celle-ci devient plutôt une sorte de catalyseur.
Avec Laurence j’ai voulu suivre cette démarche : la filmer jusqu’à ce qu’elle oublie ma présence. Je me suis rendu compte que cela ne marche pas vraiment comme ça. Que le but n’est peut-être pas tout à fait celui de faire disparaître la caméra. Jean Rouch, qui a fait beaucoup de films en Afrique, qualifiés d’ethnographiques, raconte que la présence d’une caméra lors d’un rituel de transe avait permis de changer d’état de manière plus forte encore. Les gens n’oublient donc pas la caméra : celle-ci devient plutôt une sorte de catalyseur. Laurence étant quelqu’un de très émotif, elle a profité de cette estrade pour faire passer un message puissant. Finalement, c’est parce qu’elle était comme sur une scène qu’on a pu capter toute sa justesse.
J’ai qualifié ton film de « documentaire » mais j’ai l’impression qu’en effet on n’est pas vraiment dans ce registre. La narration tient une place fondamentale dans L’Œil du tigre…
En effet, je le définirais plus de « film narratif ». Ce que je voulais dire par ça, c’est peut-être qu’il n’y a pas de mise en scène, que l’improvisation était au cœur de ma recherche, qu’on ne suivait pas un scénario pré-établi. C’était une expérience du terrain : on a suivi la vie de cette famille, des fois en filmant, des fois sans filmer pendant des jours. Une sorte d’immersion.
On ne va pas au cinéma pour regarder une caméra de surveillance, on va au cinéma pour découvrir une histoire.
Ce qui renforce le sentiment que tu recherchais autre chose qu’une objectivité utopique. Tu nous embarques dans une histoire qui prend son ancrage dans le réel, mais qui demeure une histoire.
Oui, d’où le fait que pour ce film j’ai utilisé des codes et des références qui viennent de la fiction, rien qu’avec le titre. De plus, à l’écran, on voit l’histoire de Laurence, mais on voit aussi, si l’on y prête attention, ma relation avec elle. Je raconte une vraie histoire, certes, et quand on raconte une histoire parfois on s’éloigne complètement du réel pour servir la narration ou appuyer des propos. C’est peut-être cela qui s’est passé. C’est la manière dont je vois Laurence. On ne va pas au cinéma pour regarder une caméra de surveillance, on va au cinéma pour découvrir une histoire.
… Il y a chez elle cet héroïsme typique des figures du cinéma d’action des années 1980, des protagonistes des mangas.
Le film ne raconte pas l’histoire d’une personne en situation de handicap. Il va beaucoup plus loin, et se focalise sur d’autres sujets comme la famille ou l’amour. Quel prisme est pour toi le plus important pour comprendre ce récit ?
Non, c’est vrai, je ne voulais pas faire un film sur le handicap. Au début, je trouvais effectivement que l’histoire de Laurence était extraordinaire : une femme non voyante qui fait des sports de combat, c’est fort. Mais en la côtoyant, ces choses-là sont passées en second plan. C’est un film sur Laurence. Sur une femme fascinante, merveilleuse, qui est devenue une amie.
Le rapport à la famille était important, car je m’y suis retrouvé. J’ai une sœur aînée et j’ai un peu reconnu ce rapport au petit, le chouchou. Dans la dynamique du couple aussi il y avait des éléments intrigants : Laurence et son mari sont loin des carcans traditionnels de la féminité et de la masculinité.
En parlant de la force de Laurence, son rapport au sport et à la compétition me semble fort intéressant. On dirait une héroïne de science-fiction, une sorte de Uma Thurman dans Kill Bill…
L’Œil du tigre est en effet une référence à Rocky III. C’est totalement vrai, il y a chez elle cet héroïsme typique des figures du cinéma d’action des années 1980, des protagonistes des mangas. À la fin, quand elle gagne et qu’elle lève le poing, on dirait vraiment ça. Il y a une pureté dans sa victoire.
À côté de cet héroïsme pur, il y a aussi une fragilité chez cette femme, une grande émotivité, il me semble.
Laurence est une victime à bien des égards. Elle a subi une agression sexuelle et elle a toujours dû se battre contre ses problèmes de vue. Et oui, elle a une émotivité très forte. Quand elle est heureuse ou triste ses sentiments sont décuplés, elle les vit pleinement.
Je suis conscient de mes privilèges : je suis un homme, bourgeois, parisien. Ma légitimité pour parler de Laurence en étant sincère réside dans mon amitié avec elle.
Est-ce que tu as eu peur de tomber dans les clichés du film social ? Un film de bourgeois qui met en scène une situation de détresse en la caricaturant ?
Je ne voulais surtout pas raconter l’histoire d’une victime. Je suis gêné par la notion de « film social ». En France, souvent, quand tu veux faire un film où on ne parle pas de thune, il faut que ce soit un film qui parle d’un milieu bourgeois. Si tu fais un film qui se déroule en dehors de ce cadre, la scène de « galère financière » s’impose presque à chaque fois. Mais moi ce que je raconte, c’est l’histoire d’une structure familiale.
Je pense que la situation économique de cette famille peut être devinée sans qu’il y ait besoin d’appuyer là-dessus. Je suis conscient de mes privilèges : je suis un homme, bourgeois, parisien. Ma légitimité pour parler de Laurence en étant sincère réside dans mon amitié avec elle.
Laurence, à un moment, m’a dit : « Tu es comme ce petit cousin qui filme aux mariages avec sa petite caméra ».
Qu’est-ce qui t’a permis d’être aussi à l’aise dans la famille de Laurence ?
Je pense que le meilleur moyen d’être à l’aise avec les gens est de picoler avec eux. Plus sérieusement, je suis allé en Mayenne très souvent et j’ai vécu pendant de longues périodes avec cette famille, qui sous certains aspects, est devenue un peu la mienne. Je ne filmais pas tout le temps. Je filmais quand je pensais que c’était le bon moment.
Il ne faut pas, je pense, arriver chez les gens et se positionner en tant que « professionnel de l’image », mais vivre un moment humain avec eux. Laurence, à un moment, m’a dit : « Tu es comme ce petit cousin qui filme aux mariages ».
Et qu’est-ce qui a permis aux autres d’être à l’aise devant la caméra ?
Il y a un truc quand tu filmes avec un mauvais comédien : puisqu’il joue mal, tout le monde va jouer mal. Laurence, à l’inverse, comme elle ne voyait pas la caméra et qu’elle est extrêmement spontanée, a diffusé une bonne énergie dans son entourage. Elle a tiré tout le monde vers le haut.