Le Drag King propose de fabriquer une scène sur laquelle improviser des postures et comportements qui initient de nouvelles performances de genre dites masculines. Il vient des pratiques de travestissement des femmes durant les années folles, aux États-Unis et en France, notamment au sein de la communauté lesbienne.
Avec son acolyte Elliot, King Jaime facilite des ateliers au sein du micro-collectif parisien Les Adelphes. Il raconte.
(NB: dans cet article, l’apparent masculin est en réalité employé au neutre)
Premier acte – Pré-Drag Show
Lumière bleue sur la scène où flottent des ballons en suspens dans le faisceau des projecteurs qui forment des tubes de poussière scintillante. L’immense salle se recueille avant l’invasion bruyante de chair et de muscles. À droite de l’estrade, contre le mur, le boa à plumes fuschia et les tissus brillants embrassent une loge douillette que M. et moi encadrons de guirlandes lumineuses. Nous agençons les tables hautes qui sont rapidement dotées d’une lampe douce et d’une affiche des Adelphes. Notre coin dessine un halo rose en contraste avec l’obscurité de la pièce.
J’installe : coton, bandes pour foulure, démaquillant, coton encore, quelques nœuds papillons de mon père, la mallette de maquillage que j’expose. J’en sors plusieurs mascaras (marron pour les blonds, pour faire les Barberousse, noir pour les bruns, pour faire les Jack Sparrow) ainsi que les fards à paupière hors de prix parce qu’introuvables ailleurs que chez les grandes enseignes (le mauve mat sans paillettes et le vert-gris, presque introuvables…) et pose finalement devant moi des pinceaux de différentes tailles.
Autour de nous, on s’affaire. Les performeurs répètent leur numéro les uns après les autres. Les gestes sont saccadés, les visages, tendus. Je remarque la DJ affalée dans un fauteuil, elle s’ennuie. Les pieds sur une table, elle affiche une moue blasée qui lui donne un air de loubard. J’observe ses longs cils fournis qui alourdissent un regard déjà noir et l’imagine immédiatement en King.19h50 – Je ne suis pas prêt. Je m’habille à toute vitesse. Les portes s’ouvrent dans 10 minutes et déjà quelques ombres en assombrissent les vitres. À travers le carreau sale, je distingue l’ombre chinoise d’une coupe de cheveux familière, qui me fait l’effet d’un seau d’eau glacé. Je fais part de mon angoisse à M. – devenu E. : « C. est là. Je ne pensais pas qu’il viendrait. »
Il me sonde un instant de ses grands yeux bleus, prend ses pinceaux et répond : « Je vais lui casser les dents si tu veux. »
Fabuleux jusqu’au bout des ongles, il me maquille comme pour un clip d’Empire Of The Sun en rappelant les beaux traits argentés qui soulignent le dessous de ses paupières et les étirent jusqu’à l’oreille.
« Comme ça, on match. »
Je me détends sous ses mains expertes.
Nous sommes prêts. Perchés sur les hautes chaises de notre cocon à paillettes, nous attendons. Immobiles encore quand les portes s’ouvrent, nous choisissons mentalement nos favoris parmi la vague humaine qui s’avance lentement vers nous.
Acte 2 – Un Atelier
Les quinze inscrits sont arrivés. M. s’active. Je sais qu’elle panique : nous n’avons jamais dirigé d’atelier si conséquent.
Quand j’ai fait s’asseoir tout ce monde en cercle, la tension était palpable. Je veux les rassurer en prenant la parole le premier : prénoms, pronoms… mais l’explication de mon rapport au Drag dure trop longtemps. Je m’entends théorique, jargonneux et politique. M. rattrape le coup. Elle sait, par sa simplicité et sa vision esthétique, alléger la gravité qui suit mon intervention. Je note quelques sourires.
A notre annonce d’un exercice consistant à se regarder dans les yeux pendant une minute sans geste ni paroles parasites, l’appréhension se lit sur les visages – nous savons la désamorcer. Au terme de chacune de ces minutes qui semblent raccourcir au fur et à mesure, des éclats de voix brisent l’épaisseur. Le groupe, traversé d’énergies de plus en plus fluides, entame son processus de cohésion. Dès lors, nous travaillons déplacements et prise d’espace des corps. Les Kings s’épanouissent de la marge au centre, certains prennent des initiatives. Je les sais impatients d’utiliser les prothèses pour modifier leur apparence.
Pendant que M. demande au photographe d’installer un photocall et accompagne chacun dans la fabrication d’un lieu à soi pour se kinger, je prépare le matériel. Sur la table centrale, je mets à disposition des bandes, du cellophane et mon Binder qui serviront au Binding (« bandage du torse ») ; des préservatifs et du coton dont on fera des Packings (un « paquet » placé dans le caleçon pour simuler la présence d’un pénis), en recommandant d’éviter de les laisser tomber dans les WC une fois saouls, lors de la soirée qui clôturera la séance ; et j’installe notre mallette pleine de merveilleux colorants de duvet et assombrissants de traits à endurcir.
Une fois les transformations effectuées, les fabulosités révélées et photographiées, nous reproduisons quelques-uns des exercices précédents de façon à comparer l’assurance actuelle et celle avec laquelle ils ont été réalisés en amont. Tour à tour, les Kings se présentent à nouveau. L’humour et l’aisance dont chacun fait preuve me rassurent un peu mais ne suffisent pas à calmer mes pensées tournées vers la sortie qui suivra dans l’espace public. Fine, M. le perçoit et réunit la troupe pour quelques recommandations fermes. Avec le sérieux qu’impliquent les dangers d’un groupe de Drag en confrontation avec le royaume hétéro, elle rappelle des stratégies pour désamorcer la violence de potentielles altercations.Acte 3 – Sortie dans l’espace public
À la fin des quatre heures d’ateliers, la troupe est soudée. Parmi eux, trois bagarreurs aux airs de scout – chemise à manches courtes, short et chaussettes remontées -, se grimpent dessus dans un jeu violent et érotique. Les regards se font plus intenses, les attitudes plus affirmées, et c’est d’une bande surexcitée que je prends la tête pour affronter la rue.
J’ai les yeux partout. Je scrute les embranchements, les portes et les fenêtres. J’intercepte le regard des hommes assis en terrasse dans un élan naïf qui veut épargner mes Kings de la brutalité qui s’y lit. Les passants s’arrêtent systématiquement, sans doute plus interloqués par l’énergie incompressible dont nous submergeons la route de part en part que par le trouble que nous prétendons semer dans leur genre.
Mon acolyte clôt la marche ; je le sais prêt à bondir dès la première altercation. À ma droite, impérial, B. foule le macadam. Le menton haut, les épaules fières. Son aura, qu’il sait magnétique, électrise l’air. Elle se répand en moi et me rend fiévreux. J. me dépasse par la gauche en courant. Il fend l’air de ses deux bras tendus. Derrière moi, un slogan provoque des rires qui sont jetés à la figure de ceux que nous croisons, impuissants devant notre hargne euphorique. L’air est frais. Notre sang, chaud. Nous sommes une meute de jeunes loups fous.
Par Jay [Jane] Cussac