Comme dans un rêve, les images se mélangent sans calcul. Pour Matthieu Haberard, l’Histoire n’est pas linéaire mais courbe. Convaincu de la plasticité du temps, l’artiste entreprend de joindre certains de ses segments de manière inattendue.
Depuis l’exposition réalisée pour son diplôme de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA) en 2016, Matthieu Haberard cherche à constituer un langage de l’insomnie. Dans son atelier du DOC (Paris 19ème), il noircit des feuilles de papier d’après les images emmagasinées dans sa mémoire, souvent identifiées a posteriori. Apparaissent des formes hybrides nées, dans un demi-sommeil, du croisement de diverses influences. Certaines prennent corps et s’assemblent en installations, quittant l’intimité du studio pour s’exposer au grand jour.
Le dessin s’infiltre aussi dans le lieu de création de l’artiste. Celui-ci dessine régulièrement sur ses vues d’atelier pour conserver les corrections qu’il voudrait porter à ses oeuvres. Sur ce principe, le portrait photographique de Matthieu Haberard a été agrémenté de motifs de son univers.
L’indifférence, cousine de l’insomnie dans la famille des concepts de l’artiste, est un autre point de départ de son travail. Les deux notions évoquent des sentiments ressentis lors de moments solitaires et soucieux où nous sommes dans l’incapacité d’émettre un jugement. À ce moment, loin de nous aider à évaluer la situation, le trop plein d’information nous égare. Comme l’indécis ne pouvant adhérer ni à une idée ni à une autre, celui qui navigue entre éveil et sommeil interroge sa distance avec la réalité.
Ce que je fais a-t-il un sens ?
Ce que je pense est-il réel ?
L’art serait le lieu où reconnaitre son incompréhension du monde et son impuissance à agir selon des principes choisis. Lecteur de Thierry de Duve – qui énonce que la maxime de l’art contemporain est « fais n’importe quoi » et que n’importe qui peut porter un jugement sur une oeuvre d’art – Matthieu Haberard évoque la possibilité d’abandonner les critères esthétiques socialement acceptés. L’indifférence, fille du relativisme moderne, est alors à comprendre comme l’égalité de valeur entre tous les objets, formes et opinions.
Remède à cette incompréhension ou à cette neutralité d’opinion, un retour à la naïveté s’impose. Matthieu Haberard se tourne vers le Moyen-Âge et l’enfance pour trouver des formes traduisant un émerveillement face au monde. Ces deux périodes, inscrites dans une temporalité historique ou intime, deviennent des refuges où faire un temps d’arrêt. Dans une logique de décélération, réfléchir à l’information revient à la rendre archaïque et suggestive. C’est ainsi que des couvercles de boîtes alimentaires en aluminium deviennent le support d’une information gravée de petites scènes inspirées des nombreuses visites au musée de Cluny.
L’artiste se représente dans le costume de joueur de flûte du Hamelin – protagoniste de l’ancienne légende allemande transcrite par les frères Grimm – qu’il s’était fait confectionner pour son diplôme de fin d’études. Dans une petite ville de l’Allemagne du XIII ème siècle, un joueur de flûte prétend pouvoir déloger les rats qui infestaient Hamelin. Son instrument aux lèvres, il parcourt la ville pour attirer les rats avec sa musique. Il les entraîne vers la rivière Weser où ils se noient, libérant la ville du fléau. Revenant sur leur parole, le roi et les habitants refusent de lui remettre sa récompense et le chassent à coups de pierres. Pour se venger, le joueur de flûte revient quelques jours plus tard dans la nuit et, comme il l’avait fait avec les rongeurs, ensorcelle une centaine d’enfants et les mène hors de la ville. Les villageois ingrats ne les revirent plus jamais.
Matthieu Haberard interprète ce conte comme l’annonce de la fin de la naïveté qui survient au moment où les enfants quittent le cocon familial puis celui où les étudiants quittent leur école. Des échos de cette légende se retrouvent dans les attrapes rats d’Insomnia Market. Inspirés de dispositifs médiévaux, eux aussi rappellent la peste qui marqua la période.
Ailleurs, la violence de l’information contraste avec la douceur des formes juvéniles. L’exposition Le rêve des fourmis évoque les spectacles de marionnettes qui servaient – à grand renfort de bastonnades – à renseigner les populations à l’époque médiévale. Matthieu Haberard s’inspire d’un teatrino de Pino Pascali – un de ses artistes préférés – et le croise avec un robot Transformers. Mais c’est un robot en pause, vide de contenu, privé de l’intelligence artificielle qu’on voudrait prêter aux machines contemporaines. Le spectateur de l’exposition, comme le paysan d’autrefois, attend l’information venant d’un pantin dont on ignore qui tire les ficelles.
Le travail de Matthieu Haberard regorge ainsi de références à l’Histoire de l’Art, de la plus classique à la plus contemporaine. L’écouter parler de son travail, c’est aussi entendre des noms comme Germano Ceylan, Eva Hesse, Larry Bell, Walter Benjamin et Alain Badiou. Toutefois, loin de valoriser une pratique qui serait l’illustration de disciplines académiques, il accueille volontiers les formes moins calibrées, plus libres et énigmatiques. Sa recherche du dissensus, espace où les confrontations et les antagonismes peuvent s’exprimer, passe ainsi par la quête d’un équilibre entre hédonisme visuel et densité théorique.