En quelques années, Marie Dumora s’est constitué une sorte de territoire de cinéma où, à chaque fois, le personnage d’un film l’amène vers le suivant comme un fil d’Ariane. D’abord, la trilogie des enfants Avec ou sans toi. On découvre Belinda, 10 ans, qui vit en foyer avec sa sœur. Puis Emmenez-moi, le film des garçons qui ratent leurs CAP avec panache. Dans Je voudrais aimer personne, on retrouve la sœur de Belinda à 16 ans qui baptise son fils. Au cours du tournage (la scène est filmée) les deux sœurs rencontrent un garçon dans une fête foraine, il quitte la foire, dit-il, pour aller « à la manufacture, chez mes cousins, de l’autre côté des rails ». Alors vite, un autre film tourné de l’autre côté des rails, puis La place avec les Manouches de Colmar. Et enfin, un film avec des musiciens prodigieux de Forbach, Forbach forever. Cette fois, on retrouve Belinda à 23 ans (avec des extraits des films de l’enfance et de l’adolescence), comme une sorte de Boyhood version fille, yéniche (ndlr : peuple nomade d’Europe) et alsacienne.
La réception du périple de Belinda, avec le choix d’une esthétique brute, est frontale. Et pourtant, entre ce qui montré et le hors-champ des lieux et des scènes évoqués, un entre-deux-mondes se déploie, entre réel et imaginaire. La poésie et l’humour repoussent le mélodramatique mièvre qui n’a pas sa place dans l’œuvre de Marie Dumora. « Il y a, c’est vrai, pas mal d’adversité mais c’est d’abord l’histoire d’une foi indéfectible en l’amour, en la vie, en la beauté des choses, en l’autre. Une sorte de courage qui s’ignore, une liberté d’être soi même aussi ».
Belinda est de nature à garder la tête haute sans la détourner de ses objectifs. Non elle ne sera pas vendeuse de chaussures. Il faut se marier en prison, qu’importe, elle enfilera sa robe et ses gants blancs méticuleusement choisis pour l’occasion. Qui que nous soyons, Belinda nous porte par sa foi et sa force.
Manifesto XXI – Comment diriger des acteurs qui sont en train de vivre leur propre vie ? Ça devait être émotionnellement lourd parfois, comment s’est passée cette navette entre réel et fiction ?
Marie Dumora : Faire un film c’est faire des choix forts de mise en scène. Choisir un cap, ne plus le quitter. Quand on arrive dans une réalité, il y a beaucoup de choses que l’on peut filmer : le parloir, le mariage en prison, les bureaux des administrations. Cela ne m’inspirait pas. J’ai préféré rester au plus près d’elle, de cet élan qui la définit, ce que j’entrevoyais comme son espace de liberté, sa force presque poétique. De la même façon, s’agissant du temps qui passe, j’ai pris le parti d’ellipses radicales. Le hors-champ, du coup, nourrit et imprime fortement les scènes.
Belinda est extrêmement courageuse, elle a une espèce de foi dans l’existence, dans la beauté des choses, dans les autres. Elle se projette toujours dans un mariage, une paire de gants, un bracelet, comme une parure de guerrière. Elle a ça qui est très fort en elle et je voulais rester sur son souffle à elle qui fait que, perchée sur des talons de 15 centimètres, elle se déploie dans un univers circonscrit et contraint. Elle est comme une reine. Petite elle avait déjà ça, on la coince dans une voiture hop elle pense au camping avec les places à 9 francs, ou au Lac Noir. Habituée à ce qu’on lui dise non, elle trouve toujours des solutions. Il y a toujours un endroit, une échappatoire, une ligne de fuite.
Le rôle de l’éducateur est aussi intéressant. Chaque appel avec lui est un bilan dans sa vie, un nouveau départ, un souffle nouveau. C’est un pilier.
Cet homme, c’est une chance qu’elle a su saisir dans une vie pourtant rude dès l’enfance. Lui c’est un personnage un peu à la Capra. Il ne s’inscrit pas de plain-pied dans l’histoire mais n’est jamais bien loin et permet en off de relayer le récit.
Quel est votre rapport à l’héritage familial ? On devine la culture yéniche à la fin du documentaire lorsque le père de Belinda lui montre une photo de ses grands-parents qui se rencontrent dans un camp. Ce moment est à la fin, comme un bilan dans une vie où on regarde en arrière.
Je n’ai pas la prétention de faire un film sur la culture yéniche puisque c’est d’abord l’histoire d’un destin individuel. Il se trouve que Belinda est yéniche.
Très vite, pour situer, les Yéniches étaient à l’origine des paysans très pauvres en Europe (Suisse, Allemagne) qui n’ont pas supporté le choc de l’industrialisation. Ils ont pris la route et tenté de se ressouder autour d’une économie de voyage, cheminant avec les Manouches, Tsiganes, les Juifs errants, les Rovers irlandais. Ils ont été persécutés, déportés dans l’Alsace annexée par le Reich, dans les camps de Shirmeck et du Struthof . Ce génocide n’a pas été reconnu tant il est vrai que les Yéniches ont peu ou pas de relais dans les sphères d’influence. Cela pose la question de comment s’écrit l’Histoire. Et puis de nouveau dans les années 70, notre volonté de sédentarisation sans alternative s’affirme.
La scène de la photo — qui ressemble à une photo de Walker Evans — avec l’histoire de la déportation, est assez poignante. Elle dit beaucoup de ce drame et de l’élégance de ces gens, comme une façon inconsciente de ne pas se plier. C’est d’autant plus bouleversant que c’est raconté comme une péripétie supplémentaire. Le récit nous laisse la place de mesurer la barbarie, de s’indigner, de ressentir plus que de comprendre.
Montrer cette scène au début aurait conditionné toute la façon de percevoir l’histoire. Elle aurait été perçue par ce prisme, or ce n’est pas non plus le but. Ses grands-parents se sont d’ailleurs rencontrés enfants au camp, se sont aimés, ne se sont plus quittés et ont eu huit enfants. C’est très fort.
Il y a aussi des moments d’humour et d’esthétique qui apportent une vraie légèreté, comme la fête foraine. Le moment est beau avec ces lumières, il y a très peu de dialogue. Tout comme ont dû le ressentir les personnages, nous quittons le quotidien, ils nous emportent sur leur nuage. No limit sur les bonbons, c’est leur moment loin des contraintes.
Les forains aussi ont eu des vies rudes. J’extrapole un petit peu, ça n’a pas une grande valeur, mais c’est aussi une façon de résister que d’avoir su penser ces lieux-là.
J’ai toujours aimé les fêtes foraines, l’énergie, l’esthétique et l’humour. Autant leur rendre hommage. C’est un lieu protégé du monde, lumineux au propre et au figuré. Cette scène c’est leur voyage de noces, c’est beaucoup plus intéressant de filmer ce moment hypnotique plutôt que de filmer l’ANPE. Toujours choisir le geste poétique, tant pis si le mot est galvaudé.
Vous avez déjà eu pas mal de projections-rencontres. En off, vous avez évoqué votre rencontre de ce matin à Mulhouse qui réunissait toutes les parties de la société. Des commentaires, des débats vous ont surpris par rapport aux interprétations ? Auxquels vous ne vous attendiez pas ?
La forme cinématographique et l’endroit où je suis dans le film par rapport à la vraie vie, la façon dont je construis le film, sont assez singuliers. Donc, ça résonne de manière assez personelle, forcément. Je suis émue de voir que j’arrive à transmettre quelque chose de cette rencontre. Que les gens peuvent s’identifier, comme dans un roman, à un personnage qui est tellement loin de leur monde. Qu’ils arrivent à se projeter, c’est formidable. Il y a des passerelles émotives, esthétiques, humaines. Il y a parfois, c’est rare, des réactions de rejet, peut-être une façon de se protéger, on peut le comprendre.
Ils ont vu le film ? Quelle a été leur réaction ? Vous étiez tous ensemble ?
Oui bien sûr. La première fois on était en petit comité, la deuxième fois nous étions plus. Tout le monde est conscient que c’est une belle aventure. Belinda n’a pas à rougir de ce qu’elle est dans le film et c’est toujours cela de pris, « personne ne peut m’enlever ce que j’ai dansé » dit un proverbe.
Et vous en tant que réalisatrice, comment ressortez-vous d’un tel projet ? C’est votre vie depuis douze années. Comment s’en détache-t-on pour se projeter dans une autre direction ?
Je ne travaille que comme ça. Mes films sont un journal de bord. Un film m’amène vers un autre. Je remonte le cours d’une rivière. J’ai de la chance de pouvoir faire ces rencontres et qu’on me fasse confiance pour en faire des films.
L’Alsace est aussi très peu montrée à l’écran, on n’est pas habitué.
C’est surtout une poignée d’hommes sur un coin de terre, peu importe où. Faulkner, avec son immense talent racontait son Yoknapawtapha du Sud de l’Amérique, Proust sa Normandie, qu’importe. Ford que j’admire savait filmer des minorités qui traversent l’Ouest en se tenant ensemble pour rester debout (avec d’ailleurs des rituels, des cérémonies souvent qui rappellent justement l’appartenance, le contrat). Quand je fais des films, j’aime que les personnages soient liés à leur paysage, même physiquement qu’ils s’y déploient, y prennent corps. J’aime beaucoup le film L’Homme de la Plaine d’Anthony Mann où le gens sont magnifiquement filmés, pris dans leur cadre. J’aime voir comment on se tient vertical.
On peut percevoir des ressemblances avec le travail de Clément Cogitore, Braguino, qui filme également une communauté marginale en autarcie. Vous avez d’ailleurs été invitée avec lui chez Laure Adler sur France Inter. Que vous êtes-vous dit sur vos créations mutuelles ?
Ce que disait Laure Adler, je crois, c’était que nous disions chacun à notre façon la beauté du monde que ce soit en Alsace ou au fond de la Sibérie. J’aime Braguino dans ce qu’il regarde et sa façon de regarder, oui.
Rencontre avec Marie Dumora et Patricia Mazuy (cinéaste) – mardi 23 janvier à 19h40 au MK2 Beaubourg
Rencontre avec Etienne Liebig (écrivain et anthropologue) – mercredi 24 janvier à 20h aux 3 Luxembourg
Rencontre avec Marie Dumora et Frédérique Neau-Dufour (historienne et responsable du Centre Européen du Résistant Déporté du Struthof) – jeudi 25 janvier à 19h40