La 14ème biennale de Lyon se termine dans un peu moins d’un mois, répartie sur deux lieux entre le Musée d’art contemporain et la Sucrière. Avec le thème « Les Mondes Flottants », la commissaire d’exposition Emma Lavigne nous annonçait une biennale sous forme de « paysage mobile et atmosphérique en expansion » où « le “White Cube“ se fissure » traversé « par le vent des soulèvements libertaires, des fulgurances poétiques et déflagrations esthétiques contemporaines ». L’idée est prometteuse et la programmation est attirante. Pourtant, entre les espaces blancs du musée, et avec une sélection d’artistes s’étendant sur plus d’un demi-siècle, le résultat général apparaît un peu frileux, et les « soulèvements libertaires » ressemblent aux fantômes d’une autre époque… Pour découvrir la création émergente avec ses doutes et ses expérimentations, il faut plutôt allez en périphérie de la biennale, et en périphérie de Lyon…
« Rendez-vous », à l’Institut d’Art contemporain de Villeurbanne fait partie de la programmation liée de la Biennale de Lyon. « Du courrier vous attends en salle 3 ! » nous dit-on à l’accueil. Consacrée à la jeune création française et internationale, la programmation est réalisée par une direction artistique collégiale et un commissariat ouvert à dix biennales internationales.
Regroupant une vingtaine d’artistes, la sélection générale donne une belle place au volume et à l’installation mais garde une grande diversité, entre déformations spatiales et temporelles, jeux d’échelles et retournement de plan, interpellation du public et questionnement social. Tout n’est pas parfait. Une même artiste peut nous séduire avec un environnement peint de motifs floraux évocateurs proche d’une certaine esthétique féministe essentialiste (On peut disparaître ici sans même s’en apercevoir de Laure Mary-Couégnias, 2017) et nous décevoir avec le reste de ses peintures aux compositions figées et aux évocations naïves esthétisantes. Un autre ne possède pas l’espace suffisant pour être apprécié correctement (A blessing de EJ Hill, 2017). Certaines installations nous attirent par leurs formes et nous interpellent profondément par leurs discours, mais nous laissent aussi sur notre faim (Projet d’attentat contre l’image, acte 3 de Sinzo Aanza, 2017 ; Toutes ces filles couronnées de langues de Amélie Giacomini et Laura Sellies, 2017). Malgré tout, de salle en salle, on (re)découvre avec plaisir la jeune création française et étrangère.
FOCUS #1 Thomas Teurlai – Hollydays inn (2017), Mash up #5 (2017), Dream machine #3 (2017).
Dès la première salle, les murs s’effondrent. Espace noir et lumières stroboscopiques, répétition d’un bruit électrique et caverneux, rencontres contradictoires d’une cabine de douche et une platine vinyle, une bière et une paire d’amplis, un matelas et de la limaille de fer… Avec leurs lots de dévastations et de résonances mystiques, les œuvres de Thomas Teurlai développent une poésie de l’agressif, une rencontre entre anarchie, alchimie et valorisation de l’épave. Rassemblant valises et amplis illuminés, Hollydays inn (2017) fonctionne grâce à quelques gouttes de bières qui, en tombant sur des fils électriques, produisent ce son tenace. Autour, les œuvres Dream machine #3 (2017) et Mash up #5 (2017) produisent un effet conjoint d’attraction et de répulsion en mettant en scène d’étranges mécaniques triviales. Sur le matelas de la première, une force magnétique dessine des cercles concentriques dans la limaille de fer. Dans la cabine de la seconde, c’est une platine vinyle qui tourne sous la force de l’eau, accompagnée de lumières stroboscopiques. Enfermé entre ces quatre murs, l’espace se décompose en temps et en mouvements, le son et les lumières résonnent sur nos corps avec intensité. Par la rencontre des éléments et sous l’effet de leurs mécaniques implacables, les objets se transforment doués d’une vie artificielle. D’un îlot de lumière à l’autre, les spectateurs-trices tombent en état de perception approfondie, projeté-e-s avec violence au milieu des événements.
Thomas Teurlai, Hollydays inn (2017), Mash up #5 (2017) ©ManifestoXXI
FOCUS #2 Éléonore Pani-Zavaroni – Deambulatio (2017), Rendez-vous (2017) / Marion Robin – Dans le plan, 2017.
À force de regarder les œuvres, on en oublie parfois l’importance qu’a l’espace qui les contient. « Du courrier vous attends en salle 3 ! » nous dit-on à l’accueil. En arrivant en salle 3, c’est donc sur le courrier le long du mur que se jettent les spectateurs-trices en oubliant de regarder la salle qu’ils traversent. Les lettres, Rendez-vous, sont adressées aux visiteurs. Écrites par quarante complices de l’artiste, elles sont reçues et déposées jour après jour par le personnel de l’institut d’art contemporain. En face, Deambulatio, un long miroir à taille humaine, reflète le sol activé par nos regards en mouvement. C’est alors que, peu à peu, du miroir au sol, notre regard s’arrête sur ces grandes lignes colorées qui s’étendent sous nos pieds, Dans le plan. Le courrier et le miroir sont des œuvres d’Éléonore Pano-Zavaroni. Les lignes colorées envahissant le sol, c’est l’œuvre de Marion Robin.
Ici, ni effet lumineux, ni sensationnel : pour décomposer l’espace, quelques lignes suffisent. Entre abstrait et concret, retraçant les mesures précises du plan de la salle d’exposition, l’artiste Marion Robin joue sur les échelles de perception. Elle nous appelle à faire l’expérience directe du lieu, en regard de l’expérience proprement artistique qu’offre sa fonction. L’observation et la marche deviennent des éléments substantiels de l’installation au même titre que les œuvres exposées aux alentours qui dialoguent avec. Une recherche conceptuelle qui ne manque pas de sensibilité, traçant les mots d’une poésie discrète et interne comme vouée à se répandre dans l’ensemble du bâtiment. Alors, malgré les contraintes d’exposition et les périmètres imposés, Marion Robin s’approprie et déconstruit son propre cadre.
FOCUS #3 Anne Le Troter – Les silences après une question (2017)
En entrant dans cette petite salle, on entend, d’abord. On ne comprend pas tout à fait le sens des phrases, mais leur musique nous interpelle. Sur les murs on aperçoit quelques aspérités, et la plateforme grillagée dont émane le son nous évoque un élément de mobilier urbain familier et nous met à l’aise. Anne Le Troter travaille le mot, le son et l’espace : le mot et les paroles sont utilisés en tant que blocs sonores et agencés dans une musique déconcertante. Le son crée l’espace de perception redoublé par l’installation. Après Les mitoyennes à la BF15 et Liste à puces présentés l’année dernière au Palais de Tokyo, Les silences après une question est la troisième et dernière pièce d’une série d’œuvres de l’artiste composées autour des sondages téléphoniques, une analyse sensible de ces étranges questions/réponses sans réel dialogue. À le regarder fixement, ce sol grillagé a un effet hypnotique. En dessous, plusieurs enceintes déposent les voix de ces inconnu-e-s de part et d’autre de la pièce. Elles semblent s’attendre, s’écouter, se rejoindre parfois sur le même accord, hésiter à répondre autour des mêmes questions, comme les instruments d’un seul orchestre… Aucune voix ne nous est adressée, et aucune ne raconte d’histoire particulière. Pourtant, debout au milieu de cet espace il se crée un sentiment d’identification inattendu. Peut-être est-ce dû à cette transmission à l’unisson de réactions spontanées ? Au croisement de ces témoignages d’instants de vie en suspension ? Et nous devenons membre de cette communauté sonore aux identités multiples momentanément pris au piège d’une même œuvre d’art.
Ces oeuvres sont tous magnifiques, originaux mais surtout à couper le souffle.