Aujourd’hui, on vous fait rencontrer l’hypnotique Sônge, jeune musicienne et chanteuse surfant entre électro, pop et hip-hop, qui sème un engouement notoire sur son passage. Avec seulement un premier EP au compteur, l’artiste a déjà conquis les programmateurs des Vieilles Charrues (artiste Label Charrues), du festival Panoramas ou encore du Printemps de Bourges. Un talent à suivre, sans doute aucun.
Manifesto XXI : Comment ça a commencé pour toi ?
Sônge : J’ai commencé la musique à Quimper par les percussions africaines. Avec une copine, tous les samedis, on apprenait des rythmes d’Afrique de l’Ouest dans un groupe. Je chantais aussi. On allait souvent jouer avec d’autres gens dans des festivals, à la sortie de rassemblements. On rencontrait du monde. Ma première approche de la musique a été par le rythme des percussions.
Sônge, la « nouvelle M.I.A. », « l’héritière de Santigold » : tu en penses quoi ?
Björk, CocoRosie, Kendrick Lamar me parlent plus, je ne suis pas trop dans les trucs ultra… (s’interrompt) Tu vois, M.I.A. n’est pas très mélodique, elle est plus dans le… (mime un phrasé mitraillette) Je suis dans des trucs plus slow, plus sinueux, un peu lancinants, atmosphériques. Je me reconnais beaucoup plus dans James Blake que dans M.I.A.
Te considères-tu comme appartenant à un genre, un sous-genre ?
Quand un papier est écrit sur tel artiste, le journaliste a envie de donner le genre de l’artiste que les gens ne connaissent pas encore ; franchement, je ne sais pas, même si je vois pourquoi on dit ça, je dirais quelque part entre l’électro, le hip-hop et le r’n’b.
J’écoute des choses très différentes, j’ai aussi des influences des musiques maliennes et congolaises, donc c’est tout un mélange.
Tu as avoué lier physiologiquement son et image dans un phénomène de synesthésie, c’est-à-dire quand la conscience associe les sens entre eux…
Je visualise la musique en couleur quand je l’entends, pas tous les sons mais plutôt les mélodies, ou des sons s’en rapprochant. Les harmonies me font beaucoup d’effet, beaucoup plus qu’une note, celle que produit une porte qui s’ouvre par exemple.
En fait, les modes musicaux me font voir beaucoup de couleurs, le mode de fa par exemple a vraiment une couleur très particulière. En arrivant à l’école de musique, on avait des dictées de modes, ce qui me paraissait obscur pour quelqu’un qui n’avait jamais fait de musique académique. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que les modes avaient tous plus ou moins une couleur dans ma tête, ce qui les rendait plus facile à identifier. Le mode phrygien, par exemple, me fait voir du bleu andalou. Ce n’est pas extraordinaire mais c’est plus facile pour moi.
Dans le clip de « Colorblind », on voit effectivement des surimpressions violettes…
Avant de faire le clip, j’avais un « code de couleur » ; pour moi, cette chanson était cette couleur. Avec le réalisateur du clip, on a parlé de la manière dont on pouvait montrer ça.
Du coup, tu voudrais créer un ensemble aussi pictural que musical ?
Ce n’est pas une volonté, c’est quelque chose qui se fait naturellement, sachant que dans ma tête les deux sont déjà liés. Il y a une connexion super forte entre les deux sens. Donc ce qui en résulte est plus fort que la seule envie.
Avant de faire une école de musique, j’ai hésité à faire une école de photo. J’ai l’impression que pour moi, le média que tu vas utiliser est très secondaire, ce qui est important est la couleur, l’émotion que tu vas mettre dedans. Que ce soit une photo ou une chanson, c’est pour moi exactement la même chose.
Par exemple, mon manager fait de la musique et de la photo ; j’adore sa musique, et je le retrouve dans sa manière de prendre des photos. Forcément, il y a une technique à acquérir dans un nouvel art qui n’est pas le tien, mais une fois acquise, tu proposeras la même chose quel que soit le medium. Ainsi, le débat musique/visuel n’a pas trop lieu d’exister, ce qui en sort est juste la continuité de toi.
À terme, l’idée est alors un titre/un clip ?
Ce serait l’idéal ; après, tout est question de budget. (rires) Ce serait trop bien.
On ressent des contrastes : toujours dans « Colorblind », tu as une opposition entre un ton monocorde, auto-tuné, et des passages bien plus mélodiques…
Je cherchais à avoir un feeling de… (cherche ses mots) De robot romantique, quelque chose de complètement contradictoire, ce sont les contrastes qui m’intéressent.
Ton producteur dit que tu es allée au-delà du combat anglais/français, as-tu une direction définie ou te laisses-tu porter par l’inspiration instantanée ?
Toujours le moment. Avant de commencer un son, je ne me dis pas que je vais commencer en français ou en anglais. Je commence, et au fur et à mesure… En fait, le chant vient toujours en deuxième, je ne pars jamais d’une mélodie ou d’un texte, je pars d’accords qui donnent des couleurs, et ensuite je fais la mélodie, et ensuite le texte. Des fois, aucun des deux ne fonctionne. C’est arrivé une fois, c’est un morceau qui s’appelle « Mamakédobé », c’est l’histoire d’une mère dans l’au-delà qui parle à son enfant dans un songe. Du coup, je me suis créé ma petite langue, je me suis inventé des mots à partir des sonorités que je voulais, et là, c’était parfait. Après, vu que j’écoute pas mal de musique malienne, j’ai le bambara (une des langues nationales du Mali) dans l’oreille, et le lingala de la musique congolaise. Je ne les parle pas, mais je les ai en tête, et j’écoute aussi beaucoup de musique éthiopienne.
Comment définis-tu ta musique ? Est-elle très personnelle, ou penses-tu te poser dans un héritage particulier ?
J’ai commencé à faire mes compos quand j’habitais en Allemagne, seule. Je n’arrivais pas à sortir alors même que j’étais à Cologne, la ville de l’électro. Je n’arrivais pas à rencontrer des gens, je ne parlais pas bien allemand ; j’ai commencé chez moi dans ma chambre, incapable de faire autre chose.
Je parle de ce qui me trouble, de ce qui m’intrigue. « Colorblind » parle de la synesthésie, c’est l’histoire de quelqu’un qui entend les couleurs et voit les sons ; « I Come From Pain » est le passage d’un conte que j’avais écrit. J’ai pas mal de morceaux sur les visions, les rêveries.
Tu t’intéresses aux contes et aux mythologies, cela te tient depuis l’enfance ? Te penches-tu sur toutes les mythologies ?
Pas encore toutes (rires), mais tout ce qui est contes, univers fantastiques m’anime. Souvent, mes amis m’offrent des livres de contes (rires) – tout ce qui est en relation avec le magique. Depuis que je suis petite, le magique me passionne. Pas forcément la dimension culturelle, celle de la transmission, mais les histoires en elles-mêmes.
Récemment, je me suis penchée sur des contes de Mongolie. Bizarrement, j’ai des contes venant du monde entier, je connais peut-être moins de contes bretons que ceux du Maghreb ou de l’Éthiopie. Remarque, les korrigans m’ont super marquée, ou la Kében de Locronan, donc on reprend la mythologie bretonne. (rires)
Tu dirais que tu travailles avec ton producteur, ou que c’est plutôt lui qui travaille pour toi et polit tes compositions ?
Je fais toutes mes compositions de A à Z, mes mélodies, mes rythmes. Ensuite, on enregistre, et c’est à ce moment-là que j’ai besoin d’un regard extérieur. Je ne vais pas enregistrer mon album seule, j’ai besoin de tout contrôler mais je prends quand même les avis. Ce que j’ai pu faire seule avec des synthés numériquement, on pourra le reprendre analogiquement dans des sonorités plus chaudes, on peut revoir les structures. Si je m’écoutais, je mettrais beaucoup trop, on essaie souvent d’épurer. Je sais exactement où j’en suis dans mes titres, mais celui qui ne connaît pas pourrait s’y perdre. C’est bien de rendre intelligible. (rires)
Dans « Loupous » (pas dans l’EP), on entend des sonorités très enfantines, de jeu, presque de jeu vidéo rétro, comme une volonté de t’amuser…
Complètement, c’est une histoire enfantine. C’est même très enfantin ; mais comme les contes, les conclusions que tu en tires peuvent être très adultes, très violentes. Ici, c’est un loup meurtrier qui ne peut pas s’empêcher de tuer, il explique ses états d’âme, l’histoire est du coup horrible avec un son très joyeux.
Tu mêles son et image ; musicalement et picturalement, tu as aussi des références plus classiques, tu avais par exemple cité Debussy pour « I Come From Pain ». De même, ton esthétique est autant celle du néon que celle d’inspiration impressionniste…
La chanson « I Come From Pain » est issue du Clair de Lune, je suis partie d’une progression harmonique précise. Ma mère est peintre, donc ça m’a influencée. Je suis très intéressée par le romantisme musical tardif, comme Wagner. Je n’arriverais pas à dire l’effet que cela me produit ; c’est ce que j’aime aussi dans la musique, le fait de ne pas pouvoir en parler précisément, comme si le langage n’était pas assez précis ou complet. J’ai l’impression qu’à chaque fois que je veux décrire quelque chose, j’en perds la majorité. Et la musique me semble plus complète qu’un mot, elle permet selon moi d’approcher plus près du sentiment.
Je me pose pas mal de questions sur le langage : s’il influence la pensée ou si la pensée influence le langage, quelle est la connexion entre les deux, pourquoi le langage ne suffit pas. Même les souvenirs, avec les odeurs, l’inclinaison du soleil, ne peuvent pas être décrits comme ça. Il y a tout un ensemble indicible, impossible à décrire. J’ai entendu quelque part que « définir, c’est trahir », et je trouve cela tellement vrai. Dès que tu figes, tu contrains, tu perds une partie énorme. C’est cette partie que j’aime dans la musique, même si toutes les perceptions en deviendront subjectives.
Les Inrocks t’ont repérée, tu as ensuite signé chez Warner, tu feras notamment les prochaines Vieilles Charrues…
C’est trop cool, beaucoup de pression de jouer aux Vieilles Charrues, beaucoup de travail aussi. Plus je travaille, plus je suis sereine. Un gros label aide énormément, j’ai une super équipe. Mon album sort en 2018, je suis encore vraiment en expérimentation. Je ne sais pas du tout à quoi il va ressembler pour le moment, j’espère que ça n’effraiera pas trop. (rires)