Compositrice, arrangeuse, multi-instrumentiste, mais aussi bassiste pour Fishbach, membre active de Midnight Special Records, ou encore réalisatrice pour Cléa Vincent… Difficile de cantonner Michelle Blades à une case ou à un style, tant ses talents et terrains d’expérimentation sont multiples. Ce qui est certain néanmoins, c’est qu’elle participe à plusieurs niveaux au bouillonnement d’une certaine nouvelle scène parisienne, et qu’elle est une artiste kaléidoscopique à suivre, certainement loin d’avoir fini de nous surprendre.
En témoigne son tout nouvel EP, l’acoustique et intimiste Premature Love Songs :
Manifesto XXI – Comment et quand t’es-tu retrouvée en France ?
Michelle Blades : Quand j’avais 19 ans, j’ai sorti un album, qui était horrible ! (rires) C’était un premier album, c’était nécessairement horrible ! Il était sorti sur un petit label à Phoenix. Un label indé à Paris avait entendu l’album, et ils trouvaient dommage que je sois si loin – en Arizona, à l’époque – parce que là, ils organisaient une tournée de concerts en appartements partout en France, en Belgique et en Suisse, et ils cherchaient un artiste. J’en ai parlé à mon label, et de manière assez folle le manager avait des crédits de côté pour des billets d’avion, il a proposé de me l’offrir.
Je suis partie le jour où le volcan en Islande a explosé ! Si j’étais partie une heure ou un jour plus tard, je ne serais jamais venue en France. Mon avion de retour a été annulé, donc au lieu de deux semaines, je suis restée un mois, grâce au volcan !
Puis je suis revenue l’année suivante, trois-quatre semaines, pour une tournée de trente dates. Ensuite, je suis venue un mois, avec juste deux concerts et pas de tournée, comme ça j’ai pu traîner, et notamment rencontrer les gens de Midnight Special Records. À Phoenix, il s’agissait d’une scène très DIY, très punk, personne ne savait ce qu’est une attachée de presse, là-bas.
Quand je suis arrivée en France, les gens de Midnight m’ont dit : on va louer une maison, si tu veux une chambre… Je suis venue, j’ai commencé à bosser avec le label. À ce moment-là, en Arizona, j’avais deux groupes, un projet punk et un projet folk, et je n’avais jamais réuni ça. Là, je me suis retrouvée en France sans les musiciens de ces projets, et je me suis dit : carte blanche avec tout ce que j’ai déjà expérimenté. Donc ici, j’avais un studio chez moi, des musiciens avec moi, on est devenus super potes… Ça a beaucoup changé ma musique, en France, parce que j’avais appris plein de choses avant, en Arizona – la batterie, la basse, la guitare et le synthé –, et j’avais déjà des idées en tête, mais ici j’ai pu réaliser tout ça.
L’enseignement musical que tu as reçu avant ton arrivée en France, à quoi ressemblait-il ?
C’était très bordélique, spontané… C’était « Hey, on a besoin d’une batterie : Michelle, va faire la batterie ! ».
Ce qu’on peut trouver de toi sur les Internets est très éclectique, est-ce que c’est une forme de ligne directrice chez toi, cette volonté de toujours être dans l’expérimentation ?
Quand je suis arrivée en France, j’ai fait une petite crise vis-à-vis des médias. J’ai vu qu’on mettait tout le monde dans une case, dans un genre, et dès qu’un artiste en changeait, c’était mal reçu… Aux États-Unis, je n’avais pas l’habitude de ça, donc ça m’a fait un peu flipper, je me disais que j’avais tellement d’idées que je ne pourrais pas participer à ça. Le fait d’être une femme te place vachement dans un truc, aussi.
Je me suis dit qu’il fallait que je regarde qui j’admirais, par exemple Brian Eno, parce qu’il fait tout, et il n’est pas regardé comme le musicien qui a fait Roxy Music ou Music for Airports, on le regarde comme un compositeur, artiste, et j’aimerais bien qu’on me regarde de cette manière-là plutôt, comme quelqu’un qui fait à la fois des arrangements, des compos…
Parfois, il y a des artistes qui font plein de genres, et c’est un peu difficile de trouver du lien ; moi, je ne veux pas être comme ça, j’aimerais bien être quelqu’un qui lie un peu tout même si c’est différent, former un univers. C’est comme une pièce : tu entres, il y a une expo, une musique, et tu sens des trucs, tu vois des images… Je veux ça, je veux être une pièce. (rires)
D’ailleurs, tu fais de la musique mais aussi de la photo, de la vidéo… Comment as-tu eu ces envies-là, et comment tout ça se relie-t-il pour toi ?
Avant de faire de la musique, je voulais faire du cinéma, je voulais être productrice. J’ai toujours aimé les images, et j’ai un peu une obsession de documenter les choses, des instants… J’ai travaillé pour CBS News à Miami, j’ai fait des festivals de cinéma quand j’étais ado, car je ne pouvais pas trop faire de musique chez moi. Même si je viens d’une famille de musiciens, c’était un sujet très sensible, du coup je me suis plus concentrée sur l’image.
Puis quand je suis partie de chez moi, à 16 ans, je me suis dit que je voulais être musicienne, même si j’ai continué aussi dans l’image. Je faisais des vidéos de skate comme job. Tout ce milieu m’a beaucoup préparée à la musique, d’ailleurs… C’est très complexe d’y être une femme.
Aux États-Unis, en tant que femme, c’est parfois chaud… Tu ne vois jamais d’ingé son femme, on te demande toujours si la guitare est à ton mec, si tu veux qu’on t’aide à raccorder ta guitare à l’ampli… Et le milieu du skate m’a bien préparée à ça.
Et qu’as-tu pensé de la France concernant ces questions-là, par rapport aux États-Unis ?
C’est mieux ici, c’est un peu plus avancé, c’est normal d’avoir aussi des femmes dans la force, dans la technique… La scène francophone est d’ailleurs de plus en plus dirigée par des femmes aussi. Ça me fait plaisir.
Peut-être que l’arrivée de Christine and the Queens a changé des choses…
Vu comment marche la France, c’est peut-être ça. Mais okay, cool, si on doit prendre une pop star comme ça pour que ça change, j’accepte.
Après, ça peut être différent aussi entre Paris et le reste de la France, dans un pays qui reste très centralisé…
J’essaie de me rappeler ça, oui, tout le temps. Je n’ai jamais vécu ailleurs qu’à Paris, en France. C’est pour ça que le label La Souterraine est super cool, parce que Benjamin est très déterminé à trouver des musiciens et des projets ailleurs qu’à Paris, à décentraliser. Des choses se passent. Avec Midnight, on bouge des fois à Toulouse aussi, tu te dis : « Mhh, ce n’est pas Paris, pas Paris-pas pareil » ! (rires)
Par contre, à Paris, tu as l’impression d’avoir trouvé ta place, humainement et artistiquement ?
Ben là, on est dans les loges des Trois Baudets alors que je ne joue pas ce soir… (rires) Je me sens dans une famille, oui ! Je n’ai pas de famille ici – et je suis latine donc la famille c’est tout, c’est une mafia – mais je me sens aimée par mes collègues. Le contexte est très amical. Ça peut être compétitif, mais positivement, et il y a plus d’entraide que d’oppositions.
Tu sors très prochainement un EP, Premature Love Songs, pour lequel tu as aussi filmé des images au Mexique, peux-tu nous en dire plus ?
J’ai enregistré avant de partir, et j’ai profité de mon voyage pour faire des photos, tourner des plans… C’est un EP avec un concept très simple : c’est l’hiver, il fait froid, moche – je n’ai pas l’habitude ! Je voulais composer un album sur un exercice. C’est très anglophone. Et je ne voulais pas m’inscrire dans le système de sorties, attachés de presse, etc. Je trouve ce système super bizarre, payer quelqu’un pour avoir plus de chances qu’on parle de toi…
C’est un EP de chansons d’amour. Mais je voulais aborder différents types d’amour. Ça commence avec plusieurs personnes en plusieurs langues, qui me disent ce qu’est l’amour pour elles, et à travers toutes ces définitions, on retrouve ma vision de l’amour à moi, car c’est moi qui ai choisi ces personnes.
Ce sont des morceaux très courts, sans batterie. C’est un challenge technique. Je voulais m’empêcher d’arranger. J’ai vraiment travaillé le texte.
Pour aller plus loin par rapport au rejet que tu exprimes du système médiatique musical, tu défends donc une forme d’indépendance, à travers ton projet ?
Oui, je refuse de participer à ce système, tout en ayant l’espoir que ce que je fais soit reçu quand même. Je pense que cet opus sera mieux reçu aux États-Unis et au Canada, parce que c’est très intime. Il y a un minimalisme contraint. Pour coller à cette idée d’hiver, de musique à écouter avec un livre…
C’est donc un concept, un challenge à un moment précis, mais tes prochaines œuvres ne ressembleront peut-être pas du tout à cet EP ? Tu te laisses une très grande liberté ?
C’est plutôt la traduction d’un sentiment dans un moment particulier, et ça définit le genre pour moi, plus que le genre musical ne définit le reste. L’important est ce que je ressens, ce que j’ai envie de dire.
Je suis aussi en train de travailler mon album. C’est tout à fait autre chose. Ce sera très composé, arrangé… Ça fait un an et demi que je bosse dessus. C’est mon bébé, je veux vraiment prendre le temps de le sortir. Et ça, pour le coup, ce sera un truc dans le système.
Tu tournes aussi avec Fishbach en ce moment à la basse et aux chœurs, comment cela s’est-il fait ? Et comment inscris-tu ce type d’engagement en regard de ton projet, veux-tu continuer à avoir différents types d’engagements en plus de ton projet à l’avenir ?
Je crois que pour exister en tant qu’artiste aujourd’hui, il faut faire des choses comme ça, sauf si tu as énormément de chance. C’est comme Cléa Vincent, c’est un super exemple aussi, elle a les mains partout, mais bien. Si tu es vraiment curieux et que tu as cette faim qui ne part pas, il faut être comme ça.
Pour Fishbach, ça fait un an et demi que Flora veut avoir un groupe, elle cherchait quelqu’un à la basse. Moi, ce n’est pas mon instrument de base, je suis plutôt guitariste, mais on a une amitié très passionnante avec Flora. Elle m’a proposé, et j’ai tout de suite dit oui. On a fait une première tournée, ce qui a confirmé le fait qu’on pouvait travailler ensemble.
Et je suis à fond, parce que ça me nourrit, de plusieurs façons. C’est incroyable d’avoir quelqu’un comme Flora dans ma vie quotidienne, parce qu’on travaille beaucoup sur son projet, et c’est comme des leçons, des expériences, et ça me rassure énormément concernant les gens de qui je m’entoure. Ça me fait de l’expérience pour nourrir ma composition, et je suis sûre que je leur apporte quelque chose aussi… C’est un échange fluide.
Du coup, ce qui va t’occuper prochainement, c’est cette sortie de Premature Love Songs, la tournée avec Flora, d’autres projets en cours… ?
Chaque moment de répit par rapport au projet de Flora, je veux l’exploiter ; des live sessions de mes chansons… Car je ne peux pas partir en tournée, mais je veux garder ma présence en ligne. Il y a toujours des moyens de continuer à faire son truc, et ceux des autres, il faut juste ne pas oublier, et ne pas avoir la flemme.
Je pense que je vais me produire un peu en solo, comme ça je pourrai jouer les chansons du nouvel EP. Et puis je sors six clips avec, tous réalisés par des femmes ; comme ça, ça garde la contrainte technique et aussi la problématique de la représentation des femmes.
Tu fais des visuels et des vidéos pour toi et pour Cléa Vincent notamment, vas-tu continuer à travailler ces arts-là ?
J’aime bien faire de la photo et de la vidéo. Mais je me suis rendu compte récemment que ce que j’aime par-dessus tout, c’est être en studio, produire, arranger… Avoir un ingénieur du son avec moi, et avoir un rôle de réal’. J’ai fait ça pendant quatre jours avec Laure Briard, et là, je me suis rendu compte que c’était vraiment ma direction. Je ne suis pas sûre de vouloir tourner toute ma vie… Plutôt comme Patti Smith, tu vois, trois concerts par an, et c’est genre « Ouahhh, elle est là ! » – dream big. (rires) Comme ça, je fais un concert, mon moment de kiff… Mais là où je veux être, c’est en studio. Déjà, je suis quelqu’un qui ne sort pas la nuit, donc ça correspond bien, parce que chez moi je ne regarde pas Friends ou Star Trek en boucle, donc je fais de la musique !
Trois noms dans la nouvelle scène, dans ton entourage direct ou non, que tu trouves vraiment inspirants en ce moment ?
L’année dernière, on a joué avec un groupe qui s’appelle Le Chemin de la Honte, on était en tournée avec Laure Briard, à Toulouse, ils avaient fait de la bouffe vegan pour tous, c’était trop cool. À un moment, on a entendu le dernier groupe jouer en bas, on était super fatigués mais on s’est dit : « Allez, on descend voir ». Ils avaient deux basses, un bassiste au centre devant tout le monde qui jouait des trucs assez répétitifs, une guitare très maigre, une batterie jouée machinalement, et une nana avec une basse à deux cordes, habillée comme si elle sortait de son lit, qui ne jouait que des riffs sataniques trop bien, et chantait super bien en français, très punk.
Les deux autres, ce serait Cléa Vincent et Fishbach… Et Laure Briard aussi, je vais tricher… Et Clémentine aussi, du projet Norma, c’est une vraie shreddeuse !