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Woodkid. Le grand inventaire

Woodkid. Le grand inventaire

Un des albums les plus attendus de l’année est sorti : S16, le nouveau Woodkid vient d’être révélé au grand public. Sept ans après son classique The Golden Age, le « Wagner français » – compositeur, chanteur, réalisateur et nous en passons – dévoile un album plus intime et émotionnel. De la genèse de l’œuvre à la place qu’elle occupe dans le nouveau monde, nous avons fait le bilan.

Teasé il y a environ un an, le retour de Woodkid a tout simplement créé une attente fiévreuse. S’il avait annoncé son retrait de l’industrie musicale après la tournée de son premier opus The Golden Age (2013), l’homme aux multiples casquettes ne s’était pourtant pas fait si discret : compositions pour défilés de haute couture (Louis Vuitton), de longs métrages (Desierto de Jonás Cuarón), multiples collaborations (de JR à Panteros666)… Mais alors, ce second projet, S16, est-il à la hauteur du précédent ? Cette question est stupide, car il n’en est ni l’extension, ni la suite. C’est une œuvre sombre et personnelle qui s’inscrit dans un monde bien réel et d’actualité. Un discours artistique fort, épaulé par une production tantôt musclée, tantôt intime, mais jamais simpliste. L’occasion de refaire le film de sa conception, mais également de l’évolution de l’artiste qu’est Woodkid, et de l’homme qu’est Yoann Lemoine.

Manifesto XXI – Il y a sept ans, tu sortais The Golden Age, qui est devenu culte grâce à ses productions orchestrales épiques. Aujourd’hui, tu sors ton second album S16, une production plus intime. On y retrouve beaucoup de morceaux piano-voix. C’est un projet plus personnel ?

Woodkid : C’est un album qui s’aligne avec mon état d’esprit au moment où je l’ai fait. Je ne me suis pas posé la question de l’intention de le rendre plus personnel. J’aime bien dire que si mon premier album était un blockbuster hollywoodien, S16 se rapproche plus d’un thriller de science-fiction dans le style de Tarkovski. J’avais envie d’explorer les zones de l’étrange.

S16

Dans de nombreux morceaux de ce second LP, on y retrouve souvent le style musical que tu avais exploré lors de ta collaboration avec Nicolas Ghesquière pour Louis Vuitton. À ce moment-là, tu avais déjà en tête cet album ? On sent que ces deux œuvres se répondent.

Absolument. Cela s’est fait en parallèle, et les deux projets témoignent de ce que je suis à un moment précis. J’étais suffisamment libre dans la composition que j’ai faite pour Nicolas, tout simplement car je n’étais pas contraint par un certain format pop : je ne chante que sur un des morceaux durant ce défilé. Avec cette liberté, j’ai pu plaquer mes thèmes musicaux sur ses thèmes à lui. Dans ses créations, il aime mélanger des choses qui ne sont à la base pas faites pour être ensemble. Et musicalement, j’ai eu tout simplement à paraphraser ses idées singulières. Quand il venait me voir en me disant que cette partie de la collection était très occulte, avec un esprit martial japonais, je me suis mis à travailler sur des mantras des musiques très répétitives et des hakas de judo. En paraphrasant ainsi, et en découvrant ces nouvelles possibilités, il était hors de question de ne pas réinjecter ces idées dans le prochain album que je commençais à dessiner dans ma tête.

Aujourd’hui, quand on évoque le monde industriel, on pense à de la démesure, de la recherche à produire plus, et en parallèle, il y a la classe ouvrière. L’infiniment petit, l’infiniment grand. C’est une résonance fractale entre la machine du monde et les comportements intimes de l’humain.

Woodkid

Dans ces nouvelles idées, on y retrouve le fil rouge de cet album : des bruits de mécaniques, métalliques. Comme s’il tournait autour d’une grosse machinerie. C’est un symbole ?

Dès le début, j’avais cette volonté de mettre l’industriel au centre. Quand je parle d’industriel, cela m’évoque des choses en tant que musicien, mais aussi en tant que réalisateur. Pour moi, c’était un moyen de parler de forces qui s’opposent, positives et négatives, petites et grandes. Le rapport de l’humain aux différentes échelles. Aujourd’hui, quand on évoque le monde industriel, on pense à de la démesure, de la recherche à produire plus, et en parallèle, il y a la classe ouvrière. L’infiniment petit, l’infiniment grand. C’est une résonance fractale entre la machine du monde et les comportements intimes de l’humain. Et en amplifiant ces idées, on peut confronter des choses très personnelles comme la dépression, le doute, l’amour avec des mouvements collectifs, de la masse, par rapport à des phénomènes comme la montée de l’extrême droite, le défi climatique. On peut donc penser que cette machine y fait référence, mais elle peut aussi évoquer le démon intérieur en chacun de nous. Je pense que cette rupture que l’on observe dans le monde aujourd’hui n’est que le résultat de toutes ces ruptures intérieures.

Cet album dépeint cette force gravitationnelle autour du sombre, mais aussi de la lumière.

Woodkid
Manifesto 21 - Woodkid
Woodkid © Collier Schorr

Dans « Highway » ou même « Pale Yellow », tu superposes ta voix avec une voix très grave en fond. C’est ton démon intérieur que l’on peut écouter, celui que tout le monde cache aussi en soi ?

Je n’arrive pas à le matérialiser d’un point de vue aussi manichéen, je pense que c’est beaucoup plus complexe que cela. En tout cas pour moi, je ne me permettrais pas de parler pour les autres. Pour moi, ces démons sont aussi instructeurs que destructifs. J’ai trouvé dans la noirceur, une forme de confort, de fascination. Je crois que les soucis du monde (même si ce n’est pas aussi léger en réalité, puisqu’on a dépassé le stade du soucis), sont des challenges car ils sont tout aussi attractifs que répulsifs. Si on prend par exemple l’avènement au pouvoir de Trump, qui n’est que le résultat d’un énorme problème sous-jacent, et qu’on l’observe avec honnêteté, c’est que les gens l’adorent autant qu’ils le détestent. C’est un objet d’entertainment, une source de revenu pour CNN, puisqu’il créé l’actualité. Cet album dépeint cette force gravitationnelle autour du sombre, mais aussi de la lumière. Et cette lumière peut être aveuglante aussi. Quand j’allume la radio et que je tombe sur des tubes de dance, c’est une lumière complètement aveuglante, complètement à côté du monde.

Woodkid – « Goliath »

Le nom que tu as donné à cet album décrit bien cette ambivalence : S16 est la représentation chimique du souffre, produit de base de l’industrie chimique, de la poudre à canon, et de l’exploitation minière.

Tout à fait. Et ce qui est encore le plus surprenant à savoir sur le souffre, c’est qu’il n’est pas sombre, mais jaune pâle. Couleur que l’on associe à quelque chose de plus lumineux en général. Autre chose à savoir également, le souffre est un élément fondateur de la vie. Sans souffre, il n’y a pas de vie. Son utilisation principale dans l’industrie chimique permet de fabriquer des engrais. C’est un élément naturel qui est fondateur de vie et que l’on peut également retrouver dans des mines à ciel ouvert qui ont des conséquences désastreuses sur la santé des ouvriers, ou encore dans la création du gaz moutarde, arme meurtrière. Du coup cela faisait sens d’appeler l’album S16, car il fait écho à l’industrie qui était le but initial, mais aussi à la dualité et l’ambivalence. En tant qu’artiste, c’est extrêmement intéressant de traiter du paradoxe.

Il est essentiel de s’aimer soi-même pour aimer l’autre. Mais j’ai besoin que l’on m’aime pour que je puisse apprendre à m’aimer.

Woodkid

Il y a un film que tu adores qui est Docteur Folamour de Stanley Kubrick. En beaucoup moins cynique, on y retrouve une forme de désillusion et d’acceptation face à un monde qui se détruit.

Pour être honnête, il y a quelque chose qui relève de la mégalomanie chez moi, et tout artiste y est confronté de façon plus ou moins prononcée. Chez moi, elle a été très prononcée à un moment donné. Je n’aurais pas fait mon premier album sans ce cri adolescent qui sait tout, qui veut tout faire, sans avoir une connaissance musicale, et emmener un orchestre musical au Grand Rex pour chanter devant. Il fallait une forme de folie. Je me suis très vite pris un mur, mais c’est normal. Ça fait parti du jeu de l’adolescence en fait. Quand je parle d’adolescence, je parle de ma carrière, car je n’étais plus du tout un ado lorsque j’ai sorti The Golden Age.

Dans cet album, je ne donne pas de leçons en effet, sauf peut-être une, qui est sans doute la seule chose que j’ai compris de tout cela : c’est qu’il y a une force folle à demander de l’aide. Il est essentiel de s’aimer soi-même pour aimer l’autre. Mais j’ai besoin que l’on m’aime pour que je puisse apprendre à m’aimer. L’album tourne autour de ça en réalité (rires). Toutes les chansons parlent à peu près de la même chose : d’une certaine idée de la détresse, de la résilience, et de l’espoir. Ça peut paraître un peu ringard de dire cela, je le dis rarement, mais je pense que l’amour est la clé de tout. C’est la lueur d’espoir de S16 d’ailleurs.

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Tu finis d’ailleurs l’album sur une lueur d’espoir particulière dans « Minus 61 ». Le morceau se termine sur un climax épique avec un chœur d’enfants. L’espoir réside dans la génération future également ?

J’espère qu’on ne va pas leur demander qu’à eux de régler nos problèmes, en tout cas ceux qu’on a causé, qui sont d’ailleurs plutôt les leurs maintenant. Cette chanson, c’est presque le « plot twist » de l’album. J’avais cette image d’un homme en haut d’une tour, qui regarde le monde, avec un œil nostalgique, qui fait le bilan de sa vie. Un homme qui regarde New York, pris dans la glace, comme s’il y avait eu un renversement climatique ou économique. Un homme qui se rend compte que le monde qu’il a construit était en train de perdre un grand procès. On peut y entendre des harmonies très froides et vient alors ce plot twist, où le morceau s’emballe et devient tout d’un coup très lumineux avec ces voix d’enfants. Ces enfants, qui chantent un renouveau du monde. Je ne pouvais pas laisser l’album sans une touche utopique. Agnès Varda disait que les artistes se devaient d’être utopistes, sinon personne ne le serait. C’est comme s’il m’était nécessaire de traverser ce sombre tunnel pour finir sur l’état d’esprit de mon premier album, mais dans une pleine conscience de ces limites et de son contrepoids.

Manifesto 21 - Woodkid
Woodkid © Collier Schorr

De plus en plus d’artistes, notamment en musique, explorent le thème d’un possible effondrement de la société. On l’a vu notamment avec l’album de Rone cette année. Pour toi, il devient de plus en plus nécessaire pour un artiste de traiter de ces sujets en 2020 ?

Je pense qu’il serait irresponsable pour un artiste aujourd’hui de ne pas en être conscient. Ça ne veut pas dire qu’il faut nécessairement en parler. Un artiste fait de la musique qui est quand même orientée par le monde. Faire un album de dance aujourd’hui, ça peut être un acte politique. Mais ça me paraîtrait absolument déconnecté de ne pas le faire en réaction au monde. Je ne dis pas que mon propos est celui que tout le monde doit tenir, et heureusement qu’on ne va pas tous se taper des albums déprimants comme le mien (rires). En tant qu’artiste, on a un rôle. On peut commenter, divertir, aider à la résilience… Il y a plein de manières de le faire. Ce qui m’insupporte, c’est d’écouter des morceaux qui parlent de sujets d’il y a vingt ans, et qui sont complètement déconnectés d’aujourd’hui. La musique doit être politique de ce point de vue, sans être forcément engagée.

Prendre son temps pour faire un album, c’est politique.

Woodkid
Woodkid – « Pale Yellow »

Dans The Golden Age, tu symbolisais l’indépendance. Dans S16, la dépendance et l’ambivalence. Ce serait quoi la suite logique de ce parcours ?

Je ne vois pas S16 comme une suite de The Golden Age. Mon premier album était plus une fable d’heroic fantasy qui parlait de mon enfance et de la construction de ma sexualité. S16 est beaucoup plus réaliste et littéral, même si l’image ne l’est pas. Ici, je ne regarde pas du tout le passé, je ne suis pas nostalgique. Cet album est très ancré dans le présent, voir dans l’espoir du futur. Le troisième album – s’il y en a un et si je ressens l’envie de le faire –, je pense qu’il fera d’autant plus exister celui-là que le précédent. La conclusion de cet album c’est quand même que tout s’ouvre. Je ne pouvais pas faire un album aussi introspectif sans qu’il s’ouvre à la fin.

Je pense qu’il sera plus lumineux si je dois en faire un troisième. Mais je suis fier de cet album-là car il est politique à plein de niveaux. Prendre son temps pour faire un album, c’est politique. Et puis faire un album sombre, je pense que ça l’est aussi aujourd’hui. De ne pas prétendre que tout va bien, mais essayer d’y trouver de la tendresse et de la beauté. C’est dans ces grands moments d’inventaire, que l’on devient plus beau. Aujourd’hui, je trouve cela beau que beaucoup d’hommes, qu’ils soient hétéros, cisgenres ou même gays, fassent ce grand inventaire. De ce qui est remis en cause dans des luttes qui convergent aujourd’hui. Et pour y parvenir, il est nécessaire d’atteindre des périodes de noirceur, de crise de rupture. Il y aura donc ceux qui voudront s’accrocher à leur position et qui disparaitront avec le vieux monde, et les autres. Et ces changements sont beaucoup plus lumineux que de prétendre qu’il n’y a pas de problèmes. Ça ne veut pas dire qu’il faut cracher sur tout ce qu’il y avait avant, cela veut juste dire que le monde avance.

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