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Tarek Lakhrissi, la puissance de l’intime

Tarek Lakhrissi, la puissance de l’intime

Tarek Lakhrissi est un jeune poète et artiste visuel. Aujourd’hui en résidence à La Galerie à Noisy-le-Sec, il développe sa pratique autour de différents médiums tels que la poésie, la performance et la vidéo. Elle prend d’abord la forme d’un film, Diaspora/Situations réalisé en autodidacte, documentaire en forme de rencontres autour de la question des identités diasporiques queer. Mais aussi de performances-conférences, récitées et dansées où il est aussi bien fait référence à José Esteban Muñoz qu’à Wallen.  Explorateur des Internets et de l’intime, Tarek Lakhrissi ne s’arrête pas là pour faire sens et pour faire soin. Conversation placée sous le signe de la modernité et du partage.

Peux-tu te présenter en quelques mots ?

En quelques mots : je m’appelle Tarek, j’habite à Paris, je suis artiste en résidence en ce moment à La Galerie à Noisy-le-Sec et je viens de manger, à Belleville.

Parlons de ta pratique et d’abord, comment s’est-elle construite ?

Ma pratique s’est construite à partir de mon écriture de carnets. J’en ai beaucoup écrit, de mes 15 à mes 22, 23 ans. Je le fais moins aujourd’hui mais cela m’a permis d’expérimenter autant des formes littéraires que visuelles. J’avais toujours eu un désir d’approfondir cette pratique, mais j’étais toujours entre l’université et mon travail de libraire à l’époque. J’avais très peu de temps pour me concentrer vraiment sur quelque chose de précis. C’est pour ça qu’aujourd’hui je suis encore « bloqué » sur l’écriture : ma pratique reste très inspirée du mot, du langage, de la manière de parler. Comment une parole a une forme, un impact. Comment par la parole, on peut créer une communauté. Comment par la parole, il y a une possibilité d’exprimer certaines choses plus facilement, et donc d’utiliser pour ça notamment la poésie.

carnets – © Tarek Lakhrissi

Tu me devances. Je voulais parler de ta pratique et de son lien à la langue, à la poésie, mais aussi à l’intime, parce que c’est quelque chose qui semble marquer ton travail, surtout dans tes performances.

L’intime, c’est un peu compliqué. C’est un terrain dangereux. C’est comme marcher sans filet. Cela correspond aussi à mon mode de vie. Je n’ai pas grandi dans un espace très protégé. J’ai dû être indépendant financièrement dès mes dix-huit ans, et très vite, la notion de risque est devenue ma seule possibilité d’exister. Je n’avais pas d’autre choix. L’intime s’est vite imposé comme une manière de travailler et il est devenu un motif de travail. J’espère, et j’imagine, faire transparaître dans ma pratique la manière dont on peut rendre l’intime dans une forme plastique à travers la notion de risque. Et comment cette forme peut autant jouer sur la transparence, que sur le mensonge, la construction, la reconstitution de souvenirs, le fantasme. Il s’agit aussi de révéler une certaine plasticité dans le terrain que ça ouvre.

Comme dans Blouse Bleue où tu nous emmènes dans ce que tu appelles une conférence-performance, qui est à la fois une performance, mais aussi une conférence sur des choses qui te parlent et t’influencent. On y vogue entre l’intime, le poétique et des choses extrêmement concrètes qui sont liées à ton système de référence. On y retrouve l’expérience comme base de ta pratique, principe qui s’est un peu constitué avec le film Diaspora/Situations. Est-ce que tu pourrais nous en dire quelques mots ?

Diaspora/Situations a commencé comme une forme d’hommage à des conversations qui m’ont transformé et inspiré. C’est là aussi où on voit la puissance de l’intime : quand il permet d’accéder à des endroits où on ne serait pas allé sans. Il y a aussi une démarche assez expérimentale dans le fait de s’utiliser « soi » comme point de départ. C’est à la fois dangereux parce que ça crée un forme d’exposition, pas forcément souhaitée ou qu’on ne maîtrise pas tout à fait. Mais c’est également, pour moi un enjeu de générosité, c’est un peu dire : « je suis là, vous êtes là, on va partager quelque chose ». 

images extraites du film Diaspora/situations – © Tarek Lakhrissi

Finalement, le film Diaspora/Situations, c’est toujours une expérience étrange. Il est une sorte d’extension d’une réflexion partie de moi et de mes relations, de la confiance aussi que les personnes m’ont accordée et de l’impact imprévu qu’elle a eu. C’est un impact de reconnaissance, d’identification. Un impact de l’ordre des « moyens de se sentir un peu moins seul » dans un champ de représentations, notamment en France, où si tu es une personne de couleur, ou une personne queer ou trans, tu es difficilement représenté.

Tu fais partie d’une génération d’artistes qui est une génération du DIY quelque part, une génération de l’Internet, où elle glane des contenus et des inspirations. Est-ce que ça a influencé ton travail ? Et si oui, de quelle manière ?

D’un point de vue vraiment formel, basique, Internet, quand tu n’as pas le temps de suivre des cours aux Beaux-Arts, ou que tu n’as pas un studio ou les moyens d’acheter un pot de peinture, c’est un espace de contenus. Tu peux faire un screenshot et, esthétiquement, si tu identifies ce screenshot comme une œuvre d’art, alors c’est une oeuvre d’art. Si tu décides de la photocopier et de la mettre dans un cadre, c’est ton objet. Internet donne aussi le sentiment de se sentir beaucoup moins seul, grâce à Instagram, grâce à Tumblr où tu crées des communautés de goût. Il y a une vraie puissance à l’idée de ne plus se sentir seul. Quand tu es le weirdo au fond de la classe, tout d’un coup, tu te rends compte qu’il y a toute une communauté de weirdos qui sont en fait beaucoup plus weirdos que toi et cela te donne une certaine puissance. C’est également pour ça qu’il peut y avoir un enfermement ou une difficulté à prendre de la distance par rapport à ça. Mais Internet, juste en termes de contenus, c’est inouï.

Blouse Bleue – ©Tarek Lakhrissi

Par exemple, cet effet étrange: tu écoutais une chanson quand tu étais petit, mais tu n’en as jamais vu le clip. Un jour, tu veux la réécouter sur YouTube, et tu tombes sur le clip. C’est fou l’émotion que ça procure de finalement mettre des images, de happer des images que tu avais imaginées. Ou  faire des recherches sur un terme et geeker sur un dispositif jusqu’à en devenir spécialiste d’une notion complètement absurde. Cette question de contenus, de communauté, d’existence, ça fait d’Internet une immense source de créativité et d’inspiration. Rien que l’effet de l’image virale, que je trouve assez magique, voir presque mystique quelque part.

C’est ce que montre un peu ton travail, que ce screenshot, cette image virale, elle peut devenir autre chose selon comment tu la reçois. Ça parle de puissance et d’empowerement, de faire du beau avec du “banal”. Outre la source d’inspiration qu’Internet peut représenter, est-ce que cette notion de l’Internet comme “marquage générationnel” a pu avoir une influence sur ta position dans le milieu de l’art contemporain où tu arrives aujourd’hui – puisque poète par ailleurs et auparavant ?

Quand tu es « projeté » dans cet espace – parce que tu es clairement projeté dans le ventre du dragon de l’art contemporain – il y a beaucoup de choses à apprendre et à négocier. L’espace parisien, sur ce point, est assez changeant mais ce n’est forcément l’espace le plus évident quand tu es un jeune artiste. On est quand même beaucoup dans une culture d’institutions et du diplôme. Moi, je n’ai pas de diplôme d’école d’art, et le soutien institutionnel est venu plus tard. Je suis davantage passé par un intérêt à l’étranger, justement grâce à internet et à des contacts ou à des voyages. J’ai l’impression que ça se passe beaucoup comme ça en France: tu n’existes pas tant que tu n’as pas eu de validation extérieure. Ça rend les choses encore plus compliquées quand tu es un jeune artiste ou un artiste émergent.

©Charlie Gosp

Pour continuer ton travail dans des bonnes conditions, cela suppose avoir de l’argent pour acheter ton matériel, et donc d’avoir du temps et un espace. Ce qui n’est souvent pas le cas à Paris, parce que c’est une ville saturée et chère. Ici, il me semble être très compliqué de trouver un système de mentorat. Je ne dis pas que c’est plus évident à l’étranger, mais tu es quand même beaucoup livré à toi-même. J’ai eu beaucoup de chance. Dans tous mes projets, j’ai travaillé avec des personnes qui m’ont vraiment soutenu et fait confiance – notamment des curateurs – dont Sarina Basta, dont Vincent Honoré, mais aussi Cédric Fauq, Yann Chevallier, ou Oulimata Gueye. J’ai aussi la chance d’être entouré d’autres jeunes artistes, qui sont dans la communication, dans le partage d’information comme Anne Vimeux, Mawena Yehouessi, Josèfa Ntjam ou encore Ghita Skali. Ce qui n’est pas évident, parce qu’il y a aussi une forme de compétitivité dans l’art contemporain.

Il y a une certaine protéiformité dans ta pratique, qu’est-ce que ça représente pour toi ? Qu’est-ce que ça t’apporte ? D’où est-ce que tu penses que ça vient ?

Avoir une pratique protéiforme aujourd’hui en France, simplement de le faire, c’est prouver que ça existe et que c’est possible. Ça reste marginal, parce qu’on te fait comprendre que tu si veux être artiste, tu dois choisir un médium. C’est comme ça que ça marche.  Pour ma part, il se trouve que je choisis des médiums qui sont d’ailleurs les plus compliqués à considérer comme objets artistiques sur le marché.

poems on walls, Talismans (1), gold and black vinyl poems on walls (2018) – © Guillaume Pazat

Mais à mes yeux, l’art est une manière d’expérimenter des choses, et je ne voyais pas une seule manière de le faire. En termes de médiums et de moyens d’expression, je suis intéressé par la notion de glissement, d’assemblage, d’inspiration aussi, venant de choses qui sont pas forcément considérées comme « artistiques ». Comme les vidéos virales – j’y reviens. En ce moment je suis obsédé par une vidéo virale sur le slutwalk, dans laquelle une jeune femme, répondant à un journaliste [Jesse Lee Peterson], fait tout un discours expliquant qu’elle s’identifie comme une « slut ». Le journaliste lui pose des questions assez sexistes. Quand il lui demande son âge, elle lui répond simplement: « I’m grown ».

La vidéo est devenue virale parce que cette femme est simplement incroyable. Pour moi, ça, c’est de l’art en fait. Ce genre de manifestation, toutes les émotions qu’elles te procurent, qui sont des émotions de puissance, c’est à ce niveau là que pour moi l’art a un sens. Quand il te permet d’en ressortir empowered, beaucoup plus fort et confiant. Je sais que c’est très ambitieux et j’y travaille énormément, mais j’aimerais beaucoup me tourner vers ce genre de pratique, qui a commencé avec Diaspora/situations. A partir du moment où il y a une réception et que les gens m’ont dit qu’ils se sentaient beaucoup moins seuls, ou qu’ils se sentaient bien après avoir vu le film, pour moi, c’était le début du “ok, il y a clairement quelque chose de magique et de puissant”.

Il y a quelque chose du soin.

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Du soin, oui, qui passe par l’alchimie, qui passe par l’arbitraire aussi. Et paradoxalement, par beaucoup de violence, parce que, toutes les émotions sont violentes.

Quels sont tes projets actuels et à venir?

Je travaille sur un film dans le cadre de la résidence. Ce sera un film de science-fiction et d’anticipation, en huis-clos dans la banlieue. J’espère y mettre en question l’idée de communauté et y réfléchir de manière insolente à la notion de jeunesse et de futur. Cette vidéo va devenir une installation dans le cadre d’une exposition que je mets en place en ce moment avec Thomas Conchou et l’équipe de la Galerie. On réfléchit tous les deux à ce que ça veut dire d’être un jeune artiste mais aussi de travailler sur cette idée de créer des espaces. Je sais toujours pas pourquoi la notion de communauté m’intéresse. Mais c’est un moteur, ça me stimule de savoir pourquoi. Ce que j’aime dans la communauté c’est sa capacité à la fois de création et de destruction. Comme l’amour ou la religion, il y a quelque chose d’inquiétant et de fascinant dans l’idée de groupe, de fusion. Toutes ces questions font sens dans la société actuelle – ces questions de l’envahissement, qu’on se retrouve envahis, dans une situation de vulnérabilité – parce que la notion de communauté vacille. On essaie de la fixer, mais elle nous échappe tout le temps.

aladdin’s soft nightmare (contemplation #1, 2 et 3), photographie, 2018 – © Tarek Lakhrissi

En parallèle, je crée les workshops “Fuck the poésie” au Doc. A chaque séance, j’invite un.e poète.sse, avec à discuter de son processus de création et à lire un de ses textes. Suit un temps d’écriture – très important pour moi –  où les participants créent un texte en fonction du thème proposé et de ce qui a été discuté. Ils peuvent ensuite le lire. Ce qui m’intéressait, c’était de réfléchir à plusieurs sur ce que ça veut dire d’écrire, et de ne plus le faire seul. Mais également de démystifier cette idée du poète, de l’écrivain, isolé dans sa tour d’ivoire. D’où Fuck the poésie.

Je travaille également avec Lafayette Anticipation sur un projet qui me tient à coeur et qui s’appelle “Différents Alibis”. J’invite quatre performeurs: Lily Hook,Ndayé Kouagou, Christelle Oyiri et Harilay Rabenjamina, qui sont à mon sens quatre artistes qui viennent de quatre champs différents – la photographie, le graphisme, le djing et la performance. Chacun.e propose une pièce qui sera une réponse à cette question qu’on te pose quand t’es une personne de couleur et/ou une femme dans l’art: « Pourquoi t’es là? ». D’où la notion d’alibi, il faut que tu aies un alibi pour exister. Tu dois forcément avoir une narration, un « truc cool » ou une vie tragique. 

Etant un millenial, ancré dans une culture pop que tu ne dénigres pas, je vais te poser une question fun et de te demander si tu veux bien nous donner tes trois obsessions du moment.

Il y a l’émission Striptease que je regarde sur YouTube, j’écoute en boucle Don’t Speak de No Doubt et je lis Audre Lorde, Your Silence will not protect you.

La première édition de “Différents Alibis” aura lieu ce vendredi 26 octobre à 19h30 à Lafayette Anticipations, au 9 rue du Plâtre, 75004.

La prochaine séance de Fuck the Poésie aura lieu le 21 novembre 2018 au Doc! (Espace Galop) avec en invités Claire Finch et Rami Karim.

Pour suivre le travail de Tarek Lakhrissi: https://tareklakhrissi.com/

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