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Un moment figé dans le présent avec Sabrina Bellaouel

Un moment figé dans le présent avec Sabrina Bellaouel

Depuis 2017, la chanteuse et productrice agite la scène francophone en testant, sans concessions, tout type de composition. Avec Al Hadr, la voix soul de Sabrina Bellaouel nous emporte une nouvelle fois dans un espace sincère et spirituel.

En ce début mars, Sabrina Bellaouel se dévoile entièrement sa musique expérimentale, dans un ultime condensé de ces anciens travaux. Cette voix unique R&B/Soul se pose sur des productions électroniques toujours étonnantes et colorées, qui n’hésitent pas à être trafiquées et déstructurées pour servir le propos.  Cette fois, trois langues qui lui sont chères sont fusionnées pour un ensemble harmonieux et personnel. La chanteuse et compositrice revient avec nous sur le temps présent et sa sérénité retrouvée dans son dernier projet, Al Hadr

MANIFESTO XXI – C’est un honneur de pouvoir échanger avec toi et de présenter ton travail. Peux-tu te présenter pour celle·eux qui ne te connaitraient pas ?

Sabrina Bellaouel – Je m’appelle Sabrina Bellaouel, je suis chanteuse et productrice et je vis à Bagneux, dans le 92. Mon projet, c’est un album de treize morceaux qui sort le 3 mars chez InFiné et qui s’appelle Al Hadr. Ce titre signifie « le moment présent » et ça me représente entièrement. Le projet est à l’image de toute la palette de ma musique, en un ensemble. Je n’étais pas vraiment prête à tout ça. J’ai vécu une certaine transition dans ma vie. J’ai pris plus confiance en moi et j’ai assumé plus d’aspect de ma personnalité. J’ai pu explorer plein de choses musicalement et ça avait du sens de rassembler toutes ces pièces, comme on assemble des chutes de tissu. C’est comme ça que je vois mon album : des chutes que j’ai réunies et qui représentent ce que je suis et ce que j’ai envie de présenter. Il y a de quoi danser, des chants un peu spirituels et des invitées formidables.

La grosse différence avec mes anciens projets, c’est que je me suis plus ancrée dedans. Tu vois, moi, Sabrina Bellaouel, qui est là maintenant, j’ai arrêté de me projeter trop loin dans le futur et de me créer une personnalité artistique qui n’existe pas. Ou alors d’être trop nostalgique de ce que je faisais avant. J’étais un peu tiraillée, par rapport à ma discographie, entre ce que j’ai fait avant et les choses que je projette de faire dans le futur. J’ai un côté très expérimental et électronique que j’avais envie de tester et je ne trouvais jamais la jonction entre les deux. Du coup, je me suis ancrée, je me suis posée, j’ai tout mis ensemble et ça a finalement fait sens. C’est mon ADN.

© Tom Kleinberg

Al Hadr est un album trilingue (français, arabe et anglais). Tout y est subtilement géré, on passe d’une langue à une autre sans réellement s’en rendre compte. Tu avais fait ton projet illusions en 2017 uniquement en anglais, tu avais parfois fait des passages en français sur des single, mais un album entier où tout est mélangé, jamais encore. Comptais-tu associer ces 3 inspirations linguistiques ensemble depuis longtemps ?

Pour moi, le choix de la langue n’est pas du tout stratégique. C’est le morceau, la musique qui appelle une langue. Parce que la langue, c’est un rythme avant tout, et une couleur. Parfois le morceau se prête à du français, parfois à de l’anglais. Sur l’intro de l’album, par exemple, il y a des polyrythmies, des gnaouas [Musique confrérique soufie généralement associée à des paroles de caractères religieux, qui invoque les ancêtres et les esprits, NDLR] qui appellent forcément à la spiritualité et à la poésie de la langue arabe. 

Autre exemple, le morceau « Jah », qui parle de Dieu. Il m’a semblé important de l’écrire en français parce qu’on parle très peu de Dieu en français. En tout cas, je ne choisis pas la langue au préalable. C’est la musique qui crée cet espace pour la langue. Ensuite, c’est tout un travail d’écriture mélodique, de sens. J’ai eu la chance de collaborer avec Bonnie Banane qui m’a aidé à écrire les morceaux en français. Pour le reste, c’est aussi l’endroit où je me trouve dans le monde qui m’inspire. Pour cet album particulièrement, j’ai passé beaucoup de temps à Londres, à Amsterdam et à La Haye. Tu écoutes des prods, arrangements et mélodies, les paroles viennent directement parce que tu as la langue dans le cerveau, c’est automatique. 

Dès le premier titre, on est frappé par l’importance de l’autotune et par toutes sortes d’autres modifications de ta voix qui font apparition au cours du projet. On entend des voix aux tonalités aiguës, accélérées, saccadées sur le morceau « Trust », ou encore très graves sur « Rapture ». Des voix qui accompagnent des paroles aux penchants romantiques et érotiques, comme dans le morceau « Body », où ta voix nous est murmurée à l’oreille. On a vraiment l’impression que tu as pris la création de cet opus comme un jeu, est-ce le cas ?

Je me suis créé un espace avec cet album, un espace totalement libre. J’ai expérimenté des trucs seule et accompagnée. Plus c’était inconfortable et mieux c’était. Et c’est dans cet espace de liberté que se crée le miracle, pour moi. Je vais faire une mélodie que je n’aurais pas pu créer autre part ou dans des espaces plus clos. Là, il y a tellement de ponts, entre les différentes techniques de compositions, d’enregistrements, les jeux avec les langues, les personnes et les endroits… Au départ, quand j’ai commencé à en parler à Alexandre Cazac qui est le directeur de mon label, cet album était un labyrinthe, dans ma tête. En fait, il y avait pleins d’espaces de jeu et il fallait que tout rentre dans un seul projet. Sauf que pour moi, la musique n’a jamais été une chose qui a des limites. C’est un tissu qui est extensible à l’infini et je trouve ça stylé et miraculeux de pouvoir écouter cet album aujourd’hui et me dire que j’en suis arrivé là. Je me reconnais dans tout et ça me fait beaucoup de bien. 

En plus des voix, tu t’orientes vers des détails proches du design sonore du domaine filmique. Ça a toujours été présent dans ton travail, mais plus encore aujourd’hui. Al Hadr s’est fait en collaboration avec le producteur Basile3 (également chez Infiné) et Monomite avec qui tu travailles depuis tes premières sorties. On y retrouve pleins de test sonores, des mélodies inversées, des échos déstabilisants, des bruits de cassettes, des ralentissements…

C’est un jeu qui me fait du bien, d’expérimenter. Je me suis sentie libre et j’ai atteint une sorte de lâcher prise que je n’avais pas forcément la possibilité d’atteindre avant, parce que je travaillais beaucoup avec les autres. Et sur cet album, les démos, je les ai créées. Une grosse partie des arrangements ont été faits en coproduction, mais j’ai vraiment suivi le processus de A à Z. C’est un poids qui a l’air énorme comme ça, parce que tout jaillit de toi, mais en même temps, il faut savoir lâcher prise là-dessus. J’espère avoir cet état d’esprit sur les prochains projets. 

Malgré tous ces détails, Al Hadr est bien plus pop et accessible, jusqu’à la pochette qui inspire la sérénité, un accomplissement. En plus des multiples influences R&B, on retrouve de la soul et même de la folk. Comment perçois-tu ton évolution musicale ? Voulais-tu que ton message et ta création soient plus simples à comprendre ? 

Franchement, j’ai lu dans des interviews ou des tweets des retours sur la complexité de ma musique. Mais ça ne m’a jamais touché au point de me dire que je devais changer mon processus ou rendre ma musique plus simple et abordable. Ça vient naturellement. Je suis beaucoup plus à l’aise avec ma personnalité et plus je suis à l’aise avec mon personnage de productrice, plus j’ai envie de dire des choses de manière abordable. C’est une bulle qui éclate et je laisse les gens y rentrer. La musique est faite pour être partagée et je crois que c’est comme ça que je fonctionne le mieux. En somme, je ressens que je suis plus en confiance et que le message délivré est plus simple. 

© Tom Kleinberg

Tu nous parlais d’invitées tout à l’heure, il y en a deux, Bonnie Banane et Crystallmess. Peux-tu nous en dire plus sur ces collaborations, et sur la façon dont elles sont arrivées sur le projet ?

Bonnie Banane, c’est avant tout ma sœur et une artiste que j’admire beaucoup. Le morceau existait avant même que je ne signe chez InFiné. Bonnie Banane avait déjà posé sa voix dessus, mais je n’avais aucune idée de comment présenter ce morceau-là. Est-ce qu’il fallait que je le sorte en single, comme tous mes morceaux en français ? On s’est finalement dit, avec Alexandre Cazac, qu’il serait parfait dans l’album. C’était une évidence.

Et un jour, je suis tombée sur une story de Crystallmess, sur instagram. Elle psalmodiait. Je ne sais pas si elle serait d’accord avec ce terme-là, mais en tout cas, elle récitait un poème et je trouvais que c’était la quintessence du projet. C’est ce poème-là qu’elle récite sur le morceau « Kesh », qui est la pièce maîtresse de l’album. Ce n’est pas pour rien qu’il se trouve en plein milieu. Elle a tout expliqué et tout résumé avec ce poème. Il me donne des frissons chaque fois que je l’écoute.

Crystallmess sur le morceau « Kesh » tient un discours d’amour pour soi-même et d’écoute nécessaire. Il s’agit d’une douce interlude, où la voix se mêle à une structure musicale ambient très épurée. Cette voix rappelant une concentration sur le temps présent et le besoin de reconstruction. Quelle est ta relation à l’ambient dans ton travail et l’harmonie qui peut s’en dégager ?

L’ambient, c’est la musique qui n’a pas besoin de mots, c’est toutes les émotions. On est sur un bateau et on se laisse complètement emporter, on se laisse dériver. Ça laisse la possibilité d’un lâcher prise aussi bien physique que mental. J’en écoute pendant des heures, j’adore la musique minimale. C’est une forme de méditation pour moi. Je peux improviser dessus, faire mes exercices de voix. C’est un tapis magnifique sur lequel je peux me reposer tranquillement. J’ai découvert tout ça via Steve Reich. C’est un peu le père de la musique classique et contemporaine, et c’est lui qui m’a ouvert les portes de ce monde. J’ai trouvé ça stylé de pouvoir créer une ambiance. Il n’y a pas de limite. 

En plus de l’ambient, on retrouve sur Al Hadr des ambiances plus house. Des rythmiques qu’on entendait déjà en 2020 sur ton EP We Don’t Need to Be Enemies, avec les remix de ton morceau « Arab Liquor » ou encore les sons avec Marina Trench. Ta voix soul se colle parfaitement au mélange. On la retrouve sur « Éclipse », un morceau plus club. Dans quel contexte ce genre de musique s’est-elle incorporée dans ta composition ?

J’ai passé pas mal de temps en club, comme tout le monde et j’avais envie de créer des ambiances sonores qui s’en rapprochaient. Je changeais parfois les BPM, ça faisais du bien. Et puis, j’en avais marre d’écrire des chansons tristes, parce que je suis heureuse dans ma vie et j’avais envie de créer de la musique qui reflète cet état d’esprit, qui pousse à danser, à célébrer, perdre le contrôle, transpirer. Je ne sais pas si c’est de la musique Club, mais en tout cas, c’en est influencé. C’est encore un pont que j’ai envie de créer.

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Par exemple, sur le morceau « Eclipse », j’ai samplé une chanteuse de Raï [Genre musical et littéraire d’Algérie, chants populaires souvent improvisés et associés aux courants musicaux connus NDLR]  qui s’appelle Cheba Sabah, une chanteuse algérienne incroyable, que je suis depuis des années. Ça n’était pas forcément un choix évidement, mais ça m’a paru audacieux et innovant de mêler le Raï à de la house, et je trouve que ça sonne bien. Et en plus, je rends hommage à la culture Raï et à la culture club en même temps. Je me suis vraiment fais plaisir, c’est le morceau qui me donne le plus le sourire. Il est sorti il y a quelques jours et il a trouvé une résonance auprès de la communauté algérienne qui m’a trop fait plaisir, parce qu’on n’en a pas l’habitude. J’ai grandi avec la culture du sample, donc transformer d’une musique existante en une nouvelle forme de Raï mêlée à de la house qui est bien universelle et indémodable, c’était trop bien ! 

© Tom Kleinberg

Tu es proche d’artistes qui chantent en anglais en France, et d’artistes plus proches de la scène rap, tu as collaboré avec Gracy Hopkins, Jimmy Whoo ou encore Ichon. Avec qui souhaiterais-tu t’associer aujourd’hui ?

Il y a un gars qui ne fait plus de sons et ça m’énerve. C’est un chanteur qui s’appelle Vibe, il était signé dans une grande maison de disques française. C’était à l’apogée du R&B français dans les années 2000. Ce serait trop cool de pouvoir faire quelque chose avec lui, s’il reprenait. Et en vérité, c’est un peu énorme, mais j’aimerais beaucoup travailler avec A$AP ROCKY. J’adore le groove global de ses sons et le côté un peu électronique, ses jeux de guitare, d’écho et d’autotune. Et surtout sa poésie : il décrit les choses telles qu’elles sont. Il est en accord avec son personnage d’amoureux et j’adore ça. Il est balance comme moi, ça résonne dans son message. C’est que du love, il est fier de lui, il est fier de sa go et il en parle naturellement. Ça inspire à faire des choses positives. C’est ce que j’ai essayé de faire sur ce dernier projet. J’ai tenté de retirer le maximum de couches de conventions, d’être vraiment authentique et de présenter mes valeurs. Il n’y a pas de conventions, pas de cadre. Il y a de la couleur, beaucoup de joie et beaucoup de spiritualité. 

Dans le morceau « Shop », tu parles également d’énergies et de fréquences. Toujours avec ces voix proches, tel un secret, qui se retrouvent à maintes reprises dans l’album. Est-ce que cette voix agit comme un message pour rassurer ? Tu parles très aisément de ta foi dans ta musique. Peux-tu nous raconter le lien que tu tisses entre ta croyance et ta musique ? Le morceau « Jah » dont tu parlais tout à l’heure, qui est en français, parle de ta croyance, à l’image d’un voyage en voiture pour raconter une relation complexe, et la libération de savoir de te satisfaire seule.

ça a été une longue quête dans ma vie pour savoir ce que ça représentait pour moi. Je suis musulmane et née d’une famille musulmane pratiquante. La musique a toujours été un exutoire, l’endroit où je peux exprimer ma conception de Dieu, ma conception de l’équilibre que ça m’apporte. C’est une boussole pour moi, comme une lune, une étoile que je suis. C’est une protection et ça me permet d’être unie avec moi-même et les autres. C’est vraiment un équilibre et une paix intérieure qui, je pense, s’est beaucoup exprimée entre les lignes sur cet album-là, par les voix, ce que dégagent les voix. Je viens du gospel, aussi.

Je crois que l’album est fédérateur parce que ce sont le souffle et l’énergie que j’y mets qui sont importants. Les morceaux peuvent être house, rock ou folk, peu importe. Pour moi, ce souffle est inspiré par mon étoile : c’est Dieu et je suis fière. J’éprouve beaucoup de gratitude aujourd’hui, pour avoir enfin terminé ce projet. Je me sens bien et c’est pour cette raison que ça sonne comme ça, qu’il y a très peu de musiques tristes. La musique, ça influence beaucoup l’humeur et je voulais faire quelque chose d’inspirant, que ça donne à celleux qui l’écoutent l’envie de dessiner, par exemple, ou d’aller marcher seul·e. Il n’y a que des mantras qui me font avancer.

Dans une nouvelle direction artistique, Sabrina Bellaouel place son besoin de renouveau et sa sérénité dans des mélodies qui ne se trouvent nulle part ailleurs. Al Hadr est à retrouver dès le 3 mars chez Infiné.

L’artiste est à retrouver le 13 avril au Festival Mythos à Rennes, le 20 avril au Printemps de Bourges, le 5 mai lors des Nuits Botaniques à Bruxelles, le 7 juin au Kantine Am Berghain à Berlin et enfin au Sonar le 15 juin à Barcelone.

Relecture et édition : Léa Simonnet

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