Dans la chapelle du Museon Arlaten se tient jusqu’au 26 septembre une rétrospective inédite de l’œuvre de Sabine Weiss. La photographe vient de fêter ses 97 ans et sa carrière, toujours en mouvement, raconte brillamment le siècle précédent.
Ancien directeur de la foire Paris Photo, Christoph Wiesner prend les rênes des Rencontres d’Arles en 2020 et s’engage dans cette édition à présenter davantage de femmes photographes. Pour lui, “la qualité n’est pas en jeu, les problématiques sont plutôt sociétales”. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, 60% des étudiant‧es en école de photo sont des femmes et pourtant, elles peinent à se faire une place au sein des musées et festivals. Depuis 2019, le groupe Kering s’associe aux Rencontres d’Arles pour décerner le prix Women in Motion, qui vise à saluer l’œuvre et la carrière d’une femme photographe. C’est dans le cadre de ce prix, remporté en 2020 par Sabine Weiss, que l’exposition a vu le jour.
Foulant les pavés de la cité arlésienne sous une chaleur écrasante, les visiteur‧ices de la 52e édition des Rencontres de la photographie d’Arles se pressent pour aller visiter l’exposition Sabine Weiss, une vie de photographe dans la chapelle du Museon Arlaten, musée d’ethnographie de la Provence fraîchement rénové.
Une photographie, pour être forte, doit nous raconter un aspect de la condition humaine, nous faire sentir l’émotion qu’a ressenti le‧la photographe en face de son sujet
Sabine Weiss
La naissance d’un style
Née en terre Suisse en 1924, Sabine Weiss s’oriente presque naturellement vers la photographie, qu’elle découvre par le biais des musées et expositions qu’elle visite avec sa mère. À 12 ans, elle achète son premier appareil photo avec son argent de poche à Paris, où elle viendra s’installer en 1946 après son apprentissage à l’Atelier Boissonnas de Genève. C’est à ce moment-là qu’elle prend ses premiers clichés et développe son style, humain et authentique. Attirée par les ambiances nocturnes du Paris des années 50, les enfants et les vieillards, elle capture des émotions sans artifice. Rapidement, on l’associe à ses contemporains dits humanistes, Robert Doisneau et Willy Ronis. Loin de réfuter son association à ce courant, elle déclare : “une photographie, pour être forte, doit nous raconter un aspect de la condition humaine, nous faire sentir l’émotion qu’a ressenti le‧la photographe en face de son sujet”.
Sabine Weiss est tout de même assez discrète sur son œuvre, elle n’ouvre pas ses archives à tout le monde. Le commissariat de la rétrospective est confié à Virginie Chardin, déjà à l’origine de l’exposition dédiée à la photographe au Jeu de Paume de Tours en 2016. C’est en fouillant dans les archives de Weiss que la commissaire découvre des séries peu connues mais qui sont chères à l’artiste, comme la série du cimetière des chiens où elle capture une femme dont le regard dit toute sa tristesse et sa pudeur. À ce propos, elle confie au magazine Marianne : “cette série représente tout ce que j’aime dans la photographie : exprimer une chose sensible que les autres n’ont pas vue”.
Une œuvre protéiforme
Passé le premier couloir de l’exposition, on découvre une série inédite restée jusqu’à présent dans les cartons. Sur les conseils de l’agence Magnum, Sabine Weiss se rend à Dun-sur-Auron, dans le Cher, où se trouve une colonie pour aliénées mentales. Dans cette colonie, une centaine de femmes atteintes de troubles mentaux et de démence sont logées et prises en charge par les familles habitant les environs, sous contrôle d’une institution hospitalière. Le cartel nous informe que ces femmes sont libres d’aller et venir, de participer à des activités, et qu’elles habitent le plus souvent par deux. De sa visite pendant l’hiver 1951-1952, Sabine Weiss tire un essai photographique puissant, mais qui restera longtemps confidentiel. Ses portraits, loin d’être voyeurs, posent un regard délicat et bienveillant sur ces femmes, qui vivent en marge de la société.
Pendant l’année 1952, tout s’enchaîne pour Weiss. Repérée chez Vogue par Robert Doisneau, elle rejoint l’agence Rapho, signe un contrat qui durera près de dix ans avec Vogue et travaille en tant que freelance pour de nombreuses publications : Paris Match, New York Times, Life, Newsweek… À cette époque, elle est l’une des seules femmes photographes professionnelles. Défilés de mode, portraits d’artistes, reportages, elle touche à tout. Elle se distingue des photographes de son agence par son intérêt pour les voyages et les cultures étrangères, ce qui l’amène à sillonner les terres d’Europe et du Moyen-Orient.
Une reconnaissance mondiale
À l’occasion de l’exposition Family of Man présentée au Musée d’Art Moderne de New York (MoMa) en 1955, Edward Steichen sélectionne trois photographies de Sabine Weiss. Cette exposition, à l’ambition humaniste et universelle, souhaite rendre compte de la vie humaine à travers la photographie, de la naissance à la mort. Aujourd’hui considérée comme un outil de propagande ayant servi la politique étrangère des États-Unis pendant l’après-guerre, l’exposition permet aux œuvres de Weiss d’être découvertes à travers le monde. Son travail est populaire aux États-Unis, notamment auprès de commissaires et de galeristes. Elle se rend à New York au printemps 1955, où elle collabore avec le New York Times et réalise de nombreux clichés, dont une sélection inédite est présentée dans la chapelle du Museon Arlaten. Ces clichés, empreints d’humour, sont en rupture avec le style habituel de Weiss. Le cadre est élargi, les situations racontent des histoires plutôt que des émotions.
Weiss adopte avec son mari une petite fille en 1964 et se consacre à des commandes publicitaires. Elle ne se considère pas comme une artiste, pour elle, le travail photographique est un artisanat. Ainsi, lorsqu’elle travaille sur ses rétrospectives, elle insiste pour que son œuvre soit présentée dans toute sa diversité, afin de rendre honneur au métier de photographe, “au-delà de la recherche esthétique ou humaniste”.
La postérité
L’exposition opère ensuite une courte ellipse. À la fin des années 1970, une rétrospective de l’œuvre de Weiss voit le jour, sous l’impulsion de ses proches. Pour la première fois, elle revoit ses clichés des années 1950, ce qui renouvelle son désir de vadrouille lointaine et de recherche photographique. Weiss, toujours en mouvement, part visiter l’Égypte, la Hongrie, l’Inde, la Birmanie, le Japon, la Guadeloupe et la Réunion. De ces voyages contemplatifs et solitaires, elle ramène des clichés empreints d’une certaine mélancolie. Comme souligné par le cartel, la gravité de ses nouvelles œuvres contraste avec la personnalité énergique de Weiss. Ce n’est qu’au début des années 2010 qu’elle “pose ses appareils”, s’exerçant à relire et mettre en valeur son travail. Agrémentée de lettres et autres documents personnels, l’exposition offre une représentation condensée mais riche de la carrière photographique de Sabine Weiss.
S’il est encore tôt pour parler de l’héritage de Sabine Weiss, qui est toujours en activité, il est intéressant de pouvoir la situer dans l’histoire mondiale des femmes photographes. Soutenues par le programme Women in Motion, Marie Robert et Luce Lebart ont conçu l’ouvrage Une histoire mondiale des femmes photographes comme un manifeste, avec la présentation des œuvres de 300 artistes, « démontrant que l’appareil photo peut être un fantastique outil d’émancipation ».
Exposition à découvrir jusqu’au 26 septembre, plus d’informations ici.
Image à la une : Sabine Weiss, Travestis, Pigalle, Paris, 1959