On avait remarqué Nabil Ayouch en 2015 pour son très controversé Much Loved, fable contant l’histoire de quatre prostituées à Marrakech et s’étant attiré les foudres de la censure marocaine. Pour Razzia, son nouveau long-métrage, le réalisateur se confronte à nouveau à son sujet de prédilection : la dénonciation des tabous d’un Maroc dangereusement engagé sur la pente totalitaire. Mêlant les époques et les personnages, cette ambitieuse fresque sociétale a pour volonté de faire entendre des voix habituellement tues.
Invisibles résistants
Aucun des personnages de Razzia ne descend dans la rue ou n’agite de pancarte pour tenter de faire valoir ses droits. Pourtant, tous représentent à leur manière une élévation contre le conservatisme religieux de leur pays. Ainsi qu’une réponse de Nabil Ayouch au scandale causé par la sortie de Much Loved : « Je me suis dit que si on arrive à un tel degré de haine, de violence et d’incompréhension, c’est qu’il y a un problème quelque part » expliquait le réalisateur au Huffington Post Maroc. Dans Razzia, les histoires des personnages, qui se croisent parfois au détour de fêtes ou d’amitiés, sont celles de destins pillés, d’une différence revendiquée et mal acceptée par l’entourage. Il semble malheureusement que Nabil Ayouch ait eu la main excessivement lourde dans la construction de ses protagonistes, tant ceux-ci se révèlent prisonniers d’une avalanche de clichés éculés.
Enceinte, Salima (Maryam Touzani) est bridée par son macho de mari, alors qu’elle ne rêve que de s’envoler. Inès (Dounia Binebine), une riche adolescente négligée par sa mère, se scarifie dans sa baignoire en lisant Sur la route de Jack Kerouac. La palme de l’originalité revient très certainement à Hakim (Abdelilah Rachid), un jeune homme à l’homosexualité suggérée peinant à trouver sa place dans le Casablanca conservateur de 2015 et rêvant de suivre les traces de son idole musicale, Freddie Mercury. Bien évidemment, le musicien est en conflit avec ses parents conservateurs, incapables de comprendre ses choix.
Sauf que, jusqu’à preuve du contraire, l’engagement politique d’une œuvre cinématographique ne dispense pas cette dernière d’effort de construction narrative – autrement dit, ce n’est pas parce qu’un personnage met en exergue la réalité d’oppressions (qu’il convient bien entendu de dénoncer) qu’il doit avoir la consistance et l’épaisseur d’une feuille de papier toilette. Seul le personnage interprété par Arieh Worthalter, un Juif tentant tant bien que mal de prendre soin de son père et de faire tourner son restaurant, apporte un semblant de nuance à cette tornade de stéréotypes.
Dans sa maladroite tentative de dénoncer la situation d’opprimés, Razzia ne se contente pas de cocher une longue liste de clichés : il se caractérise également par une vision très genrée des voix qui le composent. Les trois femmes que Nabil Ayouch nous donne à découvrir sont caractérisées par des préoccupations souvent liées aux hommes, et irrémédiablement à l’amour, au corps ou au sexe. Tandis que Salima est enceinte et aux prises avec son mari violent, Yto (Saadia Ladib) quitte tout pour tenter de retrouver un amant parti pour Casablanca. Inès, quant à elle, découvre les joies et peines de l’amour au travers d’une bisexualité naissante.
Si la sexualité et les sentiments des personnages masculins sont également abordés, ils ne sauraient être réduits à leur seule dimension charnelle : Hakim se passionne pour la musique, Abdallah (Amine Ennaji) est un enseignant apprécié de ses élèves et Joe (Arieh Worthalter) entretient des relations fortes avec son père et son employé. Pour un film prétendant dénoncer le sexisme d’une société conservatrice, un éventail de personnages féminins aussi unidimensionnel a de quoi faire grincer des dents.
Lassante simplicité
Emmené par sa volonté de représenter un Maroc contemporain aussi complexe que divers, Razzia se révèle incapable d’en révéler les subtilités. L’exécution du film ne donne à voir qu’une dualité quasiment manichéenne : d’un côté, les abrutis conservateurs obnubilés par la religion, de l’autre, les opprimés éclairés aspirant à exprimer leur individualité. Il est intéressant de noter que cette dernière est symbolisée par une sorte de fascination pour les produits occidentaux, de Queen à Sur la route, en passant par des clips MTV et le film Casablanca.
L’ouverture d’esprit et le progressisme des personnages se construisent en opposition au traditionalisme ambiant et à l’attachement religieux. Ces derniers sont symbolisés, dans le film, au mieux par des fonctionnaires et un entourage sévères et intolérants, au pire par une foule ânonnant des slogans conservateurs et incompréhensibles dans la rue – la majeure partie de Razzia se déroule au moment des contestations ayant pris place à Casablanca en 2015. On n’en apprendra pas davantage sur ces protestataires, sur cette jeunesse marocaine revendiquant un retour aux sources conservatrices et sur ses motivations. Où est le portrait sociétal tout en nuances promis par les critiques ?
En prenant le parti de vouloir tout raconter et montrer, Nabil Ayouch sombre dans l’écueil propre aux films choraux manqués : Razzia n’est qu’une fade succession de bouts de vie hétéroclites et faisant peu de sens. Chaque pan d’histoire répond à des mécanismes d’écriture si stéréotypés qu’ils finissent par desservir le propos politique d’une œuvre trop manichéenne, à laquelle on peine à croire.