La polémique américaine des nepo babies n’a quasiment pas suscité de débats ou de réflexions en France. Pourtant les filles et les fils de sont partout, les nommer explicite l’ampleur des enjeux de classe dans la culture française.
Quand le grand article du New Yorker sur les nepo babies est sorti en décembre 2022, les internautes du monde entier en ont fait des gorges chaudes pendant deux bonnes semaines : du presque jamais vu pour un long-read depuis l’article de Society sur Dupont de Ligonnès. Le bashing a même repris en mars après la publication d’une vidéo TikTok (déjà culte) où la fille de Sofia Coppola raconte comment elle s’est fait punir après avoir tenté de louer un hélicoptère…
À quoi doit-on ce moment de grâce médiatique ? À un grand tableau répertoriant tous les nepo babies d’Hollywood : de George Clooney à Laura Dern, tout le monde y est, et personne n’est épargné. Les portraits caustiques d’Hailey Bieber et Brooklyn Beckham, nepo babies célèbres pour leur côte de popularité inversement proportionnelle à leur accomplissements effectifs tournent en boucle sur TikTok. Chose assez exceptionnelle également : certaines stars listées se sont ouvertement vexées comme Lily-Rose Depp (qui ferait mieux d’ouvrir un livre de Bourdieu) ou Lottie Moss (vous ne saviez pas qu’elle existait ? Je vous rassure, personne ne le savait).
Une clameur résonne alors de l’internet français : à quand un article similaire sur les célébrités françaises ? De là me vient l’idée de créer un tableau similaire pour Manifesto XXI.
Mais je dois rapidement me rendre à l’évidence : je ne peux pas me consacrer pleinement à mon travail d’écriture, je n’ai tout simplement pas assez de temps pour m’atteler à cette tâche gargantuesque. Dieu sait pourtant que j’adore les potins de stars, Bourdieu et les Pinçon-Charlot ; rien ne me réjouissait plus que de fouiller les pages wikipedia du PAF français pour établir des arbres généalogiques. Mais même l’immense fouille-merde qui sommeille en moi a dû s’avouer vaincu… C’est bien simple : les nepo babies sont partout, dans tous les secteurs de la culture, sur trois voire quatre générations, sur des fratries entières.
Mais pour donner une idée de l’étendue du nepo-verse français, nous allons seulement prendre l’exemple de deux cérémonies récentes : les Victoires de la Musique et les César de 2023.
Pour les Victoires de la Musique :
- Sur les 3 artistes nommées artistes féminines, deux sont des nepo babies : Izia, fille de Jacques Higelin, et Angèle, fille de Marka et Laurence Bibot
- Jacques, nommé pour la révélation masculine, fils d’Etienne Auberger
- Juliette Armanet, fille du compositeur Jean-Pierre Armanet, nommée pour la meilleur chanson originale
- Mention spéciale à Pierre de Maere, peut-être pas exactement un nepo baby au sens strict, mais chanter que l’on est « fils de personne » quand on est né aristocrate, cela demande un certain culot.
Pour les César :
- Aucune femme nommée à la réalisation mais Louis Garrel, produit de la dynastie Garrel, truste les catégories de meilleur réalisateur et meilleur acteur
- On attaque un gros morceau avec les espoirs : Rebecca Marder, Bastien Bouillon et Paul Kircher, tous enfants d’artistes ou de comédien·nes
- Micha Lescot, nommé pour le meilleur second rôle, fils de Jean Lescot
- Charlotte Le Bon, fille de Brigitte Paquette, nommée pour son premier film en tant que réalisatrice
- La présentation est assurée par Léa Drucker, nièce de Michel et Emmanuelle Devos, fille de réalisateur et belle-fille de Jean-Pierre Sentier.
Le nombre de noms sortis pour seulement deux cérémonies prises sur une année donne déjà une bonne idée de l’ampleur de la problématique.
Mais heureusement, notre pays compte nombre de médias professionnels dédiés à la culture : ils ont d’ailleurs tous relayés la polémique américaine mais en osant à peine effleurer le problème français. Dieu sait pourtant que le sujet intéresse nos compatriotes !
J’en veux pour preuve le succès rencontré par Frustration pour son papier sur le bourgeois gaze. Attaquant par le flop de Seize printemps de Suzanne Lindon (fille de Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain), l’article liste tous les tics qui rendent une certaine frange du cinéma français insupportable : le regard condescendant sur les classes populaires, le parisianisme assumé, le nombrilisme de réalisateurs boomers… C’est d’ailleurs encore un média indépendant, luttant pour se professionnaliser et avec peu de moyens qui s’est collé à la lourde tâche de documenter l’éthos bourgeois de la culture française.
La plupart des grands médias français semblent même entretenir la fascination pour les dynasties de la culture française : Léa Salamé refuse d’évoquer les parents de Suzanne Lindon devant elle tandis que Yann Barthès met en vedette celle qu’il connaît « depuis ses 5 ans » dans son émission ; en 2021 BFM TV ne voit aucune coïncidence entre l’ascendance de Léa Seydoux et le fait que tout le service marketing de Pathé se soit jeté dans la promotion de son premier film ; Le Monde offre une série entière d’articles aux Chedid.
Télérama ose même se demander si Victor Belmondo n’est pas « l’anti-nepo baby » :
Ce brave Victor passe des castings, on souffre pour lui : mais passer un casting quand on est un nepo baby n’est pas la même expérience que le passer en tant qu’illustre inconnu·e. Télérama ne peut tout de même pas s’empêcher d’ouvrir et de conclure l’article sur son lien avec l’illustre grand-père ; avec une fixation un rien morbide sur son physique : « Dire tout de suite qu’il a la bouche de son grand-père. Mais ses yeux sont verts. D’une douceur où, par moments, s’allume la même insolence joyeuse que Jean-Paul. » On est alors en droit de se demander si à défaut de son casting, son lien de parenté n’a pas au moins motivé cette couverture médiatique ?
Au moment où l’on s’attaque enfin au manque de représentation général dans la culture française, et où des personnalités comme Aya Nakamura, Alice Diop ou Racha Belmehdi sont ouvertement méprisées, on ne peut plus se voiler la face sur la question du népotisme.
La défense des nepo babies français s’organise alors même que l’attaque n’a pas encore vraiment commencé… Cette complaisance est d’autant plus étonnante venant d’un pays qui soit disant « n’aime pas la réussite ». Loin d’être un média d’extrême gauche, le New Yorker n’a pas hésité à taper là où ça faisait mal… Et ce n’est pas comme si on manquait d’expertes sur le sujet en France : les journalistes Aurore Gorius et Anne-Noémie ont publié le livre Fils et filles de (ed. La Découverte) sur ce sujet dès 2015 ! Mais la page a l’air étonnamment compliquée à rouvrir en 2023 même avec une polémique toute fraîche…
Peut-être parce que pointer le problème français risquerait de se mettre les trois quarts de la profession à dos au vu de la gigantesque étendue de notre nepo-verse national ? Peut-être parce qu’il y a une sincère fascination face au sang bleu de l’aristocratie culturelle ? Peut-être aussi parce que le monde du journalisme n’est pas exempt de ces nepo babies, comme l’a rappelé le récent shitstorm d’Ambre Chalumeau, chroniqueuse à Quotidien et fille de pontes de Canal+. Mais plus probablement parce que les médias français sont encore attachés au récit de l’universalisme républicain et résistent face à une fameuse pensée « woke » qui accorde plus d’attention à l’identité et au positionnement social d’un·e artiste.
Le nepotisme c’est aussi des regards, des récits, des voix que l’on entend moins ou pas du tout ; c’est aussi la reproduction incessante du récit bourgeois parisien autocentré et fier de l’être.
C’est généralement à ce moment-là que commence le concert des « Ils et elles ont quand même du talent », « Ils et elles ont quand même travaillé », « Iels n’ont pas choisi leurs parents »… Certes, mais au moment où l’on s’attaque enfin au manque de représentation général dans la culture française, et où des personnalités comme Aya Nakamura, Alice Diop ou Racha Belmehdi sont ouvertement méprisées, on ne peut plus se voiler la face sur la question du népotisme. Cette survalorisation de l’entre-soi se fait encore et toujours au détriment des artistes racisé·es et/ou issu·es des classes populaires qui doivent lutter pour obtenir la même visibilité, quand leur travail n’est pas tout simplement approprié. On pense par exemple à la polémique récente Ambre Chalumeau/Racha Belmehdi.
On m’a souvent traitée d’aigrie ou de jalouse quand j’ai eu le malheur d’évoquer ce sujet en soirée. C’est vrai que comme Hanneli Victoire l’évoque dans son roman Rien à perdre, il existe une certaine rage quand on est un·e provincial·e sans réseau à voir les enfants gâté·es monter avec aise les marches de la hiérarchie culturelle (lire un extrait ici).
Mais même si cette colère vient aussi d’un ressentiment personnel, elle n’en est pas moins légitime : le nepotisme c’est aussi des regards, des récits, des voix que l’on entend moins ou pas du tout ; c’est aussi la reproduction incessante du récit bourgeois parisien autocentré et fier de l’être.
Et il faut aussi rappeler que le statut de nepo baby est à l’origine de nombreuses catastrophes industrielles de ces dernières années :
- Les fours de Seize printemps (réalisé par Suzanne Lindon, fille de Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain) et Astérix aux Jeux olympiques par Thomas Langmann (fils de Claude Berri)
- Raphaël Enthoven (fils de Jean-Paul Enthoven) qui occupe l’espace médiatique pour le plaisir de pester contre les « wokes » et la « cancel culture »
- Lou Doillon, Josephine Berry et Emmanuelle Seigner qui entretiennent le sexisme et l’impunité dans le cinéma français…
J’en oublie sûrement d’autres et je ne vais pas m’appesantir sur celleux qui, sans être des catastrophes complètes, n’ont jamais réussi à marquer les esprits malgré de nombreuses tentatives, comme Alain-Fabien Delon ou Emma de Caunes.
Au-delà du minaudage d’une presse compatissante avec ces descendant·es, voilà ce que je ne pardonne pas aux nepo babies : quand on a la chance d’avoir autant d’opportunités et qu’on se lance dans une carrière artistique, la décence veut que l’on soit excellent·e, et qu’on innove. Pas que l’on brasse du vide à longueur de pages ou de films grassement produits, tout en maintenant un statu-quo d’esthétique et de classe.
Les nepo babies aux faibles talents artistiques ont le choix, iels peuvent tout à fait trouver une autre carrière, comme le font les autres artistes médiocres qui n’ont pas papa-maman derrière elleux au bout d’un moment. On aura toujours plus besoin de bon·nes profs ou de bon·nes docteur·es que d’un millième livre pour raconter le drame de la condition bourgeoise.
Image à la Une, nepo babies de gauche à droite : Louis Garrel, Bastien Bouillon, Léa Seydoux, Benjamin Duhamel, Charlotte Le Bon, Lily-Rose Depp, Léa Drucker, Martin Weill, Ambre Chalumeau, Timothée Chalamet, Pierre Niney
Œuvre originale : Un déjeuner de chasse, Jean-François Troy, 1737
Illustration : Léane Alestra
Edition et relecture : Apolline Bazin et Benjamin Delaveau