Dans Triste Tigre, paru chez P.O.L à la rentrée et salué du prix littéraire du Monde, Neige Sinno fait le récit de l’inceste qu’elle a vécu. Loin de l’impasse de l’alternative « parler ou se taire », elle analyse au contraire très frontalement les différents espaces d’agentivité, d’écoute ou de silence. Il n’est pas tant question de lever le voile, consciente de la curiosité malsaine qui entoure l’inceste, que de décrire toute sa normalité et son inscription au cœur de notre société.
TW : Inceste, viol, violence.
Vingt ans à réfléchir à comment en parler, comment le dire, comment l’écrire. La limpidité des souvenirs est frappante. Ils sont racontés avec une implacable simplicité, alors qu’il est commun d’associer à l’inceste la mémoire traumatique traînée derrière lui, transformant la réalité vécue en un labyrinthe angoissant. Autre fait rare : non seulement Neige Sinno a porté plainte, ce qui arrive dans seulement 10% des cas d’inceste, mais les faits sont reconnus comme criminels. L’incesteur sera donc jugé aux assises, ce qui est le cas de seulement 10% des plaintes pour inceste. Son beau-père reconnaît même les faits, chose exceptionnelle faisant du cadre judiciaire un dispositif d’énonciation publique d’une vérité. Cas exceptionnel, donc, lorsque l’actualité quotidienne des non-lieux pour les meurtriers policiers et les plaintes pour viols montrent à l’inverse les biais et la violence de la froide et abstraite machine judiciaire.
De cela, l’écrivaine n’est pas dupe, puisqu’elle affirme clairement son positionnement anticarcéral, d’autant que « les procès ne sont pas là pour faire plaisir aux victimes ». Ni pour leur rendre justice. En cela, elle s’inscrit dans une série récente d’œuvres magistrales réalisées par des femmes sur la violence de la Justice, que l’on pense à Saint-Omer (Alice Diop, 2022) ou Anatomie d’une chute (Justine Triet, 2023).
Démonter l’hypocrisie autour de l’inceste
Dupe, Neige Sinno ne l’est pas de grand-chose ; on pourrait décrire son livre comme le dépeçage et l’élimination minutieuses de toutes les hypocrisies et mensonges que la société porte sur l’inceste, les incesteurs et leurs « victimes ». L’hypocrisie, c’est que malgré le lieu commun de l’inceste comme le crime absolu, impensable, on tolère en vérité mieux l’incesteur que l’incesté·e. C’est ce que le récit de Neige Sinno raconte, tous ces petits gestes et paroles par lesquels la société et le village où iels habitaient s’accommodent de la présence de l’incesteur. À l’inverse, celle qui a parlé et perturbé la paix au village, obligeant à se positionner dans les rapports de pouvoir, à ne pas détourner les yeux, est insidieusement rejetée, ignorée, ostracisée. Le ton peut donc sembler acerbe, mais c’est sans doute l’inévitable clarté de l’écriture matter-of-fact qui dérange. Le sentiment de dépression diffus ? Peut-être justement le coût d’une vie pas dupe de grand-chose.
Passé l’étonnement face à cette écriture provocante et sans détours, ou ce qu’elle désigne comme son « petit ton bravache », on comprend progressivement que si le déroulement des viols semble être clair, l’inceste vécu par Neige Sinno, unique, n’en reste pas moins banal et, sous différents aspects, se rapproche de millions d’autres. C’est de cette banalité dont il est aussi question. Tous les éléments s’y retrouvent. La mémoire traumatique qui l’empêche d’oublier et les viols que son esprit lui fait sans cesse rejouer. La dissociation. Les répercussions innombrables sur tous les aspects de sa vie, car « les conséquences du viol vont bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elles affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être » (p. 166).
L’obsession de comprendre ce qu’il est impossible de comprendre – la banalité du mal – est aussi là. Cette tension est douloureuse pour lae lecteur·ice. On observe Neige Sinno transmettre ses leçons d’années de réflexion et de recherche, ses conclusions après avoir analysé avec une intelligence perçante le problème dans tous les sens, avec un sens de l’autoréflexivité qui gonfle la voix narrative jusqu’à son annihilation. Comme si la relation d’inceste introduisait un miroir permanent impossible à briser. Dans sa recherche, Neige Sinno traque aussi ses propres faits et gestes, jusqu’à commenter son écriture dans son déploiement, quête de contrôle vaine car sans fin. Il lui est impossible de trouver ce qu’elle cherche en ses termes, la raison du mal, parce que comme le dit Hannah Arendt, qu’elle cite, le propre du mal est l’absence de pensée. Comment comprendre une action qui demeure en dehors du pensé et du pensable ?
Une dialectique de la monstruosité politiquement décontextualisée
Pour penser l’impensable, Neige Sinno passe en revue tout ce qui empêche de penser, les lieux communs sur l’inceste ou sur l’écriture de soi en tant que victime de violence. Malgré ce travail minutieux, magistral, elle reste prisonnière d’un problème identifié en termes moraux : pourquoi le mal ? Pourquoi ces viols, pourquoi ai-je mal, pourquoi ai-je eu si mal et pourquoi ce mal reste-t-il en moi ?
Que le problème soit pour elle moral constitue peut-être une preuve supplémentaire de la difficulté à s’extraire du monde construit par l’incesteur. En effet, que son beau-père soit un monstre, elle l’affirme, mais si c’était « juste » cela, le sortir de sa vie physiquement et matériellement aurait pu suffire. Mais tout l’enjeu de l’inceste est que le monstre devient monstre en déversant un peu de sa monstruosité sur l’autre, et c’est ce processus même qui est monstrueux : « souiller » l’autre. Autrement dit, dans l’inceste, la honte de le dire trouve son origine dans la honte qu’est de révéler le soi incesté car ce soi a été rendu monstrueux par l’incesteur (« ce que je t’ai fait, c’est parce que je l’ai vu en toi, tu aimes ça, tu es pervers·e, etc »). Il y a un jeu de miroir où, face à la monstruosité de l’incesteur, l’incesté·e en prend à son compte pour, littéralement, décharger l’incesteur de sa solitude de monstre.
Pourtant, Neige Sinno récuse le lieu commun selon lequel les incesteurs sont d’anciens incestés – c’est le cas de seulement 20% d’entre eux. Malgré son moment d’autoflagellation où elle pense à la possibilité du mal ouverte en elle, il est évident que Neige Sinno n’est pas un incesteur et se situe du mauvais côté du système.
Or, elle refuse de nommer le système permettant l’émergence de cette violence incestueuse : le patriarcat. Elle avoue ne s’être jamais penchée sur le féminisme et, sans chercher à donner des leçons, on peut toutefois trouver que l’absence de la théorie féministe est un maillon manquant à sa solide chaîne d’analyse des viols qu’elle a subis et plus largement du fait social de l’inceste.
Si, sur toutes les strates de l’expérience vécue, Neige Sinno dresse un récit précieux et extrêmement clair de l’inceste, la fin du livre laisse sur sa faim. Il lui manquerait une marche supplémentaire pour s’échapper pour de bon du tête-à-tête infernal entre l’incesteur et l’incesté·e. S’agit-il selon elle d’une cage dont on ne peut jamais sortir ? L’écriture du livre, nous dit-elle, « cette réalisation dans laquelle celle qui écrit met tout son effort, sa bonne volonté, ses années de lecture, son cœur et son âme, c’est encore un projet de l’agresseur, il se trouve au centre, qu’il a presque prédit et souhaité » (p. 101).
C’est là où la politisation féministe offrirait une porte de sortie au système de l’inceste que Neige Sinno esquisse si justement. Comment mieux remettre à sa place et combattre le violeur que de comprendre sa position dans un système de perpétuation de la domination des minorisé·es de genre, de violences à leurs égards, de silenciation et de réduction symbolique ? Comment mieux le remettre à sa place que de le comprendre comme le triste pantin qu’il est, vidé de sa culture, vidé de ses émotions et affects, mortifié de l’intérieur par un système qui produit en masse des êtres monstrueux, prix à payer pour une masculinité conforme nécessaire à la perpétuation de la domination capitaliste et impérialiste ? Quant à l’œuvre de Neige Sinno, qui inscrit l’écriture et la pensée vaillantes d’une personne qui a vécu l’inceste, dans un espace aussi fortement symbolique que le livre, je ne crois pas un instant qu’il sert son agresseur. À l’inverse, c’est la preuve qu’une vie attaquée, bégayante, une vie pas-d’chance, damaged for life, c’est toujours une vie capable de répondre, de se battre en retour et de protéger les siens.
Triste Tigre de Neige Sinno, éd. P.O.L, 288 p., 20€
Neige Sinno sera à Paris, à la Maison de la Poésie mardi 3 octobre, à la librairie Le Monte en l’air le mercredi 4 octobre, et à la librairie des Abbesses le jeudi 5 octobre.
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Image à la Une : © Helene Bamberger
Relecture : Benjamin Delaveau