Maud Geffray s’est lancée dans un projet ambitieux, celui de créer un album autour de l’œuvre du célèbre compositeur américain Philip Glass. Résultat ? Elle nous livre un disque renversant, Still Life.
A la frontière du minimalisme, joignant électronique et harpe, la productrice nous offre un trip complètement planant. Un disque à écouter en une seule fois. Alors, accordez-vous 40 minutes et appréciez Still Life. Maud Geffray nous a raconté sa plongée dans cet univers singulier, et sa collaboration avec la harpiste Lavinia Meijer.
MANIFESTO XXI – Bonjour Maud ! Peux-tu nous raconter comment le projet Still Life a vu le jour ? C’était une initiative du média Sourdoreille non ?
Maud Geffray : Oui, Sourdoreille me l’avait proposé l’année précédente. Ils m’avaient proposé le projet avec un pianiste cette année-là, et puis je n’avais pas trop le temps et je flippais un peu… Du coup, je leur ai dit que ça allait être compliqué, mais pourquoi pas une autre année. Finalement, ils m’ont rappelée l’année d’après, en me disant qu’ils avaient gardé Philip Glass, et ils m’ont demandé si je voulais bien le faire, mais avec quelqu’un d’autre, une harpiste hollandaise.
Tu connaissais Lavinia Meijer, ou pas du tout ?
Non je ne la connaissais pas du tout. Elle étant en Hollande, c’est vrai que ce n’était pas forcément très pratique. Donc j’ai démarré seule parce que ça part plutôt de l’électronique. Puis après je lui ai envoyé des choses, mais on n’a quasiment pas pu travailler ensemble avant la représentation parce qu’elle n’était pas là et moi non plus.
On s’est donc vues seulement quelques jours avant, quand je lui ai donné ses parties. Elle a entendu tout le projet et on a eu trois jours avant la représentation pour terminer.
Que représente Philip Glass pour toi ?
Je suis musicienne électronique à la base. J’ai appris la base du classique en faisant du solfège quand j’étais petite, mais c’est vrai que s’attaquer à des compositeurs de cette envergure, franchement je trouve ça assez chaud. Il faut y amener sa patte tout en étant capable de se plonger dans leur univers et, je trouve ça assez compliqué.
J’avais dit à Sourdoreille que si je me lançais dans un projet que je trouvais aussi complexe, il fallait vraiment que ce soit pour quelqu’un qui m’emballe complètement et Philip Glass fait partie de ces gens-là. C’est quelqu’un que j’écoute depuis que je suis vraiment gamine, parce que mes parents l’écoutaient beaucoup et que mon père avait ses vinyles.
J’avais vraiment la sensation d’entrer dans un univers qui me parlait, qui me touchait, que je trouvais extrêmement émouvant, où il y avait plein de portes d’entrée. Peut-être aussi, comme les mélodies sont assez claires et minimales en même temps, elles sont assez accessibles, donc je me sentais assez capable de le faire.
Comment as-tu sélectionné Einstein on the Beach et The Photographer, parmi l’immense catalogue de Philip Glass ?
Au départ, j’ai commencé à me dire que j’allais regarder dans son œuvre ce que je pouvais aborder, et effectivement c’était trop vaste. Ça effraie plutôt qu’autre chose. Je me suis dit qu’il fallait plus y aller à l’instinct, c’est-à-dire, quand je pensais à lui, à quoi est-ce que je pensais tout de suite ? Einstein on the Beach, c’était l’œuvre que j’ai toujours écouté et qui me parlait le plus, parce que je l’avais vu à Châtelet. Il était passé juste l’année d’avant en représentation et c’était énorme. Ça dure 4h30, on s’emmerde même pas, c’est magnifique ! Et puis The Photographer, parce que ce sont ces deux œuvres qui m’ont vraiment accompagnée depuis que je suis petite.
Ce vinyle de The Photographer, je le trimballais partout. Je me suis donc vraiment dit : va à l’instinct et prends ces deux-là qui te parlent le plus, sans chercher à découvrir des trucs de fou.
Comment as-tu mêlé ces deux œuvres, The Photographer et Einstein on the Beach ?
Ce sont des puzzles qui se construisent un peu en colmatant des brèches, je ne sais pas si on prépare vraiment cela. En tout cas, moi, étant un petit peu bordélique, je pense que j’ai juste démarré The Photographer basiquement, avec cette mélodie qui reste en tête, très simple, très jolie. J’ai démarré et puis après j’ai tenté de trouver les points de connexion avec Einstein on the Beach, et ça marchait plutôt bien en fait. C’est ça qui m’a convaincue, en passant de l’un à l’autre, ça ne jurait pas du tout. Je les ai joints très simplement avec des moments planes et puis des choses qui repartaient sur Einstein on the Beach et ça matchait pas mal. J’ai navigué un peu à l’aveugle.
Combien de temps ça t’as pris pour obtenir ce que tu voulais ?
J’ai mis du temps. Parce qu’il y avait la première étape, un track de 30 minutes, et après j’ai voulu le rallonger. Je crois que le plus long c’était de le rallonger même si c’est juste de 10 minutes en fait. Le truc qui est construit de 30 minutes tient la route et donc de réinjecter 10 minutes pour que ça reste hyper fluide et qu’on ne sente pas de rajout, c’était assez long et technique aussi. J’ai bossé avec quelqu’un qui m’a aidé sur la fin à tout mettre dans un arrangement de live qui s’appelle Lucien Krampf. On a bossé tous les deux pour tout coller sur un seul arrangement, mais il y avait un nombre de pistes considérables, c’était un travail de dingue. On s’est un petit peu arraché les cheveux. Lucien m’a vraiment aidée, je pense que sans lui je n’aurai pas réussi à finir.
C’était un peu Frankenstein. Il y en avait partout, il fallait coller la harpe là-dedans, c’était lourd et très détaillé. C’était vraiment de la dentelle, mais au sein d’un truc géant.
Au final, tu es contente du résultat ?
Ouais, j’en suis assez contente !
Dans quel contexte peut-on écouter un disque comme ça selon toi ?
Je me fais assez happer, mais c’est peut-être parce que ça me parle… Juste on écoute, en ne faisant rien d’autre ! *rire* Moi je rentre complètement dans les sons. On peut l’écouter en faisant des choses, parce que c’est assez minimal, mais je pense qu’on peut vraiment l’écouter en ne faisant rien, avec un très bon son pour juste chez soi. Mon appart est au septième étage et j’ai un super coucher de soleil le soir et je me le mettais en rentrant, avec le ciel. C’était assez kiffant.
Il y a des sonorités hyper spatiales, voire même qui relèvent de BO de science-fiction parfois. C’est quelque chose qui te parle ?
Non, mais je pense que c’est parce qu’il y a pas mal de moments où il y a presque des phénomènes météorologiques ! Il y a des passages où il y a des vagues, des oiseaux, de la tempête et ça crée tout un imaginaire visuel. Il y a des effets aussi, comme dans les films. Des phases comme ça, et je pense que c’est tout l’habillage qui est très détaillé, assez précis avec des FX comme ça, spatiaux et… météorologiques aussi *rires*. C’est un peu ramener la musique de Glass dans la musique trance.
Il y a plein de sonorités qui ramènent l’univers de Glass à quelque chose de beaucoup plus moderne, beaucoup plus électronique et aussi spatial.
Il l’a écouté le disque, Philip Glass ?
Oui il l’a écouté ! Je l’ai rencontré, et pour son âge, c’est un mec quand même assez étonnant et extrêmement ouvert. Donc il l’a écouté, pas en ma présence, mais il l’a eu entre les mains et il a trouvé ça hyper intéressant. Il a dit qu’effectivement c’était très différent. C’est-à-dire que lui, je pense, est habitué aux reworks qui sont assez proches de sa musique, c’est-à-dire où les gens reprennent vraiment du Philip Glass, se permettent un ou deux trucs, mais on reste dans le classique. Même la harpiste avec qui j’ai travaillé a fait des reprises de Philip Glass où elle s’est permise des petits détails à certains moments, mélodiques, mais ça reste extrêmement poli par rapport à ce qu’il a fait lui, donc je pense qu’il a été hyper étonné.
Il avait fait passer le message disant que c’était vraiment très différent. On est plus dans des remix, c’est au-delà de ça. Il a vraiment ressenti la différence.
Je me mets à sa place et si on prenait un de mes tracks, et que ça change à ce point-là, c’est un autre projet. Je pense qu’il y a des motifs qu’on reconnaît, y’a des réminiscences. On entend The Photographer et puis après, on passe même en mode majeur, comme ça. Je pense que ça doit être assez spécial pour quelqu’un comme lui.
Tu parlais de la harpiste, Lavinia Meijer qui est habituée aux reprises classiques de Philip Glass. Ça ne lui a pas fait trop peur à elle ce projet ?
Alors, j’ai été étonnée parce que je ne savais pas comment elle allait réceptionner le projet. C’est quelqu’un qui est vraiment dans un autre univers, qui vient vraiment d’une formation extrêmement classique. C’est des gens qui bossent depuis qu’ils ont 8 ans, 10h par jour de la harpe. Elle est vraiment dans un univers extrêmement sérieux. J’avais peur qu’elle ne soit pas tellement d’accord avec l’orientation prise. Quand je lui ai envoyé les premières choses, il y avait déjà 20 minutes de sons. Je lui ai envoyé, je lui ai dit : « Voilà comment je verrai les choses,… C’est que vraiment la harpe, on ne va pas partir dans un bœuf avec toi qui viens 3 jours avant et ouais génial on part dans un gros trip ». Je lui ai dit que je pensais qu’il fallait vraiment l’écrire, pour que la harpe s’intègre de la même façon qu’un synthétiseur, que ça soit vraiment inscrit dedans et que ça ne fasse jamais du plus. Elle l’a écouté et elle a trouvé ça hyper bien ! Donc je me suis dit qu’elle était ouverte d’esprit et qu’on allait pouvoir avancer. Depuis le début, elle aime beaucoup ce projet. Elle n’a jamais émis de réserves, donc c’est assez rassurant. Peut-être aussi parce qu’elle est hollandaise et là-bas, il y a quand même une scène électronique. Elle n’a pas du tout eu de sursauts, ce qui était pas mal.
Vous avez déjà fait des représentations live depuis. Comment le public a-t-il réagi face à cette proposition ?
Les gens rentrent vraiment bien dedans. En France c’était plus facile parce que les gens savaient un peu ce qu’ils venaient voir, s’ils connaissent mon son. Ils savent que ça sera quand même un peu électronique et que ce ne sera pas loin de mon album. Du côté de Lavinia, en Hollande, les gens venaient beaucoup pour elle et quand on s’est pointées à jouer dans des églises ou d’autres endroits, les gens réceptionnaient hyper bien, donc ça m’a rassuré. Ils captaient complètement le délire et se laissaient complètement embarquer. En gros je pense que ça sera toujours dichotomique ce genre de truc. Y’a ceux que moi j’ai vu, qui ont l’air d’aimer : c’est peut-être ceux qui viennent voir qui sont assez ouverts et qui acceptent que l’électronique s’empare de ce genre de chose. Mais il y aura forcément des gens qui ne vont pas du tout aimer.
Il y aura toujours des détracteurs qui ne comprennent pas du tout qu’on prenne ce genre de registre et pour qui ça va un peu trop loin. C’est sûr, mais ce n’est pas grave.
Il y aussi un très beau film qui accompagne l’album (ndlr: sortie prévu pour 2020), réalisé par Kevin Elamrani-Lince avec qui tu as déjà collaboré. Comment ça s’est passé ?
Il est venu au live à Saint-Eustache et à la fin il m’a dit qu’il voulait faire un clip. Du coup je lui ai demandé s’il pouvait faire 40 minutes de clip pour faire un vrai truc, plutôt qu’on prenne juste un extrait alors que c’est quand même un objet en entier, ce n’est pas un album… Enfin, il faut le nommer, donc on l’appelle un album, parce que ça fait 40 minutes mais on ne peut pas dire que c’est un track. Mais pour moi c’est un track, quoi ! Là, je les coupe, parce qu’ils ont un début et une fin « en gros », mais pour moi ça s’écoute d’une traite. Si je pouvais donner juste le track de 40 minutes…
Je n’ai envie que les gens l’écoutent d’une traite.
Donc, c’est ce que j’ai dit à Kevin que je pensais que ça avait beaucoup plus de sens si on faisait le clip en entier. Du coup il s’est lancé là-dedans. Je trouve que c’est marrant parce que ça correspond complètement au projet, on n’est pas obligés de rester coller devant pendant 40 minutes, c’est une entièreté. Je trouve qu’il a hyper bien senti tout ce qui se racontait musicalement. Ça répond extrêmement bien et pas que littéralement. Je trouve que tout marche, le montage est hyper fluide, ça raconte énormément de choses, en rajoutant des choses à la musique et en même temps en la nourrissant et en ayant un point de vue. J’aime beaucoup ce travail.
Tu as beaucoup travaillé l’image au final, en sortant le documentaire avec 1994, là avec Still Life un film…
Je trouve ça hyper important. J’ai fait des études de cinéma, je bouffe énormément de cinéma et d’images. Après je n’ai pas envie de faire des clips où c’est moi qui suis filmée au final, parce que ça ne m’intéresse pas du tout.
Je ne suis pas dans ce registre-là de « pop-star ».
Je trouve ça vraiment plus intéressant de travailler avec des gens qui ont des visions qui enrichissent ta musique, avec qui tu peux créer des choses, des univers et j’en démords pas. À chaque fois, sur chaque projet j’aime vraiment travailler sur cet aspect-là aussi, le développer. Là avec Kevin c’est la deuxième fois qu’on bosse ensemble, mais c’est une vraie rencontre, on a vraiment des choses en commun dans les univers. Il y a énormément de choses qui me parlent dans ce qu’il fait, je trouve qu’il y a une grande modernité dans son vocabulaire d’images. Ce qui me rappelle dans ce qu’il fait, c’est une sorte de Terrence Malick, mais juste documentaire quoi. Il y a un truc avec une narration du montage, quelque chose de très planant, de l’ordre de la rêverie, des symboles…
Et tu ne penses pas que l’image, ça peut couper un peu l’imaginaire par rapport à la musique ?
Je pense qu’il peut juste s’écouter. C’est pour ça que vraiment pour moi ce projet s’écoute complètement en se laissant totalement porter. Ce n’est pas très long non plus. En fait tous les morceaux, c’est un peu une sorte de voyage, les choses se répondent, il y a des moments d’accalmie, qui va précéder un moment où une espèce de colère arrive, puis finalement on repart dans autre chose.
Je trouve que ça raconte vraiment plein de sentiments. Les images racontent une proposition là-dessus.
Tu as énormément de projets en cours, avec déjà ce nouvel album ou encore Scratch Massive. Est-ce qu’il y a autre chose qui arrive ?
Faudrait que je me réattelle, j’ai démarré un petit peu, mais un album aussi pour moi.
Un dernier mot ?
J’aime bien aussi sortir un projet comme ça, qui est un projet que je ne trouve vraiment pas complexe d’écoute, on y rentre très facilement. Mais c’est un projet dans la lenteur quoi, il se permet de prendre son temps.
C’est bien aussi de ne pas être dans un truc d’efficacité.
/Maud Geffray w/ Lavinia Meijer, STILL LIFE at MaMA Fest, Paris/