Lucie Khahoutian, artiste arménienne du Live Wild Collective connue pour ses collages, présente une série de photographies au nom emprunt d’une citation de Samuel Beckett : « With all this darkness round me I feel less alone ». Une introduction de sa plume précède les photographies, qui par leur composition, leur atmosphère mystique et des drapés fantasmagoriques, surprennent le regard et l’invitent à la contemplation. Elles seront exposées lors du 32e Festival International de Mode et de Photographie à Hyères au printemps 2017.
Manifesto XXI – On connaît plutôt ton travail de collage. Pourquoi as-tu choisi la photographie pour exprimer ce que tu souhaitais, cette fois-ci ?
Lucie Khahoutian : La recherche est une étape importante dans mon processus de création. Cette fois-ci, je voulais essayer autre chose tout en conservant une esthétique de fond comparable au collage. Dans la composition des images et la manipulation numérique, on peut trouver des similitudes avec la proposition visuelle que je fais avec mes collages. Pour ce thème spécifique, j’ai pensé que la photo serait plus pertinente puisque j’avais tout en tête dès le début, je souhaitais une mise en scène bien précise. Le collage aurait été une bonne option pour exprimer le chaos et la dégradation mais la figure humaine était absolument nécessaire, et je ne mets pas de photos de personnes dans mes collages.
Pourrais-tu nous éclairer sur le(s) sujet(s) que tu abordes à travers cette série ?
La série est très inspirée de l’univers visuel de la tradition caucasienne. Je viens d’Arménie mais je vis actuellement à Tbilissi en Géorgie. J’aime beaucoup faire communiquer l’imagerie traditionnelle avec une esthétique contemporaine. Je pense que c’est une dichotomie pertinente pour exprimer l’état dans lequel se trouvent nos pays : bloqués dans le passé et les traditions tout en étant de plus en plus ouverts vers l’extérieur, vers l’Ouest particulièrement, ouverts sur de nouvelles idées, de nouvelles technologies.
Pour ce travail, l’idée globale s’est formée après avoir lu Fin de partie de Samuel Beckett, qui m’a laissé une forte impression. Je voulais traduire ce sentiment à travers ces images et utiliser l’idée d’une union sacrée pour illustrer ces sentiments. Toute la série est précisément mise en scène comme si le regardeur se trouvait dans le décor d’une pièce.
Je suis fascinée par toutes les formes de démence, notamment par l’idée qu’une personne saine puisse tomber dans le délire à force de solitude. J’essaie d’aborder tous ces éléments dans ce travail. J’utilise l’idée du mariage pour illustrer un effondrement en dépit d’une telle alliance sacrée. Ma situation m’inspire également. Travailler en tant qu’artiste dans cette partie du monde (ailleurs aussi peut-être) t’isole beaucoup. Plus tu t’investis dans ton univers, plus tu t’isoles en te concentrant sur ton projet, et personne, même ton entourage, ne comprend réellement ce que tu es en train de faire.
On y trouve de fortes références à l’imagerie, aux légendes, aux superstitions folkloriques traditionnelles caucasiennes. Rien n’est laissé au hasard dans les compositions. Je suis très influencée par l’œuvre de Sergueï Paradjanov (artiste et réalisateur arménien et géorgien). Il y a par-ci, par-là des clins d’œil à la magie et à la sorcellerie, à la présence fantomatique, à différents éléments issus du champ superstitieux arménien.
Finalement, le choix du mariage n’est pas complètement une coïncidence. Au-delà de sa dimension sacrée, je souhaitais démystifier cette institution (le seul choix en Arménie) et surligner le fait que je peux affaiblir les deux parties au lieu de créer une union harmonieuse. On demande aux femmes de s’occuper de la maison, d’avoir des enfants, et de s’éduquer ensuite. Pour moi, c’est une aliénation totale et un véritable cauchemar, comme si la femme était une pâte molle, malléable, condamnée à disparaître derrière l’ombre de son mari.
At the crossroads of religious rituals and psychotic behaviors, this story narrates a slow but certain plunge into dementia. Going from one step to another in this degradation process, we are witnessing how human dedication impacts on its well-being.
Quelle réaction attends-tu du public ?
Qu’il soit intrigué, déstabilisé par certaines images, attiré par certaines couleurs, certains motifs. J’espère que les images invitent le public à s’intéresser à la culture et à l’imagerie arméniennes. Je pense que ces images laissent un sentiment étrange, dû à la forte présence d’éléments magiques et mystiques. Je souhaite qu’il interprète les images comme il le sent aussi.
Le drapé semble être quelque chose d’important dans ton univers esthétique ; plus généralement, tu joues beaucoup avec les effets de différentes matières, tissus…
Je pense qu’inconsciemment, cela me rappelle les habits traditionnels arméniens, avec plusieurs couches, tissus et motifs mélangés. Je suis aussi obsédée par les tapis qui font partie de notre imaginaire et qui sont dans toutes les maisons, par terre comme sur les murs. Les tissus, fluides surtout, sont aussi un élément essentiel dans les spectacles de magie, c’est un outil puissant pour embellir la représentation mais surtout pour détourner l’attention du spectateur de l’astuce. En fait, j’aime l’idée du drapé comme un fantôme, un élément sans forme, léger et fluide.
Here we stage a wedding, a marriage, the utmost human alliance in the eyes of God. The union of soulmates, leads to a spiritual connexion, and twins alike, not to the same person divided into two, but two distinct ones, doomed to be prisoners of a single mind.
« With all this darkness round me I feel less alone » (« Avec toute cette obscurité autour de moi, je me sens moins seul ») : pourquoi as-tu choisi cette citation pour introduire ton portfolio ?
C’est une citation de Samuel Beckett. Ça fait longtemps que je l’ai en tête et j’ai trouvé que ça résumait parfaitement le sentiment constant que je souhaitais exprimer avec les images. Au-delà de son aspect très poétique, j’aime l’idée d’une chose supposée négative qui a un impact apaisant sur quelqu’un. Être entourée par quelque chose d’intouchable, d’inexplicable, ça me parle. Ça peut concerner beaucoup de choses, y compris la religion. La possibilité de quelque chose d’abstrait qui remplit un vide et explore la frontière entre la solitude et le fait d’être seul.
« Could we then be alone, together? » (« Peut-on donc être seul, ensemble ? ») : que répondrais-tu ?
Pour moi, c’est un grand oui. Mais il y a différentes manières d’appréhender cette question. En fait, ça pose la question de la différence entre le fait d’être seul physiquement et psychologiquement. C’est difficile de se sentir vraiment seul, on est toujours entouré de gens même si on décide de vivre dans la nature comme un ermite. J’ai l’impression que de plus en plus, et cela doit être lié à notre relation avec les nouveaux moyens de communication, on fait l’expérience de la solitude. Je suis intéressée par l’idée de l’identité et par la manière dont on survit en tant qu’individu, dans une famille, une communauté, un couple. Pour ce travail, j’interroge la solitude comme racines de notre identité et la manière dont on reste un individu quand on est deux.
Quel est ton lien avec la religion ?
La religion occupe une grande place dans ma vie, pas en termes de foi mais comme une spiritualité. Je suis attachée à l’idée de spiritualité et je suis très superstitieuse, mais je ne peux pas dire que je crois en Dieu, ce qui est assez rare pour une Caucasienne. Je suis attachée à notre culture religieuse, je chéris nos églises, icônes et traditions, mais cela représente plus un sentiment de confort et de chaleur, ce qui se différencie de la foi.
Pourrais-tu nous raconter comment s’est passé le shooting pour cette série ? L’image présentant une fille flottant en l’air est assez impressionnante…
Le personnage flottant en l’air est une image qui rappelle mes travaux de collage, j’aime l’idée de plusieurs morceaux d’images créant un ensemble inattendu. Le shooting était très drôle et beaucoup d’images que j’ai préparées en amont ont fini par être différentes de l’idée originale à force de faire des essais, et certains trucs ont rendu mieux que ce que j’espérais. Ça a été pris dans une vieille maison traditionnelle de Tbilissi.
As-tu déjà présenté ces photos dans une exposition ?
J’ai terminé les finitions des photos il y a seulement quelques semaines et je les ai mises sur mon site il y a peu, donc je ne les ai toujours pas exposées. Mais elles ont été sélectionnées pour le 32e Festival International de Mode et de Photographie de Hyères, donc elles seront exposées au printemps prochain. Je suis très heureuse des réactions face à ce projet, elles sont bien perçues et soulèvent de nombreuses questions, c’est la plus belle réaction que je peux espérer.
Traduit de l’anglais par Gaëlle Palluel