Amoureux du cinéma italien des années 1970, le duo de réalisateurs belges Hélène Cattet et Bruno Forzani délivrent depuis leur premier long métrage, Amer (2009), des films audacieux, plein de textures, de filtres colorés et d’hémoglobine. Maîtres dans l’art du « giallo experimental », ils se réapproprient les codes et l’esthétique du film de genre pour créer un univers où la sensualité rencontre la violence dans un tourbillon psychédélique. Après L’Étrange couleur des larmes de ton corps, petit bijoux cinématographique sorti en 2014, ils étaient de retour en 2017 avec Laissez bronzer les cadavres, un western spaghetti à la manière de Sergio Leone. Cinéphiles mais sans jamais se complaire dans la démonstration de références, Hélène Cattet et Bruno Forzani sont les créateurs d’un cinéma exigeant, où tous les sens sont mis en éveil. On a pu prendre un café avec eux à Bruxelles pour en savoir un peu plus.
Manifesto XXI : Votre troisième long métrage, Laissez bronzer les cadavres, est sorti il y a quelques mois. Mais vous êtes déjà en train de travailler sur un prochain projet : un film d’animation réalisé avec une équipe japonaise. Vous pouvez m’en parler un peu ?
Hélène : On a toujours aimé le cinéma d’animation. Un producteur canadien nous a contactés en nous expliquant qu’il avait les droits sur un livre et qu’il voulait qu’on le mette en images. À la première lecture, on a tout de suite pensé à un film d’animation. C’est un roman porno de la Beat Generation écrit par une féministe de l’époque. Avec beaucoup de« voix off ». Pour nous, il était logique de le transposer en anime pour pouvoir montrer l’invisible. L’animation permet de créer des univers qui, en décors réels, coûteraient vraiment trop cher. Avec ce médium, on peut montrer l’intériorité du corps humain et le manipuler à notre guise.
Bruno : Les actions dans le livre n’étaient que des scènes de sexe. Mais nous nous sommes intéressés aux personnages. En elles-mêmes, les scènes de sexe n’avaient rien d’extraordinaire. Il nous importait donc de traverser la barrière du corps. Il y a un côté très pinku eiga dedans, ce qui nous a fait penser à Belladonna of Sadness, un film plein de métaphores et de scènes érotiques. Ça nous a aussi fait penser à Satoshi Kon (un mangaka et réalisateur japonais né en 1963, ndlr). Même si ce n’était pas dans le roman mais plutôt dans la manière stéréographique de traiter l’histoire. Tout se joue dans la narration.
Hélène : Il y a différents niveaux de lecture au fur et à mesure qu’on voit et qu’on revoit le film. Satoshi Kon nous a beaucoup inspirés dans sa manière de dérouter le spectateur.
Vous basez votre anime sur un livre écrit par une féministe. En sachant que les rôles de femmes dans l’animation japonaise sont souvent sujets à de nombreux clichés et à une sexualisation à outrance, avez-vous la volonté de proposer une vision plus moderne ?
Hélène : On n’y a pas vraiment pensé. On ne se pose jamais la question en termes de genres. D’office, nos deux visions s’insèrent dans nos films. On cherche juste à explorer un univers difficile à montrer.
Bruno : Dans le cinéma japonais, c’est davantage le côté onirique du mélange de l’érotisme et de la violence qui m’interpelle. Quand on lisait le livre, qui est très noir et très torturé avec un mix d’autodestruction et de sexe, on a tout de suite fait le rapprochement avec ce pan-là du cinéma japonais.
Hélène : Sans que ce soit une volonté, d’office il va y avoir une vision hyper féminine qui émane de moi. Ça se fait naturellement.
Bruno : Le personnage du roman est tellement différent de ce qu’on a eu l’occasion de voir. En matière d’onirisme, on s’est dit qu’il y avait moyen de s’éclater en décuplant son univers.
Vous faites déjà des croquis préparatifs ?
Hélène : Pour l’instant on est sur le scénario mais après on va faire un découpage hyper précis, exactement comme on le fait pour les films. On a exactement la même démarche pour chacun de nos projets qui sont hyper préparés et hyper carrés. (rires)
Pour chacun de vos films, le temps de préparation en amont doit être colossal.
Hélène : Oui, c’est très long. En moyenne ça dure neuf mois. Quand on commence à filmer, tout s’enchaîne bien et on est capables de rebondir plus facilement s’il y a des problèmes. On travaille comme ça parce qu’on n’a pas de gros budget. À chaque fois on a des ambitions, surtout esthétiques, de vouloir faire passer tout ce qu’on souhaite par les outils cinématographiques. Mais tout cela coûte très cher. Là, pour ce projet, ça va être pareil puisque cela coûte très cher de faire un dessin donc il ne faut rien jeter.
Bruno : Même en matière de rythme, il faut être hyper précis. Entre six images par seconde et dix-huit images par seconde, tu as trois fois plus de travail. Tu dois te demander quelle rapidité aura chaque action, si elle sera fluide ou saccadée. On est face à des questionnements nouveaux.
Vous êtes allés au Japon avant de vous lancer dans cet ambitieux projet ?
Hélène : Oui. On y a visité quelques studios d’animation sur place, notamment celui de Belladonna et de Satoshi Kon. C’était génial.
Bruno : On a aussi rencontré les gens du studio 4°C qui ont fait Mindgame. C’était dingue. On n’avait jamais pensé que ce genre d’expérience arriverait dans notre vie. C’est tellement éloigné de notre quotidien.
Hélène : On est restés une semaine mais j’ai eu l’impression que ça durait un an. (rires) On a été bombardés de rencontres hallucinantes. En tout cas on prospecte, même si pour l’instant on se concentre sur l’élaboration du scénario. Je pense que le plus compliqué est de trouver les bons partenaires : ceux qui vont réussir à comprendre ce que l’on veut. On n’a pas envie que le projet nous échappe et pour cela il faut une équipe qui soit sur la même longueur d’ondes que nous. Le monde de l’animation est tellement vaste. On a une image dans la tête et il faut trouver la technique qui nous permettra d’y accéder.
Bruno : Il y a deux postes clés qui sont le directeur de l’animation et celui qui fait les décors, qui compressent une équipe de cinéma normal. Il y a donc une certaine pression pour trouver les deux bonnes personnes.
Revenons quelques années en arrière, en 2009, lorsque vous sortiez votre premier long métrage, Amer : qu’est-ce qui vous a poussés à réaliser ce projet si ambitieux ?
Bruno : À l’époque, on faisait un court métrage par an avec nos économies. Notre dernier court métrage s’appelait Santos Palace et, dans la foulée, Hélène avait écrit la partie centrale d’Amer, qui devait être un court métrage. C’était un peu dans la continuité de Santos Palace, en s’éloignant un peu des quatre premiers courts métrages que l’on avait faits. Comme ça ne s’était pas bien passé avec la production, on s’est dit qu’on réaliserait le prochain de manière autoproduite. Au final, la partie centrale d’Amer était impossible à autoproduire parce qu’on voulait filmer en pellicule et que le tournage se faisait dans le sud de la France.
Hélène : Dans l’équipe de production, il y avait une seule personne avec laquelle ça s’était bien passé : Eve Commenge. Elle a décidé de créer sa propre boîte de production, qui s’appelle Anonyme films…
Bruno : Mais là, tu as fait une ellipse. (rires) En fait, on ne pouvait pas étirer la partie centrale d’Amer en long métrage, donc on a décidé de traiter le sujet en montrant aussi l’enfance du personnage et son âge adulte, comme une sorte de film à sketches. On s’est donc retrouvés avec trois parties… À toi, Hélène !
Hélène : On a fait lire le scénario à Eve Commenge. De cette rencontre est née l’envie de se lancer dans l’aventure du long métrage. Ensuite, on a rencontré le coproducteur français François Cognard. On est devenu une équipe soudée avec notre équipe technique, qui était toujours la même que sur nos courts métrages. On était tous en train de commencer, et on a tous évolué en même temps.
Vous vous êtes heurtés à quelles difficultés en particulier durant ce tournage ?
Bruno : Étant donné qu’on n’avait pas beaucoup d’argent, on s’est beaucoup préparés. Il n’y a pas eu beaucoup d’imprévus, même si certains éléments nous ont échappés. La petite fille a fêté ses dix ans sur le tournage et sa mère avait décidé de lui offrir des patins à roulettes…
Hélène : Pile à l’heure du midi elle a chaussé ses patins et s’est cassé le doigt. (rires)
Bruno : Il a fallu trouver des astuces pour qu’elle puisse quand même faire le film. Sur le moment, c’est méga stressant. Mais ce n’est pas si grave, en y repensant. On a eu un peu de mal avec les effets spéciaux, néanmoins. Sur la scène avec le chauffeur de taxi qui se fait taillader, l’effet spécial ne marchait pas. On avait seulement la pause déjeuner pour trouver une autre manière de faire. On a finalement trouvé le moyen de rendre la scène à peu près convaincante. C’est la toute première fois qu’on avait recours aux effets spéciaux en live. D’habitude, on les faisait en animation. On a aussi eu quelques difficultés avec le mixage des sons. Nous, on était dans quelque chose de pas du tout naturaliste ; mais le mixeur, lui, l’était. On n’était pas sur la même longueur d’ondes. On a refait un deuxième mixage.
Hélène : On avait déjà calibré tous les sons et le mixeur a tout remis à zéro parce que, pour lui, cette manière de faire n’était pas naturelle. On joue beaucoup avec des gros plans sonores et, parfois, cela prend le dessus par rapport à l’image. Il faut tomber sur les bonnes personnes, qui comprennent l’idée du film.
Avec L’Étrange couleur des larmes de ton corps, vous êtes allés encore plus loin dans votre démarche artistique. J’aimerais savoir comment vous avez déniché le magnifique immeuble Art nouveau qui sert de décor au film.
Hélène : Il est juste à côté ! Maintenant, c’est devenu l’ambassade d’Argentine à Bruxelles. Il y a plusieurs immeubles de ce type dans ce quartier. Dans le film, il y en a sept différents. Plus du studio. On n’a pas filmé dans la véritable maison Horta mais dans l’Hôtel Solvay, qui a été conçu par Victor Horta (le chef de file des architectes Art nouveau en Belgique, ndlr). Ces immeubles Art nouveau, on les voyait tout le temps à Bruxelles mais on ne pouvait pas rentrer dedans. Le film a été un prétexte pour s’accaparer ces maisons. (rires)
D’où vous est venue l’intrigue pour ce film ?
Hélène : Ça vient de plus loin encore qu’Amer. On a commencé à l’écrire il y a très longtemps, autour de 2001. On s’était dit que c’était trop compliqué à tourner comme premier film, alors on a laissé passer un peu de temps.
Bruno : On est partis sur une idée de whodunit mais qui devenait un « Who Am I » au fur et à mesure du développement de l’intrigue. Le personnage commence par chercher sa femme et, au fur et à mesure, il rencontre différentes personnes dans son immeuble qui lui racontent une histoire qui est censée faire avancer son enquête. Au lieu de ça, ça l’enfonce dans quelque chose de beaucoup plus labyrinthique et intérieur. Le but était de créer un jeu de poupées gigognes avec cette structure et les personnages qui agissent comme des miroirs.
Comme le personnage, le spectateur est vite dérouté. Certaines scènes rappellent Perfect Blue, de Satoshi Kon, dans le processus de répétition et de confusion entre le rêve et la réalité.
Bruno : C’est tout ce qu’on adore, les boucles. Il y a toujours ce truc de répétition et d’effacement entre rêve et réalité. Le fantasme et la réalité est une thématique qui nous obsède.
Il vous arrive de vous perdre vous-même dans votre propre scénario durant les tournages ?
Hélène : Si on devait résumer le film, on n’aurait sûrement pas la même version tous les deux. (rires)
Bruno : Personnellement, je n’ai pas été perdu. Mais le fait d’être à deux veut dire que l’on doit se perdre de la même manière. Finalement, il y a eu deux interprétations différentes du film.
Hélène : Il y en a autant que de spectateurs.
Techniquement, comment vous y retrouvez-vous durant le tournage, avec les milliers de plans ?
Hélène : Comme on veut communiquer les choses uniquement par les outils visuels et sonores, on se prépare en filmant des passages en amont. Pour Amer, on avait tout filmé et prémonté en faisant des petits essais entre nous. On a une version qui nous fait honte. (rires) Il y en a un qui filme, l’autre qui joue. On utilise aussi des peluches. (rires) Ça ferait un beau bonus à sortir : ça donne quelque chose de totalement absurde. Evidemment, on ne montre ces films à personne. Sauf au monteur qui, sans ces images, serait complètement paumé. En général, chaque plan a sa place et veut dire un truc. Donc c’est difficile de s’en passer.
La B.O. est toujours un élément très important sur vos films. Elle est généralement composée de plusieurs morceaux issus de B.O. des années 1970. Est-ce un choix ou n’arrivez-vous pas à trouver des compositeurs contemporains dignes de ce nom ?
Hélène : C’est un choix. Mais surtout une nécessité. Parce qu’on a la musique en tête avant même d’écrire. On a des soundtracks qu’on écoute sans arrêt et qui nous donnent des idées. Ces morceaux nous inspirent des séquences. On écrit en écoutant cette musique ; et, si jamais il y en a une qui nous interpelle pour une scène, on l’écoute en boucle.
Ça se construit comme un clip ?
Hélène : Pas vraiment. La musique donne un rythme, des images et une couleur. Mais on monte le film sans la musique. On fait ça pour que, justement, ça ne fasse pas clip. Ce n’est qu’une fois la séquence montée que l’on va insérer le morceau. On ne fera jamais de montage par rapport à la musique : on la laisse se caler naturellement.
Vous arrivez à extraire la musique de films mythiques sans trop penser aux images qui y sont liées ?
Bruno : Oui. Parce qu’on les écoute tellement qu’elles deviennent liées aux séquences que l’on a écrites. Il faut réussir à utiliser dans un film actuel ces morceaux qui datent d’une quarantaine d’années pour que la magie opère. Parfois, ça peut sonner ridicule ou kitsch. Mais il suffit de le raccourcir pour que la musique vienne au premier plan et qu’elle soit aussi efficace qu’il y a quarante ans. Forcément, quand on utilise « Sabba » de Bruno Nicolai, on voit très bien les images de Toutes les couleurs du vice. (rires)
Hélène : Bon, après il y a des B.O. comme celle de Suspiria, qu’on ne pourrait jamais imaginer utiliser. Certaines sont effectivement trop liées à des images et on aurait du mal à se les approprier.
Bruno : Tout ce qui est Dario Argento, Sergio Leone… on n’y touche pas.
Vous ressentez une certaine mode de la soundtrack de giallo au cinéma en ce moment ? Je pense notamment à Love de Gaspar Noé avec le thème de Profondo Rosso ou Les Garçons sauvages, de Bertrand Mandico avec le morceau « Dies Irae » de Nora Orlandi.
Hélène : Je pense que ce sont des fans de giallo, donc ça ne m’étonne qu’à moitié.
Bruno : C’est utilisé dans un autre contexte.
Hélène : C’est ça qui est rigolo. J’aime bien voir des réemplois, des relectures. Les morceaux sont tous digérés différemment et c’est intéressant de voir ce que ça évoque pour d’autres réalisateurs. Ça peut entrer dans un tout autre univers et prendre un sens nouveau.
Ça vous viendrait à l’idée de demander à un compositeur contemporain de réaliser une B.O. pour vous ?
Hélène : Pourquoi pas. Mais c’est très compliqué. Comme on en a besoin avant d’écrire, on a toujours été bloqués à ce niveau-là. Quelque part, on écrit pour la musique. On est aussi très attachés aux sons de l’époque, aux sons organiques. Quand on utilise des morceaux des seventies on ne change pas le mix d’origine, malgré ce que nous conseillent les mixeurs qui souhaitent les nettoyer car ils les trouvent trop « sales ». On est un peu fétichiste avec ça. (rires)
Les lieux ont souvent une place au moins aussi importante que celle de vos personnages. Comment les choisissez-vous ?
Hélène : Ce sont des personnages à part entière ; ils vivent et nous inspirent à fond. Pour les maisons à Bruxelles, c’est tout simplement en passant devant que l’idée nous est venue. Comme Amer est tourné dans la région dans laquelle Bruno a grandi, vers la frontière italienne, à Menton, il passait souvent devant la maison lorsqu’il était petit.
Bruno : La maison nous a fait penser à celle dans Profondo Rosso, car c’était le même type d’architecture. Pour Amer et L’Étrange couleur des larmes de ton corps, c’étaient des lieux qui faisaient partie de notre quotidien : les maisons Art nouveau qui ouvrent une perspective vers le fantastique et l’onirique. On crée des univers fantastiques mais en partant du concret. Donc, si on prend du mobilier et des objets lambda sans âme, ça ne marche pas. Pour Laissez bronzer les cadavres, on a fait beaucoup de repérages. On n’a pas commencé le casting tant qu’on n’avait pas trouvé le lieu parfait, le personnage principal finalement. C’est une sorte de huis clos à ciel ouvert. Le décor devait donc être assez riche pour tenir 1 heure et demie.
Hélène : On l’a trouvé en Corse. On avait d’un côté le désert bleu de la mer et, de l’autre, la montagne.
Sur Laissez bronzer les cadavres, c’était la première fois que vous vous atteliez aux gunfights. Vous qui préférez d’habitude la théâtralité de l’arme blanche, comment avez-vous abordé ce nouveau moyen de tuer ?
Bruno : On s’est dit qu’on ne ferait peut-être plus jamais de film avec des flingues : alors, autant essayer de s’amuser et d’en apprendre plus sur tous ces outils. (rires) Dans l’écriture du roman, Jean-Patrick Manchette est très fétichiste des armes à feu et on voulait retranscrire ça fidèlement. Nous, ça ne nous faisait pas vibrer. Alors on s’est creusés la tête pour trouver des manières nouvelles de représenter ça. Avec une arme blanche, tu peux faire différentes choses ; alors qu’une arme à feu sert uniquement à tuer. Il n’y a donc a priori rien d’onirique, de métaphorique ou de beau. On a donc exploré la relation qu’ont certains personnages avec les armes, quelque chose d’un peu malsain. On a essayé de respecter les modèles d’armes du livre même s’ils n’existent plus tous, car ils datent de la seconde guerre mondiale. Le personnage de Pia a beaucoup amené ce côté fascination/répulsion de l’arme à feu.
Vous avez le sentiment que Laissez bronzer les cadavres a été plus diffusé que les précédents ?
Hélène : Oui… même s’il aurait pu l’être plus. (rires)
Bruno : Il va sortir aux États-Unis, à la fin de l’été. Les sorties en salles en France sont toujours un peu décevantes. Pour Amer, c’était pareil. On n’a jamais eu de bonnes surprises sur ce point-là. Les marchés allemands et anglo-saxons sont ceux qui sont le plus friands de films de genre puisque c’est dans leur culture. Du coup, je pense qu’ils acceptent plus facilement que tu joues avec le genre. En France, où une grande place est accordée au cinéma d’auteur, qui est mis sur un piédestal, tu es obligé de faire des films de genre pour certains gardiens du temple. On a moins le droit de s’amuser avec.
J’étais allée voir une interview en public de Dario Argento suivie d’une projection de Profondo Rosso à l’ambassade d’Italie et les gens dans la salle riaient devant le film. Pensez-vous qu’il y ait un certain dédain pour les films de genre et les séries B ?
Hélène : Ah oui, je vois. C’est peut-être pour décharger le stress que procure le film.
Bruno : Je me souviens quand j’étais allé à la Cinémathèque française voir Ténèbres (Dario Argento), les gens étaient morts de rire et je ne comprenais pas. En fait, ils se moquaient du film. J’ai vu un autre visage du film que je ne connaissais pas puisque pour moi ce n’était pas du tout drôle. (rires) Peut-être que le côté surjoué peut prêter à rire, mais ce n’était certainement pas le but du film.
Comment abordez-vous la peur au cinéma ? Vous semblez préférer quand elle est suggérée et qu’elle traverse tout le film plutôt que de recourir à des jumpscares.
Hélène : Personnellement, j’ai très peur des zombies. (rires)
Bruno : À travers le scénario, je peux ressentir du malaise plus que de la peur. C’est difficile parce que quand tu fais le film, ce n’est que de la matière. Tu travailles cette matière sans avoir de recul dessus. Pour moi, Laissez bronzer les cadavres était hyper soft et quand on a eu des retours sur l’effroi qu’avait procuré le film, j’étais très surpris. Je trouvais que c’était du pipi de chat. Quand après tu regardes le montage avec des gens extérieurs au projet, tu te rends compte de leurs sensations et tu arrives à imaginer la peur qui peut s’en dégager. Souvent, quand tu regardes le montage la première fois, après plusieurs semaines de travail, tu es déçu.
Hélène : Au montage il n’y a pas du tout de son, alors que la peur vient souvent de là. C’est complètement muet, comme un film d’animation. Donc, forcément, il manque 50 % du résultat final.
Vous vous souvenez de vrais moments de peur au cinéma ?
Bruno : Inferno, de Dario Argento, où toute la première partie m’avait fait hyper peur. J’avais tellement peur que je claquais des dents et que je mettais pause sur le magnétoscope. Je sortais un peu puis je revenais quand j’étais plus calme. (rires) Il y a aussi Les Innocents, de Jack Clayton, qui était bien flippant. Twin Peaks (David Lynch), le film, aussi.
Hélène : Moi, c’est le tout premier que j’ai vu : Zombie, de Romero. Je me revois encore à 11 ans devant ce film, terrorisée mais curieuse de le regarder jusqu’au bout. Je restais collée devant l’écran. (rires) Heureusement que c’était en pleine journée. Je suis assez bon public. En général, la peur marche bien sur moi.
Sans forcément parler de cinéma, vous semblez vouer un culte à l’Italie. Vous avez montré vos films là-bas ?
Bruno : J’adore le cinéma de genre italien. Premièrement, pour le côté onirique de la violence et de l’érotisme ; deuxièmement, parce que les décors sont proches de là où j’ai grandi. Il y a un côté madeleine de Proust qui renforce mon plaisir de voir ces films plutôt que des films américains, qui sont tournés dans des décors que je ne connais pas. J’y suis moins sensible. Amer et L’Étrange couleur des larmes de ton corps ont été montrés en Italie et y ont gagné des prix. Ils ont été reconnus par la critique de genre italienne. Pour nous, c’était très émouvant parce que tout ce qu’on fait est lié à leur cinéma. Ce qui nous a touchés pour Laissez bronzer les cadavres, c’est que les critiques italiens ont vu ça comme une madeleine de Proust qui leur faisait penser aux westerns qu’ils regardaient petits, tout en ayant une nouvelle proposition moderne. Ce n’était pas comme s’ils avaient acheté la réédition de Sergio Leone. C’est le plus beau compliment que l’on puisse nous faire. Pour nous, ce ne sont pas des hommages au giallo ou au western, dans le sens où on ne recopie pas ce qui a été fait : on raconte des choses personnelles, avec un cinéma de genre qui est codifié par la forme.
Vous avez pu rencontrer Dario Argento ?
Bruno : Oui. À l’époque, il avait vu Amer et il avait adoré, donc c’était cool ! Je le connaissais d’un peu avant puisque j’étais allé sur le tournage de Non ho sonno, mais c’était il y a longtemps et il ne savait pas que j’avais coréalisé Amer. C’était chouette, parce qu’Hélène ne l’avait jamais rencontré ; et moi, j’ai toujours dix millions de questions à lui poser, parce que je suis fasciné par son travail. C’est bien d’apprendre que lui aussi avait apprécié nos films sans prendre ça pour du pompage.
Hélène : C’était un grand moment.
Il y a des réalisateurs contemporains dont vous appréciez le travail ?
Hélène : Il y a Lucille Hadzihalilovic qui nous a inspirés avant même qu’on commence à réaliser des films. On avait vu La Bouche de Jean-Pierre, que l’on avait adoré. Gaspar Noé aussi, bien sûr. Quand on s’est rencontrés avec Bruno, on était allés voir leurs films dans un cinéma underground à Bruxelles, qui s’appelle le Nova. On avait adoré leur cadrage, leur démarche d’autoproduction… tout ça nous a donné le déclic pour nous lancer.
Bruno : C’était du cinéma de genre, mais transversal. Une démarche qui nous plaisait. On aime beaucoup le travail de Bertrand Mandico, aussi.
Hélène : Oui. Les Garçons sauvages, c’était génial. Lui, pour le coup, il a eu une super distribution et a pu toucher un assez large public. C’est super qu’un projet aussi étrange et inattendu ait bénéficié d’une belle place en salles.
Des projets pour la suite ?
Hélène : En parallèle de l’anime, on va écrire un film live qui sera plus dans la veine d’Amer et de l’Étrange couleur... On avance petit à petit : ça met tellement de temps de faire un film.
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