L’emo ambient de claire rousay

claire rousay
L’artiste américaine claire rousay s’est fait une place sur la scène expérimentale avec une musique ambient et instrumentale qui incorpore des enregistrements activés dans son quotidien à toute heure du jour ou de la nuit. Des conversations à distance, des notes vocales, des trajets, des morceaux de vie qui invitent l’auditeur·ice à ses côtés. Sa musique devient discrètement une extension de la réalité et des sentiments. Comme si on faisait partie intégrante de sa peau ou de ses vêtements. Rencontre.

Ancienne batteuse pour des concerts à l’Église avant de prendre ses distances avec le christianisme, claire rousay était une emo kid. Aujourd’hui c’est une artiste « emo ambient ». Une étiquette qu’elle s’est créée et qu’elle aime afficher sur du merch. « Si ta musique ne se vend pas, tu peux faire des putains de t-shirts et casquettes et les gens achèterons ça » me dit-elle.

Début mars, il est 10 heures du matin à LA, 19 heures à Lyon, je rencontre claire en visio pour échanger sur son nouvel album sentiment, qui conjugue ses aspirations pop avec son esthétique musicale concrète. Ses derniers collages proposaient différents niveaux d’écoute simultanés, le raffut de son quotidien en conversation avec des cordes qui composent un journal audio délicat et dans la durée. Ils ont rencontré un succès notamment sur le label de Felicia Atkinson, Shelter Press, avec le disque everything perfect is already here

Avec sentiment, on reconnaît ce qu’on aime dans sa musique mais cette fois, elle choisit de prendre un micro et une guitare en mains pour renouer avec des formats plus courts, plus accessibles pour ce qu’elle veut nous raconter en ce moment. Un projet qui accueille sa voix autotunée parmi d’autres présences ponctuelles. L’une d’entre elles, tirée de la pièce pour voix « Crying », qu’elle a jouée à Paris à la Maison de la Radio en 2022 à l’occasion du festival  « Présences électronique », ouvre le disque. 

Manifesto XXI – J’étais à Présences électronique quand tu as joué ta pièce « Crying » sur l’acousmonium (un orchestre de haut-parleurs disposé en face, autour et dans le public du concert ndlr) à la Maison de la Radio à Paris en 2022. Comment est-ce que tu décrirais cette expérience ? 

claire rousay : C’était super intéressant. Voyager et immédiatement devoir apprendre ce système complexe de diffusion, c’est assez conséquent. J’ai dû me débrouiller pour savoir comment je voulais présenter cette pièce sur l’acousmonium en assez peu de temps, 25 minutes de soundcheck. Mais je suis assez satisfaite du résultat. 

C’était une expérience singulière parce que la pièce comprend beaucoup de langage et le tout en anglais parlé. Après le concert, il y a quelqu’un·e a qui m’a dit « je ne comprenais rien de ce qui était dit, mais par la façon dont c’était dit, je pouvais dire que c’était extrêmement émotionnel, et j’ai pleuré », et ça m’a donné l’impression d’un succès. J’étais super heureuse d’être invitée, honorée de faire partie de cette programmation d’individus et d’artistes qui ont performé cette année-là. Ce sont des personnes dont j’écoute la musique depuis très longtemps. 


Un extrait de « Crying » ouvre ton nouveau disque, sentiment, voudrais-tu nous dire deux mots sur le choix de ce titre ? 

Dans un premier temps c’était un peu une blague, parce que des gens abusaient de ces mots : intime, sentimental… pour décrire ma musique. Et j’ai pensé, pourquoi pas me l’approprier en réponse aux journalistes musicaux, et puis ça a semblé fonctionner.

J’ai utilisé cet extrait de « Crying » pour le début de l’album comme un moyen de réemployer des enregistrements qui ont été faits, dans le but de jouer cette pièce live à nouveau. Plutôt que plusieurs voix jouées en même temps, dans ce morceau d’introduction, il n’y en a qu’une. J’ai joué différentes versions de cette pièce, notamment avec des membres d’un ensemble qui lisent le texte live tous en même temps, ce qui crée des séquences de langage décalées, les mots se superposant les uns aux autres. Pour sentiment c’était un bon point de départ d’utiliser une voix de cette pièce, d’un point de vue émotionnel et conceptuel, pour préparer l’auditeur·ice au reste de l’album. D’une certaine façon, c’est la nouvelle direction que prend ma musique. 

Dans le dossier de presse, tu dis que la « pop » est le moyen de communiquer tes idées et émotions cette fois-ci. Tu penses que le format chanson est plus adapté à ce que tu veux dire en ce moment ?

Oui en effet. Il y avait des choses que j’avais envie d’exprimer et que les outils et moyens que j’utilisais avant ne me permettaient pas. Il n’y avait pas d’autres façons de dire ce que j’avais envie de dire. Particulièrement le format chanson pop, les très courts formats. J’ai travaillé sur d’autres projets pendant l’écriture de l’album, avec des ensembles, sur des films, des pièces très longues. Il y a des choses que je ne pouvais pas apporter à ces projets et qui devaient trouver une place quelque part. C’est ce qui m’a amenée à écrire sentiment, et j’ai bien aimé rassembler toutes ces pièces courtes pour former un ensemble cohérent. 

Se préoccuper seulement de ce qui est cool, expérimental, ou pop, c’est quelque chose d’assez petit, comparé à ce qui se passe ou ce qui s’est produit dans le monde.

claire rousay


Comment c’est de découvrir une scène, qualifiée d’ « expérimentale », qui peut-être nerd et parfois dédaigneuse de la pop ?

C’est une chose à laquelle je pense beaucoup et dont on parle souvent avec mes ami·es qui font autant de la musique dite expérimentale, instrumentale, et qui s’intéressent aussi à la pop et à des éléments pop. Il y a pas mal de gens qui vont utiliser les inclinaisons ou explorations pop de certain·es artistes pour dévaluer le travail qu’iels font. En disant genre « ce que tu fais n’est pas vraiment expérimental ou tu n’es pas assez cool pour être dans le club des gens qui font de l’expérimentale. » J’essaye de rester loin de ce type de personnes et d’environnements, parce que je pense qu’il y a tellement d’autres choses dont on peut se préoccuper. Se préoccuper seulement de ce qui est cool, expérimental, ou pop, c’est quelque chose d’assez petit, comparé à ce qui se passe ou ce qui s’est produit dans le monde. Dans ta communauté, être trigger par l’autotune, ou la forme chanson, vs le field recording, le drone, ou autre, c’est assez trivial. Si mon nouveau disque fait fuir ce genre de personnes de mes shows et de ma musique, si je ne suis pas assez cool pour iels, c’est OK. Je m’en fous (rires). 

Quelles sont tes pop stars préférées en ce moment ? 

Hum. Pour ce qui est des pop stars très connues, j’étais bien branchée Charli XCX, évidemment, il y a quelques années, avec la mixtape Pop2. J’étais genre « oh wow ». C’était de l’hyper pop dans un registre mainstream donc pas totalement hyper pop, je trouvais ça très intéressant. Ensuite les frontières se brouillent quand je pense au hip-hop et au rap : Young Thug, je le considérerais comme une popstar, mais c’est un rappeur. Mais l’autotune et l’esthétique que j’aime chez Charli XCX, Young Thug l’utilise aussi. C’est cool de voir différents types de personnes utiliser les mêmes outils. Quand j’étais enfant, j’étais à fond Britney, of course. Elle était tellement cool. Yung Lean est aussi génial. La liste est longue… 

Je trouve ça fun de se décrire avec une étiquette qu’on s’est créée soi-même, plutôt qu’avec une étiquette que les gens ont posée sur toi. 

claire rousay

Tes t-shirts emo ambient se vendent comme des petits pains, c’est comment d’être une artiste emo ambient ? 

C’était une blague entre ami·es au début, et c’est cool qu’aujourd’hui d’autres veulent les porter. Prendre la sentimentalité, la crudité, la naïveté, les outils et les sons de la musique emo et tout ce qui vient avec le genre et appliquer ces émotions à la musique ambient m’intéresse. sentiment mixe vraiment les deux esthétiques pour le coup. J’étais genre « mettons de la guitare lente, et des percussions… » ce qui est nouveau pour moi. Ma définition d’emo ambient change, mais je m’identifie bien à cette étiquette. Je trouve ça aussi fun de se décrire avec une étiquette qu’on s’est créée soi-même, plutôt qu’avec une étiquette que les gens ont posé sur toi. 

sentiment est comme une bande-son de ton quotidien, un trip sentimental mis en journal qui intègre ses environs. Es-tu d’accord avec cette idée ?

Oui, je m’intéresse à beaucoup de sons différents, et à beaucoup de livres et de films aussi. Quand tu mets tout ça dans un même cerveau, après ça sort comme quelque chose de beaucoup plus cohérent que tu pourrais l’imaginer. Ce n’était pas mon intention de départ de faire un album dans lequel chaque morceau coule l’un dans l’autre. More Eaze joue du violon sur le disque tout du long. Elle a une manière spécifique de jouer et participe au fait que l’ensemble se tient. D’autres collaborateur·ices présent·es sur mes anciens disques m’ont aussi aidé sur celui-là, ce qui fait que les gens perturbés par les moments pop pourront quand même s’y retrouver car ça sonne comme la musique que je ferais d’habitude. 

Quel est ton rapport à ta voix ? Et dans quelle mesure tu penses que la voix et le texte vont infuser ta musique dans le futur ? 

J’utilise des tonnes de traitements sur ce disque, j’aime bien ce qu’ils font à la voix. Peut-être que dans le futur je ne m’y intéresserai plus et que vous pourrez entendre une prise claire et sans effets. L’autotune de Young Thug, Yung Lean, du rap soundcloud, je trouve ça très cool et je n’avais pas eu vraiment l’occasion de l’utiliser jusqu’à présent. 

J’aime utiliser une variété de présences vocales. Par exemple, au début du disque j’utilise une voix brute d’un de mes amis, qui a une voix très masculine, après des voix très autotunées, et enfin des voix distantes dans les field recordings. J’explore un panel large de vocalisations sur le même disque, en fait. Dans l’hyper pop les voix sont souvent trop pitchées aiguës, et ça me fait mal aux oreilles après un temps. J’ai besoin de pauses, sinon je deviens folle. 

sentiment évoque la solitude, penses-tu que les personnes queers sont plus susceptibles de ressentir la solitude ?

C’est une bonne question. Je dirais que oui. Tout groupe de personnes marginalisées est probablement plus enclin à ressentir davantage la solitude. La solitude est inévitable lorsqu’une forme d’oppression se produit, lorsque des personnes qui ont plus de pouvoir vous disent que ce que vous vivez est faux, étrange. Cela peut être assez isolant.

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Mais je pense aussi qu’il existe une solidarité au sein des groupes marginalisés, et en particulier dans les communautés queer, que je n’ai connu nulle part ailleurs. Comme le nombre de personnes queers qui se soutiennent les unes les autres. D’après mon expérience, c’est beaucoup plus exprimé que pour d’autres groupes de personnes. Les hommes blancs ne se soutiennent pas les uns les autres, du moins pas de la même manière que les queers.


Qu’est-ce que tu lis en ce moment ?

En ce moment j’ai beaucoup de livres ouverts en simultané. Authenticity Is a Feeling de Jacob Wren, Closer de Dennis Cooper, Amygdalatropolis et Negative Space de B.R. Yeager, Deliver me d’Elle Nash.

Une tournée est prévue ?

Oui, j’ai posté quelques dates. Pas de concert en France mais sûrement à la fin de l’année, je vais annoncer des dates pour l’automne. Pour le moment au Royaume-Uni, et en Europe il y a Amsterdam, Berlin, Prague, et aussi au Canada.

Je vais être accompagnée d’instrumentistes, et on va recréer la chambre qui figure sur la couverture de l’album sur scène, où je joue dans mon lit. Donc ça va être une forme de performance pop, un mélange de Robert Ashley, Young Thug et d’ambient…


sentiment est disponible à l’écoute à partir du 19 Avril 2024 sur toutes les plateformes et sur le Bandcamp de claire rousay.

Suivre claire rousay : Site internet / Instagram

Relecture : Benjamin Delaveau

Image à la Une et photographies par Zoe Donahoe et Mike Boyd

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