Damien Manivel a sorti le 4 janvier son deuxième long-métrage, Le Parc, présenté à l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) au dernier Festival de Cannes. Un film audacieux et minimaliste sur le chagrin d’amour.
Manifesto XXI – Quel est ton parcours, Damien ?
Damien Manivel : Adolescent, j’étais passionné par les arts martiaux et le breakdance. J’étais dans un groupe, on faisait des battles, des petits spectacles. Puis après le bac, je suis parti dans une école de cirque à Montpellier pendant un an pour devenir acrobate. C’était très physique, j’avais du mal à suivre le rythme. À la fin de l’année, j’ai décidé de reprendre des études car j’avais besoin de nourriture intellectuelle. Mais juste à ce moment-là, j’ai appris qu’il y avait une audition pour la compagnie Archaos. J’y suis allé, ça m’a vraiment plu et j’ai été pris. J’ai donc dû arrêter la fac au bout de trois mois pour déménager à Marseille. J’ai commencé à travailler à 20 ans. Le cirque m’a amené à découvrir la danse contemporaine qui est devenue ma première passion. Parallèlement à ça, j’ai commencé à regarder un peu de cinéma et à fabriquer des spectacles et des films avec des potes. On faisait des choses maladroites mais très sérieusement. On se prenait des week-ends entiers où on tournait. Ensuite, je suis entré au Fresnoy, où j’ai fait mon premier film de façon professionnelle.
On parle souvent de la Fémis et moins du Fresnoy. Il y a plusieurs sections ? Comment as-tu perçu tes années là-bas ?
Tu peux y aller en tant que photographe, plasticien, réalisateur. J’ai adoré le principe de ne pas avoir de cours de cinéma à proprement parler. On te donne les moyens de faire un film et tu as un parrain de projet. J’avais Chantal Akerman et André S. Labarthe. On avait des discussions, très larges et aussi sur le projet. André S. Labarthe m’a transmis beaucoup de choses, notamment le plaisir du risque, travailler avec le hasard. Ça m’a permis de faire mes propres erreurs et de comprendre que même dans les échecs, les maladresses, il y a quelque chose de bon à prendre. C’est intéressant d’analyser pourquoi un plan te semble raté… Cela te renseigne sur ton œil, tes capacités, peut-être que c’est un moyen de comprendre le cinéma que tu peux faire.
Quand on voit tes courts-métrages La Dame au chien, Un dimanche matin et tes deux longs-métrages Un jeune poète et Le Parc, on voit clairement une singularité, on sent que tu as trouvé ta grammaire.
J’ai aussi fait des films expérimentaux avant, c’est vraiment là que j’ai cherché ma grammaire… Mais je n’ai toujours pas l’impression de l’avoir trouvée. Je continue à chercher, c’est ce qui est réjouissant… Et puis je n’ai fait que deux long-métrages ! Par contre, maintenant, je sais pourquoi je fais du cinéma.
Ta mise en scène est sobre, minimaliste, avec seulement des plans fixes, de la lumière naturelle quasiment tout le temps, pas de musique, comme pour se centrer sur ce qu’il y a de crucial, les personnages, leurs interactions et leurs émotions.
Oui, à un moment, j’ai eu un déclic par rapport au genre d’histoires que je voulais raconter. Il s’agit de poser un regard neuf et intime sur des histoires a priori simples, banales. J’essaie de travailler avec le vocabulaire le plus basique possible, pour être compris, mais aussi parce que je crois que la clarté est mystère.
Tu produis aussi tes films, pourquoi faire ce choix ?
Comme mes courts-métrages ont eu un certain succès, je suis rentré dans le système de production classique pour préparer mon premier long-métrage, mais cela ne me convenait pas : j’étais vraiment malheureux donc soit j’arrêtais de faire du cinéma et je mettais mon énergie ailleurs, soit je faisais mon film à ma façon, avec mon propre argent. C’est à ce moment-là que j’ai fait Un jeune poète, c’était un choix difficile mais je ne regrette pas. Ça m’a amené à créer MLD Films et puis l’aventure a continué avec Le Parc.
Est-ce que ce n’est pas compliqué justement de travailler seul, avec ses doutes ?
Non, je partage énormément mes doutes. Depuis un an, j’ai un associé, Martin Bertier, on se complète énormément, c’est notre force. J’ai aussi mon agent, Danièle d’Antoni, qui me conseille. Et puis, sur le tournage, j’ai toujours quelqu’un avec qui dialoguer. Cela peut être l’assistant réalisateur ou bien dans le cas du Parc, Isabel Pagliai qui est également chef opératrice et co-scénariste.
Et dans l’écriture ?
C’est compliqué, ma méthode est spéciale dans le sens où pour mes derniers films, on n’a pas produit de scénario proprement dit. Pourtant j’écris constamment, des plans, des notes, des idées de scènes, de dialogues, mais pas sous forme scénaristique. Je dessine beaucoup aussi, ce qui m’aide à voir le film. C’est donc un problème car en France, les films sont financés sur scénario, c’est un vrai frein pour ce genre de méthode. Je pense qu’il faudrait plus de souplesse car à chaque film sa méthode. Si les commissions pouvaient sélectionner la moitié des films sur le scénario et l’autre moitié sur l’auteur, sa personnalité, sa capacité à mettre en scène, je crois qu’on aurait de très belles surprises et découvertes. Et puis, il y a d’autres façons de présenter un dossier de film… Mais je ne suis pas certain que les mentalités soient prêtes à s’assouplir.
Les comédiens de ton film Le Parc sont amateurs : de quelle manière as-tu procédé pour les trouver ?
C’est Isabel qui s’est pas mal occupée du casting sauvage à Poitiers. Sessouma, le gardien, elle l’a rencontré dans un bistrot ; Maxime sortait de chez le coiffeur. Pour Naomie, nous avons fait des castings dans les écoles de cirque. On est une petite équipe donc je dis à tout le monde de bien ouvrir l’œil et s’il y a un coup de cœur, d’aller parler aux gens directement dans la rue.
Ensuite tu les as formés pour appréhender la caméra, le jeu ?
Non. Il y a des règles de base : ne pas regarder la caméra, ne pas me répondre si je parle pendant le plan, etc., mais pas de répétitions. C’est étrange parce qu’en théâtre, je peux faire répéter les gestes de nombreuses fois mais au cinéma, c’est différent. Ce que je veux d’eux, j’arrive toujours à l’obtenir, car c’est ce qu’ils veulent bien me donner. Après, évidemment, il y a des scènes où je les amène vraiment ailleurs mais je m’adapte toujours à eux. Pas grave si je dois abandonner mes idées, je considère que ce qui arrive au tournage est plus intéressant, plus frais. Je ne prends pas les personnes parfaites pour incarner un personnage. Je prends des gens parce qu’ils me tombent dessus et j’essaie de les filmer de la façon la plus juste possible. Je crois que chez tout le monde, dans chaque paysage, visage ou objet, il y a une façon d’être regardé, une présence à capter. Donc, à partir de ce moment-là, tout m’intéresse.
C’est justement se dire que tout le monde peut se retrouver dans un dispositif cinématographique, faire le lien entre réalité et fiction, que tout le monde peut avoir de la fiction en soi.
Je suis entièrement d’accord avec toi. Tout le monde a de la beauté en soi. C’est pour ça que j’ai toujours du mal avec la question de la photogénie. Alors oui, c’est vrai, cela existe la photogénie. Ça va un peu à l’encontre de ce que je viens de dire mais… Par exemple, tu mets quelqu’un devant la caméra, tu regardes sur l’écran ce qui se passe, parfois il se passe quelque chose de magique d’emblée, et parfois rien du tout. C’est un rythme, une vitesse, un rapport au temps. Donc, je demande à la personne de ralentir ou d’accélérer, d’incliner la tête, je cherche à voir sa présence, et parfois, au bout d’un moment, on trouve quelque chose.
Le Parc est vraiment scindé en deux parties, la première c’est-à-dire la rencontre, l’histoire d’amour naissante de jour, puis une séquence centrale où Naomie textote avec Maxime ; puis la nuit tombe et Naomie fait marche arrière dans le parc jusqu’à tomber sur le garde urbain. Et enfin le réveil, où elle quitte le parc. Cette construction était déjà présente lorsque tu as pensé le film ou bien cela s’est révélé au tournage ?
Ce que je savais, c’est que j’allais tourner dans un parc, un récit qui débute en début d’après-midi jusqu’à l’aube. Je raconte une histoire d’amour de la première approche, du premier flirt jusqu’à la rupture et la traversée du chagrin, du deuil. La première moitié du tournage, j’avais prévu de tourner avec deux adolescents, un garçon et une fille. Ensuite de travailler avec la fille et le gardien du parc. Ensuite, le récit s’écrit quotidiennement, sur le plateau.
Quand tu les places devant la caméra, tu les lances avec quelques dialogues ?
À chaque fois c’est différent. Ça peut m’arriver de ne rien dire du tout. Je crois peu dans les mots pour diriger les acteurs, je suis donc volontairement vague dans mes explications. Je veux qu’ils se lancent, qu’ils essaient, qu’ils prennent leur autonomie. Par contre, je crois que l’atmosphère du tournage joue un rôle crucial sur le jeu des acteurs. Et d’autres fois, je dirige pendant les prises à la façon d’un chorégraphe, geste par geste, c’est donc très différent. Il n’y a pas une méthode unique. Je crois qu’il ne faut pas avoir peur de la contradiction quand on fait ce genre de travail.
Je me suis demandé si Maxime disait la vérité par SMS. Il dit à Naomie qu’il est désolé, qu’il est toujours avec son ex-copine. Je me suis demandé si c’était vrai ou si tout simplement il n’avait pas peur de s’engager avec Naomie, peur de ses sentiments peut-être trop forts qui naissent rapidement. Notamment quand ils croisent la tante africaine, on dirait que Maxime la présente comme sa copine.
Ça se pourrait. C’est une histoire extrêmement universelle, le chagrin d’amour. Chacun peut s’y retrouver.
Ça me fait presque penser à l’idée de l’amour fou selon les surréalistes, c’est-à-dire une rencontre hasardeuse qui devient un amour tellement intense qu’au final cela devient destructeur, pas complètement mais l’amour passionnel, tout simplement.
Oui, tout à fait. C’est banal et fantastique à la fois. Tu as l’impression de vivre quelque chose d’extraordinaire. Tu sais que c’est risqué mais tu plonges.
Le parc occupe une place de personnage. J’ai l’impression que c’est un huis clos, notamment dans la deuxième partie où Naomie marche en arrière comme si elle n’allait jamais s’en sortir. On dirait que le parc s’étend indéfiniment.
Avec le monteur William Laboury, on a beaucoup travaillé pour trouver le bon rythme. Si on se laisse prendre par le rythme si particulier du film, je pense que l’on peut vivre quelque chose de fort.
Le personnage du gardien amène quelque chose de très gênant sur la barque et en même temps de drôle, dans un rôle d’accompagnateur dans un parcours initiatique. Il me fait penser au personnage de la dame dans La Dame au chien. Ils ont quelque chose de rassurant et d’inquiétant.
Oui, ils sont riches et complexes dans leur opacité, leur silence. Ils ouvrent à une dimension fantasmatique.
Combien de jours as-tu tourné ? La lumière occupe vraiment une place importante, elle est en rapport étroit avec les personnages, elle influe sur la psychologie.
On a tourné l’été, en trois semaines. J’adore raconter des histoires qui se déroulent sur un temps court car la lumière prend une vraie importance narrative. La lumière, le parc accompagnent Naomie. On a parfois l’impression qu’il l’englobe, l’ensorcelle, et à d’autres moments au contraire, que la nature est tragiquement indifférente.
Comme ce moment où tu filmes les arbres qui bougent avec le souffle du vent.
C’est un pressentiment.
Quel est ton rapport avec les âges ?
Pour moi, un âge, c’est déjà un sujet, c’est suffisant pour faire un film. Quand tu fais le portrait d’un âge ou que tu confrontes deux âges, tu n’as plus qu’à tirer le fil. C’est un peu caricatural mais c’est une idée que j’ai depuis La Dame au chien, c’est devenu le sujet de chacun de mes films et l’une des choses les plus inspirantes pour moi.
Un dimanche matin rentre vraiment dans cette idée.
Un dimanche matin parle de ça, oui. Le personnage a une quarantaine d’années, je le filme dans ce temps-là. Une moitié de vie. Et Un jeune poète, c’est les 18 ans.
Pour tes prochains films, tu resteras dans la même sorte de mise en scène et de production ?
Oui, le prochain film est sur un petit garçon de 6 ans. Mon premier film avec un enfant, mon premier film d’hiver.
Tu arrives à en vivre ?
À présent oui, mais j’enseigne beaucoup à côté, le théâtre et le cinéma.