Ethnologue, spécialisée dans l’anthropologie du costume de scène et d’écrans (cinéma/télévision) ainsi que réalisatrice de documentaires, Sylvie Perault enseigne à l’ Institut d’études théâtrales de Paris 3 (IET), intervient au département arts de l’université Paris 8 et à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Technique du Théâtre (ENSATT), Lyon.
Elle a collaboré avec différents musées sur la problématique du costume de scène et participé en 2006 a l’ouverture du Centre National du Costume de scène (Moulins) et au soixantième anniversaire du Festival d’Avignon.
MXXI – Sylvie Perault, anthropologue du costume, pouvez-vous tout d’abord nous expliquer quel est l’objet de votre travail ?
Mes recherches ont commencé par les savoir-faire avec le costume de scène en tant qu’objet artisanal, ce qu’il y a juste avant qu’il devienne objet théâtral. Etudiante, j’avais réalisé qu’il y avait beaucoup de travaux faits sur des savoir-faire spécifiques mais jamais sur le monde du théâtre et des spectacles. Je m’y suis penchée et j’ai bien fait parce qu’entre temps, de nombreux ateliers spécialisés ont fermé. Je me suis ensuite posé la question du corps contemporain face à des codes anciens. Notre manière de se tenir a changé, nos sous-vêtements aussi donc comment fait-on aujourd’hui pour reconstituer un corps ancien avec des acteurs qui ont une morphologie différente ? Ce qui m’intéresse est la façon d’envoyer un message au spectateur et donc de comprendre comment on construit un personnage.
MXXI – De quelle manière le costume de scène fait-il donc partie du patrimoine ?
Je tiens tout d’abord à faire une précision : le costume de scène se distingue de la mode, même si l’approche technique est la même que dans la haute couture parce qu’il n’y a pas de prêt-à-porter dans le costume de scène. Au théâtre, les costumes sont des pièces uniques. L’objectif est de donner l’idée d’une époque. Ensuite, le costume de scène l’incarne grâce au modelage du corps. Ce dernier n’est pas fait par le costume mais par ce qu’on appelle le « petit linge » donc tout ce qu’on porte en dessous. Bien évidemment c’est plus évident chez les femmes avec les corsets qui les contraignent par exemple, le vêtement correspond aussi à la place qu’on vous attribue dans la société. Donc on ne le comprend qu’en l’inscrivant dans un système, en cela je me suis inspirée de Roland Barthes. Le système tient compte à la fois de l’approche historique, économique, politique et sociale d’une période parce que tout cela va créer un code : ce n’est pas forcément conscient mais ce code va créer à son tour un comportement. Donc ce qui nous intéresse, c’est de recréer une silhouette dont on connait les grandes lignes en partant des sous-vêtements qui déterminent les règles de posture du corps et dégagent la culture de la période choisie.
MXXI – Vous disiez toute à l’heure que l’enjeu est aussi de recréer la morphologie des gens d’une époque. Alors en sachant que nos sous-vêtements ont changé et que nos règles de comportement ont évolué en entraînant un changement morphologique, comment fait-on pour reconstituer ces silhouettes fidèlement ?
On triche. Déjà, on prend comme référence le groupe social le plus élevé de la société ce qui en soi n’est pas très juste puisque celui-là ne constitue qu’une minorité. Il faut savoir que le cinéma est en cela plus exigeant que le théâtre puisqu’au théâtre on peut se limiter à évoquer une silhouette et après c’est le spectateur avec son imagination qui amplifie ce qu’il voit. Alors qu’au cinéma, avec les gros plans, on ne peut pas se permettre autant de liberté. En tout cas, l’idée est que le spectateur retrouve des lignes et des signes auxquels adhérer pour qu’il se dise « ah oui, je suis bien à telle ou telle époque ».
MXXI – Pourriez-vous nous énoncer quelques moments clef de l’évolution du costume de scène ?
Le costume de scène existe assez rapidement contrairement à ce que l’on peut penser même si le mot nait officiellement au XVIIe siècle. C’est lorsque le spectacle sort du cadre religieux avec la mise en place des sotties, jouées par des « sots ». Leur costume incarne justement le désordre avec le déploiement de costumes bicolores, de rayures synonymes de ce désordre avant qu’il ne soit et des accessoires comme les oreilles d’âne. Le costume de scène autorise ici à créer un personnage qui porte un message subversif impossible à faire passer autrement. C’est donc au Moyen-Age qu’on a le premier costume de scène définissable comme tel.
Un autre moment important est la naissance du ballet de cour, la représentation était plus de l’ordre d’un défilé, les acteurs qui étaient des courtisans s’arrêtaient devant le public sélectionné pour déclamer. Evidemment le costume de scène qui est un costume de cour enrichi n’est pas représentatif de la réalité puisque les paysans, par exemple, sont représentés avec des costumes précieux et inadaptés à la réalité. Au fur et à mesure que le genre se développe il va y avoir des figures types comme les personnages mythologiques ou des personnages ancrés dans un réel complètement imaginé. La codification devient encore plus forte avec la création de la Comédie Française qui va dépendre des Menus-Plaisirs du roi, il y a donc des injonctions par rapport à l’apparence. Celles-ci vont être contournées avec les Lumières qui vont rechercher la véracité du costume puisque souvent les costumes n’ont rien voir avec le rôle joué. L’orphelin de la Chine de Voltaire, c’est une des premières fois où on se pose la question de l’authenticité. Voltaire cède pour la première fois une partie de ses revenus à la recherche de costumes les plus proches possible de la réalité. Il s’agit cependant de la réalité de ce moment précis.
Ensuite, en pleine Révolution, c’est François-Joseph Talma qui se présente en toge lors d’une représentation, chose qui est bien accueillie par le public puisqu’on est en train de détruire les codes de la monarchie. On considère qu’il est nu parce qu’on voit ses avant-bras donc c’est un scandale…mais ça répond aux attentes du public qui retrouve une véracité dans la représentation. C’est donc Talma qui, à la faveur de la révolution française, va contribuer à une réforme du costume de scène.
Mais ce n’est qu’au XXe siècle que l’on commence à réfléchir au costume de scène de manière globale, comme on le faisait déjà pour les décors et les dialogues. Avant, les costumes étaient puisés dans le vestiaire des comédiens…Vous imaginez bien qu’il ne pouvait pas y avoir de cohérence d’ensemble. En fait le métier de costumier réalisateur existait déjà mais ce qui manquait était le concepteur qui dessinait l’ensemble des costumes afin de produire une cohérence sur scène.
MXXI – J’ai une question qui se relie à ce que vous disiez sur les changements morphologiques et de codifications. Comment cela se fait-il que dans l’Antiquité, et je dirais jusqu’à Louis XIV, les normes vestimentaires masculines comprenaient, entre autres, le fait d’avoir des cheveux longs, de porter des bijoux, des couleurs très vives (alors que si on regarde les peintures, les femmes s’habillaient en des tonalités plus mornes), de porter des bas moulants, alors qu’ aujourd’hui tout cela est synonyme de féminité ? A quel moment l’homme a t-il commencé à s’habiller de manière basique, disons, moins voyante ?
La Révolution française. L’histoire des sans-culottes c’est ça. Ils sont sans-culottes parce qu’ils ont des pantalons. Tout ce qui évoque l’idée de monarchie est éradiqué, donc la couleur aussi. Car auparavant les hommes comme les femmes à la cour de France portent des couleurs vives.
MXXI – Et comment à votre avis le costume de scène met-il en place la problématique du genre, face au fait que justement il semble incarner les évolutions morphologiques mais aussi sociales d’une époque ?
La problématique du genre existe depuis bien longtemps au théâtre parce que pendant très longtemps les femmes n’y avaient pas accès. Les hommes interprétaient des rôles de femmes et ceci n’a changé qu’au XVIIe siècle parce que Louis XIV en avait assez de voir des hommes jouer des rôles féminins. Il y a néanmoins une différence entre les espaces officiels comme la cour, où effectivement les femmes ne pouvaient pas jouer, et non officiels, donc populaires, où on faisait souvent jouer des femmes. Officiellement, faire de l’usage de son corps son métier était l’apanage des femmes de bas étage.
MXXI – Il me semble que dans le théâtre grec non plus il n’y avait pas de femmes…
Non, puisque les femmes n’étaient pas citoyennes, tout comme les esclaves et les étrangers. Donc les hommes couvraient des rôles de femmes grâce au fait que le masque avait un rôle très important dans l’identification du personnage.
MXXI – Je constate un intérêt grandissant du costume de scène masculin pour le féminin. On le voit par exemple chez Decouflé qui met des tutus aux hommes, Madonna qui fait danser ses danseurs en talons, plusieurs films récents mettent également en scène l’enjeu du travestissement chez l’homme (Une nouvelle amie de François Ozon, par exemple). Est-ce que vous pensez que quelque chose est en train de changer dans le rapport que le costume entretient avec le genre ?
Evidemment cela traduit la mentalité actuelle. L’air du temps. J’ai l’impression qu’on est en train de rebattre les cartes non seulement au niveau juridique mais aussi biologique. Si je fais un discours à tendance féministe, il y a probablement une fascination nouvelle pour un pouvoir, le féminin, qui a toujours été écrasé et dévalorisé. L’essor de ce pouvoir dans la vie quotidienne et politique brouille les cartes d’où l’envie, peut-être, de faire des expériences pour que chacun retrouve sa place. Aujourd’hui quand on rencontre une personne nous ne pouvons plus définir sa sexualité d’emblée : ce n’est plus un acquis. Dans les mentalités se développe l’idée qu’on n’est plus ou tout l’un ou tout l’autre, ça va dépendre de la rencontre et des émotions provoquées par celle-ci.
MXXI – Il me semble que si les femmes ont emprunté des codes du costume masculin depuis au moins Marlène Dietrich et Greta Garbo, avec cette idée de la garçonne, pour les hommes c’est tout nouveau…
Finalement la garçonne n’était pas si garçonne que ça, elle s’est juste coupée les cheveux et elle a abandonné les corsets mais elle continue de porter des sous-vêtements contraignants et de ne pas avoir de rôles politiques. Et puis ces histoires d’appropriations, c’est plus les femmes considérées comme « fatales » qui les mettent en scène. Si je pense à l’Ange bleu, il y a un jeu sur l’androgynie qui laisse sous-entendre une homosexualité possible, ce qui est intéressant, d’autant plus que le port du pantalon est interdit : on est clairement dans la transgression. Il est important de se pencher sur l’environnement juridique d’une époque : le smoking, à une époque où le port du pantalon était interdit, défie les règles établies.
MXXI – Et la contribution de créateurs comme Saint Laurent…
Oui, mais Saint Laurent va permettre à la femme de s’exprimer dans un environnement d’abord homosexuel et marginal chic. Dans ce milieu-là, à cette époque-là, les amies de Saint Laurent étaient des femmes lesbiennes ou bisexuelles qui s’habillaient aussi en garçon. Il s’agissait de reprendre des codes à priori gays et de les proposer à tout le monde pour qu’on se les approprie au fur et à mesure. La créativité consistait alors à regarder la femme de façon différente. Saint Laurent c’était une révolution pour les gens de l’extérieur mais pas pour ceux de son milieu, pour tous ces gens qui étaient obligés de se cacher.
Mais on reste, avec Saint Laurent, dans un cadre bien défini : il suffit de penser au scandale qu’il fait quand Victoire de Castellane se coupe les cheveux…il la trouve vulgaire. On voit qu’au fond il a été élevé dans un milieu de haute bourgeoisie et il a absorbé des codes conservateurs.
En tout cas, le costume est une transcription culturelle. Si la culture voulait que toutes les femmes portent un arc et des flèches on porterait un arc et des flèches. Ensuite cette culture est absorbée par l’art et le spectacle, elle est sur-jouée car établie comme une norme que l’on retranscrit.
Et quant au masculin-féminin, c’est une question qui est là depuis bien longtemps. Regardez, Shakespeare, dans La nuit des rois, on voit un trouble amoureux qui est provoqué par une jeune femme déguisée en garçon, chose qui trouble le jeune homme qui la regarde. Qui est en face de moi ? Qui est-ce qui m’attire ? Le théâtre joue avec le genre depuis toujours, même si cette notion date officiellement des années 1970. La scène est un véritable espace des possibles, même si la jurisprudence des différentes périodes a son importance. Soit le genre pose problème, soit il permet de se remettre en question, en tout cas, le théâtre fait en sorte que le problème n’existe plus de la même façon car on en parle.