Invitée à présenter deux spectacles, Rave to Lament et BSTRD, au festival Parallèle ce mois-ci à Marseille, la chorégraphe et danseuse d’origine grecque Katerina Andreou revient sur son parcours et la puissance d’une danse nocturne et politique.
La fête est incontrôlable quand elle naît d’un besoin. » Incontrôlable, c’est ce qui se dégage de la danse de Katerina Andreou. Souvent seule en scène, parfois à plusieurs, ses pièces explorent les limites physiques du corps et son épuisement. Katerina n’a jamais été en rave, y penser lui donne des frissons. Mais elle ne se lamente pas. Alors, elle danse. Partout. Parfois pour combler l’absence. C’est, dit-elle, « la seule manière de me calmer ». Lauréate du prix Jardin d’Europe en 2016 pour A Kind of Fierce, la jeune chorégraphe voue une fascination pour l’univers de la fête et la culture rave. Des mythes qu’elle adapte donc avec une nostalgie diffuse, de loin. Elle revisite l’héritage house avec son solo BSTRD (2018), celui du mouvement free party avec Rave to Lament (2021), et instaure sur le plateau une « discipline hardcore » à base de mouvements répétitifs rappelant l’énergie des dancefloors, comme dans Zeppelin Bend qu’elle présentait au Centre Pompidou à Paris en février dernier.
Dans le cadre du festival Parallèle 12, l’artiste-performeuse d’origine grecque, installée depuis dix ans en France, présentera sa création Rave to Lament au Mucem le vendredi 21 janvier, puis BSTRD au Ballet national de Marseille le samedi 29 janvier. Notre conversation téléphonique commence par un échange météorologique : 18 degrés à Athènes, 12 à Marseille, en plein hiver. « Tout est déréglé », soupire Katerina Andreou, d’un ton qui se voudrait léger.
Manifesto XXI – Ton parcours est étonnant : tu as étudié le droit avant d’intégrer une école de danse. Est-ce que tes compétences juridiques te servent aujourd’hui dans ton travail d’artiste performeuse ?
Katerina Andreou : (rires) Je n’ai pas la réponse. Disons que mes connaissances juridiques ne m’aident pas particulièrement en tant que danseuse, mais j’ai été façonnée par ces études à Athènes qui ont duré cinq longues années. L’université est située au sein d’un bâtiment historique du centre-ville d’Athènes où il y a eu la révolte contre la dictature des colonels en 1973. Quand j’y étudiais, entre 2002 et 2006, il y avait un esprit révolutionnaire et rebelle, un esprit qu’on cherche à cet âge-là. J’étais curieuse de trouver d’autres manières de m’organiser, de m’émanciper. Étudiante, je participais à des soirées noise, alternatives, mais il n’y avait pas de free parties. Parfois je faisais des manifestations de nuit, je soutenais les squats bien sûr. J’essayais de me définir à travers ces lieux. Étudier le droit me permettait de mieux m’identifier en tant que citoyenne. Tout ceci était une forme de résistance.
J’ai exercé le métier d’avocate pendant un an après mon stage de fin d’études. À 26 ans, j’ai passé les examens pour l’École de danse d’Athènes. Le fait que ce soit une école publique, ça m’a sauvée. Il était impensable pour moi de demander de l’aide financière à ma famille. J’ai assumé un choix radical alors que je n’étais plus si jeune. Je travaillais dans un café pour payer mon loyer, et je donnais des cours d’anglais aux enfants le soir. Je faisais des jobs saisonniers aussi.
Qu’est-ce qui t’a poussée à t’installer en France, à Lyon ? Quelle relation entretiens-tu avec la migration, le mouvement ?
Je suis arrivée en France en 2011. Pour moi, aller en France voulait dire vivre au nord de l’Europe. La Grèce était en pleine crise, il y avait des manifestations en permanence. Je n’ai pas fui la Grèce – enfin, on fuit toujours quelque chose… Mais je ne me considère pas comme une migrante économique, je ne suis pas partie à cause de la crise : il y a toujours des espaces pour créer, et je viens de la classe moyenne. Même s’il est vrai que le chemin politico-économique de la Grèce est devenu intolérable pour moi, c’était mon choix d’aller voir ailleurs, d’être un peu partout. Je voulais comprendre comment l’autre réfléchit. L’Européen·ne de l’Ouest peut-être. J’étais hyper curieuse, et je crois que cette migration m’a rendue plus ouverte.
La performance, son espace-temps, me permet de me sentir entière. C’est le moment où je ramasse enfin mes morceaux.
Katerina Andreou
Quelqu’un m’a parlé d’un master de recherche chorégraphique et de performance à Angers, le master ESSAIS [dirigé par Emmanuelle Huynh, au Centre national de la danse contemporaine d’Angers, ndlr]. Je vivais alors dans une bulle de 11 personnes au milieu d’une ville grise et bourgeoise. Mon territoire, c’était le master. Pas la ville. La ville était effacée. Là-bas, il y a très peu d’espaces pour la nuit. Il faut toujours cacher sa peau pour ne pas avoir trop froid, je l’ai vécu comme une prison. Cette sensation était difficile à supporter. On parle là d’une disponibilité physique essentielle à mes yeux, et que je n’avais pas. J’ai vécu un vrai choc culturel, mais je trouve que c’est positif. C’était un choc plutôt esthétique, qui s’est déployé au sein de mes rencontres.
Puis j’ai vécu un peu à Rennes, à Nantes, à Paris, à Tours… J’ai passé le premier confinement dans une maison en Bourgogne, avant de m’installer à Lyon. Je cherche encore à comprendre pourquoi. On ne choisit pas seul·e. Avant le confinement, je n’avais jamais vécu dans une maison, encore moins à la campagne. J’ai d’abord vécu ça comme une chance. Avec la pandémie, je me suis aperçue que j’étais très isolée. Loin de la Grèce, mais aussi loin de la vie en ville. Trop pour moi.
À cause de mon métier, ma vie n’est pas située. La ville ou le pays n’a pas d’importance. Je me sens en plusieurs morceaux. Ça rejoint l’idée de diaspora en grec : « dispersion » et « ensemencement ». On peut me distribuer un peu partout. Morcelée. Je ne décris pas pour autant un état schizophrénique (rires). La performance, son espace-temps, me permet de me sentir entière. C’est le moment où je ramasse enfin mes morceaux. Ce sont mes habitus qui m’identifient, pas le lieu où je pose mes bagages.
Pourquoi as-tu voulu travailler sur le thème de la fête, la nuit, la rave ?
Quelque chose m’attire beaucoup dans cet univers. Dans le texte de ma pièce Rave to Lament, je rappelle que je n’ai pas vécu l’expérience de la free party au moment de son explosion dans les années 1990. Quand j’ai eu 20 ans, il y avait déjà trop de contrôles à Athènes. Et puis la Grèce était un pays « à la périphérie » dans le sens où les tendances musicales et culturelles n’avaient pas le même écho que celles de l’Europe occidentale. C’est la même chose dans les Balkans par exemple, il y a la même lenteur dans les mouvements culturels. Aujourd’hui, notre territoire est un peu plus « à la mode ».
La rencontre avec cet homme plus âgé, Voltnoi Berge [qui a vécu la transformation de la scène musicale (sub)urbaine d’Athènes à partir de 1989, avec qui elle a collaboré pour la création de Rave to Lament, ndlr], a donné forme à une question : celle de creuser mon propre mythe et ma vision de la rave, avec quelqu’un qui l’a vraiment vécue. C’était une obsession pour moi, et j’avais trop peu d’informations, car la fête passe par l’expérience.
Plus les politiques sont autoritaires, plus on se radicalise. La radicalisation se fait dans tous les sens. C’est ce qui me rend optimiste.
Katerina Andreou
Selon toi, la nuit est-elle plus politisée que le jour, et en quoi ?
La nuit, le temps s’écoule différemment. Quand j’étais à l’Université d’Athènes, la plupart de nos réunions militantes avaient lieu après la nuit tombée. Et les actions les plus radicales se déroulaient le soir ou la nuit, qu’elles soient positives ou négatives. Pourquoi la nuit est-elle plus radicale ? Je ne sais pas. De mon expérience, je dirais que c’est probablement parce que c’est un moment qui permet un rassemblement plus libre, plus ouvert, plus habité, et moins normé. J’ai d’ailleurs perdu cette culture de la nuit et du squat en France, parce que mon quotidien a changé, je connais moins de gens. C’est une question de réseaux.
Ton œuvre est empreinte de nostalgie. Comment l’expliques-tu ? Aurais-tu voulu vivre à une autre époque ?
Le mot « nostalgie » devient un monstre pour moi, à trop vouloir l’utiliser. Mon tout premier travail portait autour de la notion de « libre arbitre », imagine ! (rires) Ce sont des mots durs, que je choisis à dessein. Ils me permettent d’avancer dans mon travail.
Au début du mouvement des raves, il y avait ce choc de la nouveauté. Au niveau des espaces, des technologies, du son, du beat, des grands rassemblements de foules… Les DJ étaient anonymes, il n’y avait pas de hiérarchie entre l’auteurice et l’auditeurice de la musique, les gens partageaient le même « terrain » et, bien sûr, il y avait les drogues. C’est ce choc que je cherche parfois ailleurs. Ce choc porteur d’espoir de changement. Aujourd’hui c’est plutôt le mot « mélancolie » qui m’amène à travailler. C’est un état plus ancré dans le réel, qui n’est pas bloqué dans le passé, qui n’a pas de sujet désiré ou imposé. Je ne veux pas vivre dans les années 1980 ou 1990. Je n’ai jamais vécu cette période, et je vis aussi très peu celle d’aujourd’hui – dans le sens où je suis très peu connectée à l’époque contemporaine.
Assumons de jour ce qu’on fait de nuit.
Katerina Andreou
Comment vis-tu les périodes de confinement, couvre-feu, restrictions dans les bars et boîtes… bref, la gestion autoritaire de nos libertés (surtout la nuit) ? La situation politico-sanitaire influence-t-elle ton travail, et comment ?
Je le vis très mal. Ma tolérance en tant que citoyenne est très affaiblie. Mon travail s’est assombri. Partout, je sens une ombre qui s’installe autour de moi. Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse tuer la nuit. Si la nuit disparaît, c’est le désespoir qui s’installe. On peut supprimer les bars, mais la fête continue. Je sais que ça va ressurgir autrement. Pour moi, plus les politiques sont autoritaires, plus on se radicalise. Je reste convaincue d’une chose : la radicalisation se fait dans tous les sens. Quand un côté se radicalise (le gouvernement et ses usages), l’autre aussi. C’est une question d’équilibre. C’est ce qui me rend optimiste : les espaces de liberté ne peuvent pas disparaître du jour au lendemain.
Je suis consciente que je travaille avec une institution qui s’appelle l’État, pas en dehors de celle-ci. Cela a toujours été le cas, et c’est un choix. Nous sommes l’État. Ce qui me perturbe aujourd’hui, c’est qu’en plein état d’urgence, quand je dois négocier avec des institutions – sur des principes, voire des libertés –, cela va beaucoup trop vite. Il n’y a plus d’espace ni de temps pour la négociation, pour filtrer. C’est triste et difficile. Mais ma manière de vivre, en constant mouvement, implique aussi cette vitesse. L’état d’urgence, la crise et ses injustices, tout ce que je vis au quotidien, façonnent mon travail ou, du moins, son interprétation. Tout devient plus dark. Dans le travail ou dans la façon de le traiter.
Des questions pratiques se posent aussi : comment continuer à travailler en équipe, quand on ne peut plus bouger, voyager ? On met plus de temps à tout mettre en place, mais c’est intéressant. Il y a aussi des situations qu’il faut accepter, on ne peut pas aller contre une pandémie. Ce n’est pas plus mal de questionner notre confort et nos privilèges.
Penses-tu que la nuit et la fête permettent de gérer les frustrations, la colère, tout type d’émotion qu’on n’admet que peu le jour ? Le climat actuel est-il propice pour toi à l’explosion d’une forme de résistance ?
La nuit décomplexifie les relations. Elle est un retrait de ce qui est normaté. Lutter contre le sommeil, utiliser parfois des drogues pour cela, c’est sortir de la norme. La nuit, soit tu dors, soit tu travailles, pour les plus précaires. Le reste, c’est queer, c’est illégal, c’est hors-norme. Des comportements moins codifiés surgissent. L’usage de drogues est facilité par l’obscurité. On a moins besoin de se cacher que le jour. On cherche à se passer des usages normatifs. Il y a même des boîtes de nuit (le mot est drôle), pour nous mettre dans des boîtes. D’autres types de relations surgissent, parfois plus dangereuses aussi.
Les révolutions s’organisent dans une cave la nuit, pas sur une place de jour. Mais selon moi, la nuit n’est pas opposée au jour, c’est un prolongement de la journée. Elle amplifie ce qu’on intériorise en société. Pour moi, c’est problématique de dire : « le jour, tu es Apollon et la nuit, Dionysos ». Ce paradigme jour-nuit lui-même est très normatif. La nuit est plus malléable que le jour mais elle existe tout autant, ce n’est pas noir ou blanc. C’est déresponsabilisant de penser ainsi. Assumons de jour ce qu’on fait de nuit.
- Rave to Lament, vendredi 21 janvier à 20h au Mucem
- BSTRD, samedi 29 janvier à 20h au Ballet national de Marseille
Toute la programmation du festival Parallèle 12 est à retrouver ici.
Suivre Katerina Andreou sur son site : katerinaandreou.com
Image à la une : Katerina Andreou, Rave to Lament © Arya Dil, far° Nyon