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Crack Cloud : « On veut que notre musique suscite cette forme d’imagination visuelle »

Crack Cloud : « On veut que notre musique suscite cette forme d’imagination visuelle »

Crack Cloud - Tough Baby
C’est surement l’un des projets les plus ambitieux et innovants que la musique nous donne à voir et à entendre aujourd’hui : celui de Crack Cloud, ce collectif pluridisciplinaire d’une vingtaine de personnes basé à Vancouver. Nous avons échangé avec la formation à l’occasion de la sortie de leur second album Tough Baby, paru le 16 septembre dernier.

Art punk, punk instrumental, post-punk… difficile de déterminer réellement ce que créé l’ovni Crack Cloud dans notre environnement musical et visuel. Deux ans après le brillant et sincère Pain Olympics – un hymne à la désillusion et au chaos « based on true shit », comme iels le disent et l’écrivent si régulièrement – la formation donne naissance à Tough Baby. Une fable exutoire où le collectif pousse encore plus loin son rapport à l’expérimentation et à la création, et ce sous toutes ses formes. Rencontre avec Zach Choy – batteur, chanteur et fondateur du groupe -, Mohammad Ali Sharar – guitariste, bassiste et vidéaste – et Aleem Khan – claviériste.

Crack Cloud © Clara de Latour pour Manifesto XXI
Crack Cloud © Clara de Latour pour Manifesto XXI

Manifesto XXI : Comment allez-vous et comment vous vivez la sortie à venir de votre second album ? 

Zach : Je pense qu’on est plutôt bien vis-à-vis de ça !

Mohammad : Oui c’est cool, je pense que c’est plein de belles opportunités qu’on a manqué pendant le covid, donc on est content de reprendre et de repartir en tournée avec ce nouvel album. On est un peu fatigués mais tout va bien ! (rires)

Que diriez-vous si vous deviez présenter ce qu’est Crack Cloud avec vos propres mots ?

Zach : C’est un projet pluri-médias sur lequel on a travaillé pendant une bonne partie de notre vie je dirais. C’est un projet qui se transforme, se renouvelle sans cesse, ce n’est jamais la même chose, et on ne sait pas vraiment vers où on va !

Vous formez aujourd’hui un collectif qui s’est rassemblé autour de cette idée sensible et contemporaine du care. Comment faites-vous évoluer, vivre ce collectif avec tous les changements et mouvements que cela implique ? 

Zach : Oui en effet il y a beaucoup de changements dans les cinq-six dernières années. Tous les aspects de Crack Cloud sont des indicateurs d’où l’on se trouve progressivement. On essaye sans cesse de travailler collectivement notre créativité.

Mohammad : On peut dire que tout cela se fait très naturellement, toutes les connexions que l’on créé se font naturellement et ce peu importe le contexte. On est très reconnaissant·es vis-à-vis de tout cela. 

Aleem : Il y a aussi beaucoup d’évolutions car on a justement ce côté pluridisciplinaire. On rencontre régulièrement des gens qui s’intéressent au projet, qui veulent travailler avec nous, et tout cela nous fait avancer.

Concernant cette aspect pluridisciplinaire, sur scène on vous voit souvent changer d’un instrument à l’autre. Il n’y a jamais les mêmes personnes du collectif présentes. Vous faites tout vous-même avec ce côté DIY, la danse, la réalisation des clips, l’image, etc. Comment se fait tout ce chemin créatif ? Avez-vous juste appris les un·es des autres progressivement ou avez-vous fait en sorte dès le départ de vous entourer de personnes expérimentées ?

Zach : Je pense qu’il y a un peu de tout cela dans Crack Cloud. On a toutes et tous des moyens différents de nous exprimer, et on a appris beaucoup de disciplines par nous-même. Crack Cloud permet de créer cet environnement où tout le monde peut apprendre à faire quelque chose, c’est cette mentalité DIY qui nous porte. On essaye sans cesse d’appréhender de nouvelles esthétiques, de nouveaux médiums, de nouvelles approches pour s’exprimer pas à pas. 

Mohammad : On se dit qu’on ne se limite pas aux compétences que l’on a de base, on continue de grandir avec ça. Nous avons toujours voulu faire les choses même si l’on n’avait pas forcément les compétences pour ça, l’idée c’est d’essayer et de générer de la motivation dans le groupe.

Aleem : Je parle pour moi-même, mais peu importe qui fait partie de Crack Cloud, on aime toute·s pousser les choses au maximum dans notre travail, dans notre art. Pour moi on doit donner le maximum possible que ce soit physiquement ou psychologiquement dans le projet.

Est-ce que tout ce côté DIY vous permet de bien évoluer dans l’industrie musicale ? Vous arrivez à vivre de Crack Cloud globalement ? 

Zach : Aussi ambitieux que cela puisse paraitre je pense que c’est le bon moment pour célébrer et profiter des nouvelles ressources que l’on nous apporte. Le Canada nous permet notamment de faire ça sans passer forcément par des structures traditionnelles. Ça progresse petit à petit mais c’est quelque chose qui est important pour nous. On s’est beaucoup investi dans le projet mais on en vit pas pour autant. On passe la moitié de l’année à enregistrer donc c’est assez nouveau. 

Mohammad : La plupart des membres ont d’autres jobs à côté. Au début si on veut se lancer dans un nouveau projet créatif c’est forcément beaucoup de sacrifices. Il faut parier sur ses compétences et sur tout l’investissement qu’on met dans ce travail, en espérant ensuite pouvoir vivre de cet art. Tu construis une mentalité particulière autour de la réussite et du succès. 

Zach : Je pense aussi qu’on n’a jamais spécialement attendu que ça marche, enfin que ce soit rémunérateur en soi. Cet investissement dans Crack Cloud était avant tout émotionnel. Il n’y avait pas d’attente, on ressent toujours tout ce qu’il se passe autour de nous comme un privilège. On a encore beaucoup à apprendre, pour s’inclure dans toute cette industrie et cet environnement, si tu n’es pas sur un gros label c’est très différent.

Mohammad : En se regardant d’un point de vue extérieur on a juste l’impression de faire notre musique, de gagner en maturité, et c’est juste là que se trouve la qualité la plus importante. On doit avoir conscience de comment gérer tout cela, notamment financièrement, comment tu gères ce que tu gagnes à travers ce projet. 

Zach : Il y a cinq ans on aurait jamais imaginé que Crack Cloud aurait à payer des taxes ! (rires)

Mohammad : En fait, de base, tu te dis que tu ne vas jamais sortir de la ville d’où tu viens avec la musique que tu fais. 

Il y a une grande cohérence et en même temps on retrouve toujours ce côté surprenant et déroutant sur Tough Baby, qu’on pouvait sur vos précédentes compositions, comme Pain Olympics sorti en 2020. Comment avez-vous cette esthétique singulière ?

Aleem : Tout le monde pense que cet album est le troisième album, alors qu’en fait c’est seulement le deuxième, car notre première sortie – Crack Cloud, 2018 – était une compilation. Il y a un côté plus conceptuel.

Zach : Après notre premier album on s’est un peu éparpillés, personnellement j’ai pris la route et j’ai commencé à avoir des idées. On a ensuite passé deux ans à développer tout cela. Ce qu’il y avait avec Tough Baby, c’est qu’il n’y avait pas vraiment d’urgence à finir cet album avec le Covid etc. C’était un processus vraiment épanouissant pour le coup. Beaucoup de choses sur cet album se sont passées de manière organique, dans le sens où l’on faisait en sorte d’être raccord et se plonger vraiment dans le projet. Ça a pris la tournure que ça a pris, il y a eu beaucoup de versions de l’album, des sortes de réincarnations. Mais je pense que le produit fini est juste un artefact de où l’on était à tel moment. C’est naturel. 

Je trouve que ça s’adapte vraiment à la période, avec toute la douleur, la frustration qu’il y a en ce moment dans le monde, on essaye de mettre ça dans l’art que l’on fait

Mohammad sur Crack Cloud

Zach comme tu es à la base de ce qu’est Crack Cloud tu écris tout et tu partages les éléments ensuite ? Comment le processus se développe ?

Zach : En fait je construis les fondations de notre musique, une sorte de storyboard de ce qu’il y aura. 

Mohammad : C’est le temps qui décide plus ou moins de ça, mais oui il y a toujours ce squelette de départ. Et Zach ne met pas beaucoup de temps à sortir toutes ces idées, il ne se perd pas. On ne se perd pas non plus émotionnellement du coup. Il y a une idée claire de l’album et de quelles sortes d’émotions l’on souhaite atteindre. Il y a des moments où ce que l’on fait nous convient et ce processus prend juste du temps. Et comme tu le disais, il y a différents enjeux esthétiques dans l’album et le résultat qu’on a ici c’est la finalité de ce processus. 

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Dans vos clips que ce soit dans « Please Yourself », dans « Tough Baby » et plus récemment dans « Costly Engeenired Illusion », il y a tout un côté « rêve dystopique » qui en émane. Où allez-vous puiser toute cette inspiration dans les histoires que vous cherchez à raconter ? 

Zach : Je pense que tout cela est juste basé sur des souvenirs. Dans nos vidéos on essaye de donner vie a des personnages qui vivent leurs propres expériences. Je suis personnellement fasciné par la fantasy et la science-fiction. Donc donner vie et faire évoluer visuellement nos clips dans cette voie-là et créer des scénarios avec une philosophie certaine, ça nous plait vraiment. 

Mohammad : C’est l’utilisation du storytelling. Comme le disait Zach, on est des fans de science-fiction et de fantasy, et on savait aussi à quel point le storytelling est efficient pour marquer l’imagination et aborder des problèmes sociaux sans pour autant utiliser quelque chose de purement politique, on est plus dans l’abstraction de ça. Donc tout ce dont tu parles c’est l’accumulation de tout ce que l’on a lu et vu. 

Zach : Et spécifiquement pour les deux premiers clips que l’on a sorti pour cet album on voulait tout raconter du point de vue d’un enfant, et penser à comment on vit ce monde, à quel point on peut se sentir vulnérable, « insecure », à l’âge de 12 ou 14 ans. Mais aussi quels mécanismes on utilise à cet âge pour gérer ça, et aussi tout ce que l’imagination peut nous apporter face à cela. Il y a tous ces détails spécifiques à l’enfance sur lesquels on voulait vraiment se focus. 

Mohammad : On continue d’en parler et on sait que les années les plus formatives pour la pensée se font à un âge plutôt jeune et je pense que c’était vraiment intéressant d’aborder la perception de l’art de ce point de vue avec les émotions qu’elle implique. Je trouve que ça s’adapte vraiment à la période, avec toute la douleur, la frustration qu’il y a en ce moment dans le monde, on essaye de mettre ça dans l’art que l’on fait. C’était vraiment fun de se diriger et d’avancer vers ces endroits. De plus, on a toujours fait en sorte d’inclure notre famille, notre entourage pour créer ces artefacts, ces vidéos que l’on regardera surement plus tard dans notre vie. Et peut-être que lorsqu’on ne sera plus là, ça laissera une trace intéressante de ce que l’on a été. 

Crack Cloud © Clara de Latour pour Manifesto XXI
Crack Cloud © Clara de Latour pour Manifesto XXI

Ma question va être liée à la précédente mais j’ai remarqué sur l’ensemble de l’album, et plus particulièrement sur des morceaux comme Criminal qu’il y avait cet aspect très soundtrack. Dans le futur est-ce que vous vous verriez travailler sur un film complet sur un album, ou réaliser une bande originale par exemple ?

Zach : Aujourd’hui la consommation de la musique se fait un peu de manière archaïque avec le streaming etc. On pense toujours à nos albums comme un ensemble continu et conceptuel du début à la fin, et c’est un peu comme ça que fonctionne une soundtrack d’une certaine façon. 

Mohammad : De beaucoup de manières je romantise le côté esthétique quand je pense à la musique, tu construis forcément ces storylines, et ce côté narratif. On veut que notre musique suscite d’une certaine façon cette forme d’imagination visuelle. C’est vraiment le but. Donc si tu le ressens comme ça, cela montre que ce que l’on recherche fonctionne. 

Si vous deviez parler de vos coups de cœur, ou de vos influences peu importe le domaine artistique, de quoi parleriez-vous ?

Zach : Je dirai que Fleetwood Mac et Kate Bush ont été de grosses influences dans le processus de création de Tough Baby, Tool aussi (rires). J’ai vu Nick Cave il y a quelques semaines également, c’était vraiment une expérience spirituelle, c’était très beau. 

Aleem : Pour ma part je parlerai notamment de ce que fait le réalisateur Jordan Peel – à qui l’on doit Get Out ou Nope notamment – dont j’admire sincèrement le travail. Concernant musique je parlerai sans doute de Miles Davis Prince et de Kanye West, évidemment, de mon côté. 

Mohammad : Je suis de plus en plus curieux et attiré par l’art abstrait. Je voudrais parler de cet artiste pluridisciplinaire, comédien, cinéaste basé à Vancouver, Nathan Fielder. On pourrait le comparer à Banksy d’une certaine façon. Il fait réfléchir sur comment l’on se sent, c’est aussi comment on se connecte avec les gens et c’est très intéressant pour moi. Sinon je suis plutôt à fond dans tout ce qui est musique rap, avec des artistes comme Kodak Black 


Crack Cloud sera en concert le 27 octobre 2022 au Trabendo à Paris, le 15 novembre à l’Antipode à Rennes, le 16 novembre au Confort Moderne à Poitiers et en tournée dans toute l’Europe sur cette même période.

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