Avec son dernier album RAVE sorti le 12 avril, Hyacinthe passe clairement au niveau supérieur en termes de conjugaison d’influences.
Rap laconique, pop décomplexée et expérimentations électroniques : le mélange est savant, avec une volonté assumée du tube, du jump et de la mélodie. Hyacinthe est sorti du trash pour entrer dans le soleil tout en gardant son spleen habituel. Les textes y sont toujours d’une sensibilité tranchante, combatifs, puissants, journaux sincères d’un rappeur français. Histoire de curseur et conteur d’histoire : discussion-fleuve autour d’une belle réflexivité avec l’intéressé.
Manifesto XXI – Qu’est-ce qui a fait qu’entre le précédent album et celui qui vient de sortir, tu es passé d’un truc plutôt trash à quelque chose de plus émo ?
L’album d’avant c’était un peu un album de transition. Déjà par rapport à Sur la route de l’amour 2, c’était assez différent. Sarah c’était prévu pour être plutôt une mixtape, j’accumulais des morceaux. Le premier que j’ai fait c’était « Plus de plaies » et le dernier « Arrête d’être triste », donc tu vois déjà le chemin que je fais pendant l’album. Sur RAVE, c’est cohérent d’un bout à l’autre et la direction est plus assumée. C’est la première fois que je fais un album avec plus que zéro euro donc j’ai fait soixante-dix morceaux, ça a permis de choisir, d’avoir le temps de se planter.
Tu as bossé avec beaucoup de producteurs ?
Un peu moins que sur l’album d’avant, c’est moins éparpillé. King Doudou est sur la plupart des morceaux, il a co-réalisé l’album, et après il y a quelques autres producteurs comme The Unlikely Boy, Sebastien Forrester, Krampf, etc.
Là tu as voulu tester quoi ?
Je suis un peu con, mais ça me fait un peu chier de faire comme les autres. Dans le rap français, il y a deux formules, toutes cool. Il y a soit le dérivé pur du rap américain, sur les prods d’Atlanta du moment, soit des trucs qui tournent vers la variété. Je trouve ça bien mais c’est plus intéressant d’essayer de trouver une troisième voie. En Europe on a plein de sons intéressants, alors est-ce qu’on irait pas voir par-là ?
Qu’est-ce que tu es allé chercher alors ?
Sur les rythmiques, par exemple, je disais aux beatmakers : « Il y a trois solutions : soit on met pas de beat, soit on met un kick sur tous les temps, soit on met une rythmique trap traditionnelle. » Les synthés du hardstyle, c’est pas si loin des synthé du crunk, du Dirty South à l’époque, et qui sont restés hyper présents dans les morceaux rap américains. C’est les mêmes plug-ins sur FL Studio. L’idée c’était de les utiliser comme dans le hardstyle, mais à notre façon. Ce que je fais c’est du rap mais juste avec des choses en plus.
D’où ça te vient cet appétit pour l’exploration dans les prods ?
Je pense qu’assez vite je me suis mis à bosser avec des producteurs de rap mais pas que, avec des gens qui avaient tous un pied dans la musique électronique. Du coup ça m’a pas mal ouvert l’esprit là-dessus, et je me suis rendu compte qu’en termes de sensation, c’est pas si éloigné que ça. Il y a plein de musiques électroniques qui ressemblent à des prods de rap à quelques détails près. Il s’agit juste de décaler un peu le curseur.
Il y a un autre déplacement que tu fais, c’est vers la pop. Tu te situes où sur ces frontières entre pop et rap ?
Quand je faisais l’album, les artistes que j’ai beaucoup écoutés c’était Sophie, Charlie XCX, Lykke Li. Ce sont des trucs qui me parlent de plus en plus, ce truc d’inventer une nouvelle pop, où tu expérimentes tout en gardant l’efficacité. C’était l’enjeu sur l’album de m’adresser aux gens.
Faire de la musique de niche ça ne m’intéresse pas.
Je veux que ma musique parle autant à un ado qui m’a découvert en première partie de Columbine qu’un mec qui tient un blog de musique expé depuis dix ans.
Pourquoi cette accessibilité est si importante ?
Je kiffe la pop, le délire de pop star. J’aime quand il y a du monde qui saute à mes concerts. Il y a un truc dans le rap aussi de « Je fais du rap pour tout niquer », et moi ça reste là aussi. Je ne fais pas du rap pour 500 personnes, et je trouve ça cool de faire des tubes parce que j’en écoute. J’écoute Rihanna, j’écoute PNL.
Comment on trouve l’équilibre entre expérimentation et pop ?
Tout le projet Hyacinthe c’est une histoire de curseur : tous les éléments sont là, la musique électronique, la pop, le rap. Par exemple, « Ultratechnique » à la base tu avais un kick vraiment gabber, et on s’est dit « oui mais le morceau a une dimension un peu hymne et pop, on nique ça si le kick est trop hardcore », donc on met un kick moins chaud. Le principe c’est ça, on met un élément un peu weirdo qui va faire sonner ça différemment, mais limite que les gens ne vont pas capter.
C’est une manière de sortir du rap tel qu’il est imaginé de façon cliché ?
Le rap ça a toujours évolué. Il y a aussi l’idée, et c’est peut-être un peu prétentieux, que j’apporte ma petite pierre à la culture. À la base le rap c’était de la funk, puis après on s’est mis à avoir des samples de soul, et parallèlement les mecs de Memphis commençaient à ralentir les BPM, avoir des sons plus synthétiques, à saturer leurs caisses claires. Pendant ce temps à Atlanta ils arrivaient avec un son encore plus synthétique, ultra dépouillé. À New York, ils remettaient à fond du sample et des trucs super organiques.
Ça a toujours ultra évolué, et en France, on a tendance à suivre le courant majoritaire du rap avec six mois de retard. Alors que vas-y, si là-bas des gens inventent des trucs tout le temps, nous aussi on essaye.
Quand tu as Zaytoven qui commence à produire les premiers trucs de Gucci en 2005, ça ne ressemble à aucune autre prod de rap, avec un synthé hyper cheap et minimaliste, et c’est nouveau : il faut inventer des nouvelles voies. Ça ne m’intéresse pas trop d’aller sur les plate-bandes d’un autre rap, type Lomepal en piano-voix, ou Hamza dans son truc très américain assumé et cool.
Il y a aussi le fait que les médias ne savent pas parler de rap, sont bloqués dans une vieille conception.
Les médias mainstream n’aiment pas trop le rap mais là, c’est la première musique en France chez les jeunes donc ils sont obligés d’en parler, et ils vont parler de trucs qui ressemblent moins à du rap selon eux.
Il y a toujours cette question « Mais vous c’est pas vraiment du rap ? ». Mais en fait si. Les médias ont une image tellement cliché, ne serait-ce que sociologiquement. Même si c’est principalement une musique noire, qui vient du ghetto, mais il y a eu tout de suite des évolutions.
Aussi, dans les médias, les rappeurs blancs sont immédiatement associés à un truc sensible, alors même que tous les rappeurs s’y mettent depuis un moment.
On donne beaucoup plus facilement aux blancs le droit d’être sensibles et émotionnels, et même d’avoir du second degré.
On va mille fois moins casser les couilles à un rappeur blanc s’il fait une punchline sur les meufs qu’à un rappeur noir, dans l’absolu.
Ça vient beaucoup de PNL je pense, ce truc de « Je bicrave et je suis triste ». Ça va avec un truc d’individualisme de l’époque. On a moins une conscience de groupe, comme à l’époque avec Assassin, NTM, IAM type « On est pauvres mais on essaye de s’élever tous ensemble avec la musique ». Maintenant notre génération a accepté que c’est bon, notre monde il est baisé.
Faut arrêter de s’excuser, il faut n’en avoir rien à foutre que les médias disent n’importe quoi sur le rap. De toute façon la guerre économique on l’a gagnée. Les jeunes le savent, ils l’écoutent, le rap.
Si tu veux savoir quel est le truc qui va cartonner, il faut aller dans les lycées.
Après ce qui est dérangeant, c’est que la sphère rap est toujours infantilisée alors qu’elle a plus de cinquante ans.
La majorité du public c’est plutôt des jeunes, mais on est au début de l’existence du rap pour trentenaires, quadragénaires. Booba il est resté sur un truc où il ne cherche pas à s’adresser à des gens de 40 ans, mais IAM ils ont pris ce tournant.
Je pense aussi qu’on est à la fin d’un truc dans le rap français. On fait toujours les mêmes beats trap, on est toujours en train de pomper Metro Boomin trois ans après son apogée, et je pense que c’est hyper important qu’on invente des nouveaux trucs. Les blockbusters de rap sont un peu décevants. On a été orgueilleux en se disant « C’est bon on est aussi forts que les cainri », et en fait il y a un manque d’inventivité.
Par rapport à il y a dix ans, tout le monde rappe bien, tout le monde produit bien. Tu as mille apprentis producteurs dans leur chambre qui regardent des tutos, qui font sonner la snare comme une snare de Metro Boomin. À partir du moment où tout le monde est bon, qu’est-ce qu’on fait avec ?
C’est aussi la limite du DIY : tu apprends avec des tutos de trap sur Internet, mais après tu restes bloqué dans ton inventivité parce que tu n’as pas toutes les cartes en main.
Tu as un peu de ça, et un peu du rapport à la musique en France de manière générale. Avant la musique, tu as la littérature, le théâtre, le cinéma. La musique ça arrive derrière donc dans la tête des artistes, la prise de risque ça fait peur. Sur la promo de Sarah je me souviens, j’avais chanté le morceau éponyme, et à la radio ils m’avaient dit « Ouais c’est un délire » alors que juste avant tu avais un morceau de Charlie XCX qui était sorti avec des bruits de voiture, et c’est une méga pop star. On peut être autre chose qu’ultra basique. C’est possible mais c’est un peu un combat.
Changer ça, c’est d’ailleurs presque plus un combat par rapport au monde de la musique que par rapport au public.
L’année dernière j’ai joué pas mal devant un public qui ne me connaissait pas. « Ultratechnique » ça fait longtemps que je la joue sur scène, et quand je jouais avec Columbine, leur public kiffe et fait des pogos.
D’ailleurs, il y a l’idée du succès qui est sous-jacente dans la plupart de tes textes sur l’album.
Il y a des enjeux importants sur cet album parce qu’une partie de mes prochaines années vont s’écrire avec lui. C’est un peu nouveau de me dire que j’ai un public, d’aller plus loin que ça. J’ai mis un orteil en dehors de la niche et j’aimerais bien mettre le corps tout entier, mais à ma façon. Si demain je peux remplir des Zénith, je suis chaud, mais je veux être conscient du prix avant d’y aller. Je vois des artistes se jeter à pleine gueule dedans, et qui sont tous déprimos dans la vraie vie. Ma limite c’est de faire la musique que j’aime. C’est un truc con, mais dès qu’il commence à y avoir des questions d’argent, c’est super important de me rappeler pourquoi je fais ça à la base.
C’est une culture du compromis quand tu prends cette voie, non ?
J’en ai pas fait beaucoup, pour être honnête avec toi, même si j’ai bossé avec un label. Celui qui a fait le graphisme, la pochette, ceux qui ont fait les sons, c’est que des gars à moi, quitte à ce que ça fasse un peu des étincelles.
Comment tu as choisi tes feats ?
Il y a P.r2b qui était l’amie d’une amie à moi, et j’étais tombé sur sa musique que je trouvais mortelle. J’ai l’impression qu’elle va péter cette année et je suis trop content. Le morceau est cool, il est bien radical.
Il y a aussi les Pirouettes, ce qui était assez logique, ça s’est fait à la fin. Là où sur l’album d’avant c’était un morceau plutôt déstructuré et expérimental, on s’est dit qu’on allait essayer de faire un vrai petit tube pour RAVE. C’est ultra assumé, c’est le morceau le plus pop que j’ai fait.
Le troisième c’est Foda C de Columbine. Ça fait longtemps que je connaissais ce qu’ils faisaient, mais à ce moment-là on ne s’était jamais rencontrés. Leur ingé son sur scène se trouvait être mon ingé son aussi, et on a fait un premier concert avec eux en 2017, c’était cool. Foda C m’a raconté qu’il m’a découvert en 2012 sur un blog de musiques expé électroniques qui s’appelle Chroniques automatiques, qui est un des premiers blogs qui s’est mis à parler de moi. Je me suis dit que l’histoire était suffisamment cool pour qu’on fasse un son ensemble.
Pour finir, tu as un rapport de déconstruction de la masculinité plutôt intéressant avec la chanson « Les garçons et les filles ». Tu te places comment vis-à-vis de cette question ?
Ce sont des questions qui m’intéressent de façon générale, et sur lesquelles j’appuie parce que je sais que c’est encore un sujet. Les questions de sexualité et de genre, j’ai l’impression qu’on devrait être au-delà, mais ce n’est pas le cas. Vu que je suis un rappeur blanc homme hétérosexuel, je sais que ça va déclencher des choses. Typiquement « Les garçons et les filles », quand je la joue sur scène, d’abord j’introduis un peu le morceau, et direct ensuite ça commence, tu as une espèce de mouvement de recul, puis tout de suite les filles commencent à danser, puis les mecs aussi mais avec vingt secondes de plus. Si tu abordes le truc de façon cool, ça va passer. Il y avait aussi un truc de provoc pour que ça fasse réagir. Là, c’est le morceau qui marche le mieux partout.
Ça ne veut rien dire d’être viril, en vrai, donc c’est important de le dire.
Il n’y a pas mille artistes qui en parlent dans le mainstream. C’est un peu comme ce que je te disais pour l’expérimentation dans la musique, j’ai l’impression que c’est plus l’industrie qui va flipper que les gens. Dans le clip de « Sur ma vie », il y avait une micro scène avec deux mecs qui s’embrassaient qu’on voulait sortir en teaser du clip, et ça a fait flipper autour de moi : « Mais tu crois pas que ça va choquer les gens ? ». Et je me disais « Mais ça va choquer qui ? Les homophobes ? On s’en bat les couilles ».
J’ai l’impression que c’est à nous, qui proposons des trucs artistiques, de débloquer les gens. Après la vérité, mille fois, vu que j’ai des chansons qui parlent de meufs, puis que j’enchaîne avec « Les garçons et les filles », il y a des mecs dans le public qui sont là « Tu crois que c’est un dep le mec là ? ». Ils sont perdus « Mais quelle est sa sexualité ? Est-ce qu’on peut bouger la tête si on est pas sûrs qu’il est complètement hétérosexuel ? ». J’aime bien en jouer parce que je crois que j’ai un côté hétérobeauf qui peut me permettre quelques petites incartades.
Photos : Annabelle Salvan