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Fatima Ouassak : « La piraterie, c’est prendre la mer et se libérer des humiliations »

Fatima Ouassak : « La piraterie, c’est prendre la mer et se libérer des humiliations »

Fatima Ouassak repart à l’abordage avec un nouvel essai intitulé Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, aux éditions La Découverte. Un texte saisissant, qui se lit d’un souffle, et nous transporte à la rencontre des idées révolutionnaires de l’auteure, en passant par le conte d’un dragon capitaliste et les discussions entre un père et sa fille. Rencontre avec une voix essentielle de la pensée politique contemporaine.

Pour une écologie pirate est le deuxième tome d’une trilogie commencée avec La Puissance des mères (éd. La Découverte). Fatima Ouassak y propose de nouveaux outils pour organiser la libération des habitant·es des quartiers populaires face à un système colonial-capitaliste. Au fil des pages, elle décrit le réel de la sous-humanisation des quartiers populaires et la soif de liberté qui anime ses habitant·es. Une soif qui donne envie d’abattre les murs, de brûler les obstacles, de prendre la mer et de se libérer. Fatima Ouassak, à la fois politologue, militante, femme, mère, dessine dans cet ouvrage les contours d’un projet écologiste puissant qui peut enfin s’adresser à la jeunesse et aux quartiers populaires. Nous l’avons rencontrée à Verdragon, la première maison d’écologie populaire qu’elle a co-fondée, à Bagnolet.

Manifesto XXI – Dans Pour une écologie pirate, vous articulez un projet écologiste qui intégrerait réellement les habitant·es des quartiers populaires. Pour vous, quel est le pouvoir de l’écologie ? 

Fatima Ouassak : L’écologie est pour moi un outil de libération. J’essaie d’expliquer dans ce livre que l’on peut aspirer à la liberté, quand bien même on serait pauvre, de quartiers populaires, non-blanc·he. J’ai écrit cet essai en partie en réaction à ce qu’il s’est passé pendant la crise sanitaire, lors de laquelle la question des libertés ne s’est posée dans le débat public que pour les classes moyennes supérieures. Dans les quartiers populaires, en revanche, on a évoqué uniquement des questions de survie et d’alimentation alors qu’on peut aussi mourir d’un manque de liberté.

Cette absence de questionnement quant à notre liberté est, selon moi, une manière de nous sous-humaniser et de nous ramener à notre utilité, celle de n’être qu’une force de travail notamment, comme je le développe dans l’ouvrage.

Si le symbole de la piraterie est autant aimé dans les quartiers populaires, c’est parce qu’il traduit notre aspiration à la liberté.

Fatima Ouassak

Vous qualifiez ce projet écologiste de « pirate », en faisant notamment référence directement aux personnages du manga One Piece. Pourquoi invoquer cet imaginaire de la piraterie ? 

Cela part d’une sensibilité personnelle. J’ai une passion pour l’univers des dragons et des mangas dans lesquels je vois quelque chose de l’ordre de la piraterie. Ensuite, l’hypothèse que je fais est que si le symbole de la piraterie est autant aimé dans les quartiers populaires, c’est parce qu’il traduit notre aspiration à la liberté. Le côté pirate représente donc cette envie de tout casser ! Cette soif de liberté qui se traduit par du feu quand on n’en peut plus. La piraterie, c’est aussi la remise en question de l’État-nation, de l’ordre établi et du système colonial-capitaliste comme je le nomme. La piraterie, c’est prendre la mer et se libérer des humiliations que l’on vit.

On ne peut pas comprendre ce feu qui pousse à vouloir brûler des voitures si on ne comprend pas le contrôle permanent que l’on vit. En tant qu’habitante des quartiers populaires mais aussi militante antiraciste et musulmane, je me sens sous contrôle. Ce sentiment de contrôle, nous le ressentons de manière générale lorsqu’on vit dans un quartier populaire. Nous ne sommes pas libres. Nous vivons dans des espaces bétonnés, exigus, remplis de murs construits entre nous et les quartiers pavillonnaires. 

Ce projet d’écologie pirate est une réponse aux projets écologistes majoritaires portés par les partis de gauche et écologistes. Pourquoi les habitant·es des quartiers populaires, que vous appelez les « sans-terres », ne participent pas à ce modèle écologiste majoritaire ?

Tout d’abord, parce que c’est un projet qui n’a pas été pensé du point de vue des quartiers populaires et pour les quartiers populaires. L’écologie est un outil de libération, comme je le disais, et donc de pouvoir. Se réclamer de l’écologie aujourd’hui permet d’avoir le pouvoir de changer les choses et de décider de sujets très concrets comme l’aménagement urbain, la mobilité, l’alimentation, etc.

L’écologie est également une distinction qui permet de montrer que l’on mange sainement ou que l’on est responsable vis-à-vis de l’environnement.

Ce pouvoir, on en a dépossédé les populations des quartiers populaires, comme s’il y avait un accaparement de l’écologie par une classe dominante. Cet accaparement entrave l’accès aux enjeux écologiques par les classes populaires de manière générale. C’est un comble quand on sait que ce sont ces classes populaires précisément qui polluent le moins et qui subissent le plus les conséquences du désastre écologique. 

En effet, vous décrivez dans le livre que l’absence de pouvoir de négociation des habitant·es des quartiers populaires permet d’éviter la remise en question de certains sujets comme la gentrification ?

Oui, en effet. Avoir du pouvoir politique et une voix qui compte dans le débat public donne la possibilité de décider de son sort. Cela se traduirait par exemple par une opposition et une remise en question de la gentrification, qui est un drame social et humain pour les habitant·es des quartiers populaires.

La gentrification, c’est l’opportunité pour les classes moyennes supérieures de s’approprier la terre des populations descendantes de l’immigration post-coloniale installées là. Ce « là », ce sont les quartiers populaires. Ce processus de gentrification participe au désancrage des quartiers populaires qui consiste à dire aux personnes qui y vivent : « vous n’êtes pas ici chez vous, cette terre n’est pas la vôtre ».

La terre est quelque chose de puissant et de nécessaire. Être « sans-terre », c’est être un « sans-pouvoir », donc il vous manquera toujours quelque chose.

Fatima Ouassak

Pourquoi utiliser le mot « terre » dans cette réflexion ?

Je l’utilise pour exprimer que les habitant·es des quartiers populaires ne se sentent pas autorisé·es à vivre là où iels vivent. Leur espace est quadrillé, contrôlé par la police en permanence et modifié sans consentement par le processus de gentrification.

Votre livre propose ainsi une réflexion et des outils pour ancrer les habitant·es des quartiers populaires afin qu’iels ne demeurent pas des « sans-terres », pouvez-vous nous donner un exemple ? 

Cela commence par dire à nos enfants « vous êtes ici chez vous ». Par « chez vous », je fais référence justement à cette terre, où iels vivent déjà. La terre est quelque chose de puissant et de nécessaire. Être « sans-terre », c’est être un « sans-pouvoir », donc il vous manquera toujours quelque chose.

Je veux dire à tous·tes les enfants des quartiers populaires que dès lors que vous vous sentirez chez vous, vous protégerez la terre qui est la vôtre. Il ne s’agit pas de propriété privée – la terre n’appartient à personne – ni d’appartenance à la nation au sens de l’État-nation ; parce qu’en tant que militante, anticapitaliste notamment, mais aussi anticoloniale, je rejette totalement l’idée de l’État-nation. Il s’agit plutôt du sentiment d’être concerné·es et redevables. C’est pour cela que je parle dans le livre des nombreuses personnes qui ne souhaitent pas être enterrées ici. Cela veut dire beaucoup…

Vous parlez également de la liberté d’accueillir…

Je revendique en effet le droit pour chacun·e d’accueillir nos familles, nos ami·es, qui vivent dans nos pays d’origine car cette liberté de circuler, qui existe pour le moment à sens unique, a créé de l’inégalité au sein des familles. C’est un traumatisme dont on ne parle jamais. Je pense que cela a même créé un rapport de classe, voire de race, entre nous et nos familles. 

Je considère que l’on ne se sentira chez nous qu’à partir du moment où l’on pourra se dire : « Si je veux inviter mon grand-père, ma tante… j’ai le droit ». Le fait que ce droit soit soumis à condition par des demandes de visas difficiles d’accès et variables participe au désancrage dont je parlais avant.

Pourquoi un projet écologiste commun et fort politiquement est-il urgent ?

Aujourd’hui, il y a un processus de gentrification en marche ainsi qu’un État de plus en plus répressif ; avec un quadrillage policier dans les quartiers populaires et des contrôles racistes (pour lesquels la France a d’ailleurs été condamnée). Ces dispositifs, qui n’ont pourtant pas été implantés par des gouvernements d’extrême-droite, nous menacent déjà dans les quartiers populaires. Ils menacent déjà notre espace vital. J’utilise cette expression à dessein, même si je sais à quoi cela renvoie historiquement. Si l’extrême-droite arrive au pouvoir – ce qui est tout à fait envisageable –, elle n’aura qu’à se servir des dispositifs déjà en place.

Ce livre est aussi un appel à se parler – entre classes populaires, classes moyennes supérieures ; entre quartiers populaires, quartiers pavillonnaires. Nous devons conscientiser tous ces processus maintenant. On ne peut pas être en bloc les un·es contre les autres et blâmer les individu·es, car les dispositifs sont complexes. Mais il faut urgemment se parler pour faire face et voir dans quelle mesure on partage les terres finalement.

En tout cas, nous, dans les quartiers populaires, ne voulons plus être réduit·es à notre coût ou à notre utilité.

Dans cet essai, vous défendez vos positions antiracistes et votre vision de l’internationalisme également. Ainsi vous militez pour la liberté de circuler sans condition comme élément central de ce projet écologiste. 

Absolument, et cela devrait être l’argument de la gauche. L’argument écologiste que l’on doit opposer à la vision écologique de l’extrême-droite (renvoyer les étrangers chez eux, aider les pays qui vivent des catastrophes mais ne pas les accueillir, etc.) est, selon moi, la liberté de circuler pour toutes et tous sans conditions.

D’une part, parce que le désastre climatique a déjà lieu ; certaines catastrophes sont irréversibles. La liberté de circuler constitue une réponse politique afin d’offrir une possibilité de se mettre à l’abri. D’autre part, parce que l’inexistence de cette libre circulation représente une injustice entre l’Europe et les Suds en général. Cette liberté de circuler est un projet politique déjà défendu par les organisations anticapitalistes par exemple. J’ajoute que nous devons, avec les militant·es écologistes, féministes, antiracistes, se mettre derrière une même ligne de front.

Vous disiez « il est urgent de se parler ». Où peut-on se parler ? Verdragon, la maison d’écologie populaire que vous avez créée à Bagnolet avec le Front de mères, est-elle justement un espace pour créer cet avenir commun ?

Verdragon est un lieu pour les quartiers populaires où l’écologie est traitée de notre point de vue. C’est un lieu où j’ai la chance de pouvoir mettre en pratique les outils que je développe dans mes livres en tant que militante. Un des objectifs stratégiques est évidemment d’avoir un lieu où se parler et créer des alliances. La convergence des luttes n’est pas une mince affaire, mais il est urgent de se parler et de convaincre !

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Avec cette fierté et ce sentiment d’appartenance, nos enfants grandissent en marchant droit. C’est déjà une victoire incroyable !

Fatima Ouassak

Quels sont les plus grands obstacles à la réalisation de ce projet politique ?

Honnêtement, en tant que militante dans les quartiers populaires, je n’en vois pas beaucoup. Tout simplement parce que nos demandes sont souvent la base de la base ! Avec le Front de mères, lorsqu’on se bat pour avoir des ascenseurs qui marchent ou que l’on milite pour une alternative végétarienne dans les écoles, on gagne, car ce sont des demandes basiques, essentielles. C’est éreintant d’essuyer les attaques racistes et les tentatives de décrédibilisation comme on l’a vécu lors de l’ouverture de Verdragon, mais nous gagnons lorsque nous nous mobilisons.

D’autant plus que nous nous battons pour nos enfants. Nous voulons leur redonner confiance en ell·eux car c’est un problème majeur que l’on constate dans les quartiers populaires. Nos enfants n’ont pas confiance en ell·eux depuis qu’iels sont tout petit·es. Ce sont ces victoires pour une vie digne et pour la liberté qui leur montrent qu’iels valent quelque chose et qu’iels peuvent avoir confiance en ell·eux.

Je dis cela pour dire aux personnes qui lisent et qui sont issues de l’immigration post-coloniale, qui sont de classes populaires, qui sont pauvres : « si vous transmettez la détermination ainsi que le sentiment d’appartenance à notre terre, ici, eh bien cela crée quelque chose ». Nous pouvons en témoigner avec les camarades. Avec cette fierté et ce sentiment d’appartenance, nos enfants grandissent en marchant droit. C’est déjà une victoire incroyable !

L’enfant est en effet au cœur de votre réflexion. C’est aussi pour cela que vous accompagnez l’ouvrage d’un conte ?

Oui, les enfants sont au centre parce que je considère que ce sont des sujets politiques et qu’il faut travailler à leur émancipation. J’aime raconter des histoires à mes enfants et aux enfants de Verdragon aussi. J’ai repris certains des personnages pour en faire un conte. C’était également une façon d’aérer le récit. J’aime l’idée d’être sur plusieurs registres pour exprimer une idée comme on le voit chez les écoféministes par exemple.

Les enfants comprennent très bien et très vite des sujets importants et sérieux comme les rapports de production, l’exploitation du travail, le système raciste, etc. Nous devrions avoir des débats avec ell·eux. Demandons-leur comment iels voient les choses. Les enfants de classes populaires ne voient pas le monde de la même manière que les enfants de classes supérieures. Il me semble important de comprendre la diversité de leur perception.

Il est temps pour nous, dans les quartiers populaires, de nous organiser en autonomie et d’être en rupture avec la gauche telle qu’elle existe.

Fatima Ouassak

Dans la conclusion du livre, vous dites : « L’irréversibilité du désastre climatique conjuguée à la menace fasciste oblige à faire sécession. » Comment « faire sécession » ?

Je parle effectivement de « faire sécession » face à la menace de l’extrême-droite, ce thème fera l’objet du troisième volet de la trilogie. Concrètement, cela veut dire s’organiser et se défendre. Il s’agit de montrer que l’on n’accepte pas d’être gouverné·es par des suprémacistes blancs et que l’on est déterminé·es à ce que nos enfants puissent vivre dans un espace où iels sont libres.

Si l’extrême-droite prend réellement le pouvoir, manifester ne sera pas suffisant. Nous avons le droit de refuser d’être dirigé·es par l’extrême-droite. C’est même un droit fondamental pour moi. Je ne veux pas que ceux et celles qui prennent des décisions concernant le sort de mes enfants soient des suprémacistes blancs. Je ne suis pas la seule !

L’autre aspect de « faire sécession », c’est vis-à-vis du champ politique de manière générale et de la gauche notamment. Il est temps pour nous, dans les quartiers populaires, de nous organiser en autonomie et d’être en rupture avec la gauche telle qu’elle existe.


Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, aux éditions La Découverte. Sortie le 9 février 2023, 272 pages, 16€

Image à la Une : © Charlotte Krebs

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