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« On est un mouvement social » : état des luttes trans avec Ali Aguado et Karine Espineira

« On est un mouvement social » : état des luttes trans avec Ali Aguado et Karine Espineira

Alors que la visibilité des transidentités s’améliore un peu, les attaques d’extrême-droite se multiplient et la silenciation du mouvement politique trans persiste. D’ailleurs, ce mouvement, qu’est-ce que c’est ? Réponses de la sociologue des médias Karine Espineira et du militant, directeur d’établissements médicaux-sociaux, Ali Aguado dans cet entretien fleuve. 

Depuis quelques mois, les attaques contre les droits et la dignité des personnes trans se multiplient, notamment dans les médias. Après la polémique autour de l’affiche du planning familial représentant une personne transmasculine enceint, les épisodes transphobes s’enchaînent, les réactionnaires s’emparant de la « question trans » comme d’un nouvel os à ronger.

Dans cette époque de toutes les contradictions, le mouvement trans est sur une ligne de crête. Aujourd’hui, quand on tape « droit des personnes trans en France », le premier résultat est une fiche issue d’un ministère sur le respect de nos droits. Quant à nos premières représentations d’un homme trans qui se rase, elles nous proviennent d’une marque de rasoirs s’évertuant à paraître à la page. C’est une époque où les termes inclusion et pink washing sont dans toutes les bouches, sans nécessairement comprendre qu’ils sont les revers d’une même pièce : le néolibéralisme et la monétisation de nos identités. Une époque qui produit de la confusion, ce qui rend d’autant plus urgent les discussions de fond sur nos stratégies politiques et nos luttes. Revenir sur l’histoire non pour glorifier des groupes et des personnes qui travaillent à l’émancipation collective, mais pour comprendre notre situation actuelle et faire circuler la boîte à outils et stratégies transféministes fabriquée par d’autres.

Malgré la visibilisation plus importante des sujets trans, l’invisibilisation et la silenciation des personnes et du mouvement politique trans restent majeures. D’ailleurs, ce mouvement, qu’est-ce que c’est ? Karine Espineira et Ali Aguado, deux guerrillera/o qui en sont issu·e·s, ont aussi investi les terrains médiatiques comme champs de bataille.

Trajectoires de militant·es transféministes

Les médiatisations trans ont tendance à représenter les luttes trans comme quelque chose de perpétuellement nouveau. Or vos deux parcours de militant·es transféministes s’inscrivent dans le temps long. Pouvez-vous revenir sur l’histoire de votre militantisme transféministe ?

Karine : Mon militantisme n’est pas une histoire linéaire, tout a commencé quand je suis arrivée en France après le coup d’État au Chili. Il y avait une forme de racisme, on était des objets exotiques. Le fait d’avoir grandi dans une cité m’a aussi éveillé aux inégalités sociales. Adolescente, j’étais une gauchiste comme c’est pas permis. Quand j’ai fait ma transition au milieu des années 90, j’ai vu comment étaient traitées les personnes trans en France, et je trouvais ça tout aussi dégueulasse que toutes les autres formes d’injustices. Je suis arrivé à Paris dans une association qui s’appelait l’ASB [Association du syndrome de Benjamin]. Je ne pouvais pas juste me servir, faire ma petite transition pépère et puis repartir ; je devais m’engager. J’étais révoltée par les protocoles hospitaliers, par cette transphobie et cette ignorance. Cela a débouché sur le constat que tout était fait, autant par la médiatisation que par le protocole, pour construire un certain type d’homme et de femme. Moi et d’autres, on a refusé de valider le système sexe-genre, et on a commencé à faire usage du préfixe trans, tout en étant lié·es aux luttes féministes. Car les luttes trans doivent être nécessairement féministes. On était influencé·es par les études trans et transféministes américaines (Sandy Stone, 1991) et une association, Transexual Menace, fondée en 1994 par Denise Norris et Riki Wilchins.

Ali : J’ai commencé à militer avant mon coming-out trans, dans les réseaux féministes. Je viens d’une classe sociale défavorisée et je suis le premier de ma famille à être allé au-delà du collège. J’avais donc une forte conscience des rapports de pouvoir et de classe, notamment sur la question de l’accès à la santé, parce que dans ma famille, les gens travaillant jeunes, mourraient jeunes ou avaient des maladies. Je me suis donc inscrit dans un militantisme sur les rapports de classe, plutôt dans une logique anarcho-punk (aujourd’hui ce serait anarcho-queer), avec des expérimentations d’auto-gestion, de vie collective, en non-mixité femmes et lesbiennes. Déjà, je voyais que quelque chose clochait par rapport à l’identité lesbienne, pour moi, mais il y avait très peu de représentations trans. Quand j’ai eu accès à une culture trans, et Karine en fait partie, cela a réveillé une réponse que le féminisme ne m’apportait pas complètement. La question du genre est centrale. Les queer et trans studies émergeaient seulement. L’ASB ne faisait pas du tout écho, dans son militantisme, à ce que je recherchais en terme d’émancipation, parce que cela s’inscrivait dans une génération de trans qui n’avaient pas le même espace de visibilité ni l’accès aux savoirs féministes que l’on avait dans les années 2000. En tant que mecs trans, on était assez mis de côté par l’ASB. Avec les allié·es, Karine, Maud-Yeuse, et d’autres militant·es de l’ASB plus en marge, on a créé un mouvement transféministe. Par la suite, je me suis rapproché d’OUTrans, où j’ai monté et coordonné le volet de formation aux soignant·es et aux associations LGBT, avec l’entrée VIH. Et j’ai coordonné la première campagne d’incitation au dépistage du VIH à destination des personnes trans. J’ai aussi milité dans d’autres associations comme Espace Santé Trans à sa création, ou des associations d’autodéfense féministes.

Karine Espineira, tu es chercheuse, sociologue des médias, donc une personnalité scientifique, comment articules-tu cette dimension scientifique avec ton militantisme ? En France, en particulier, les communautés scientifiques semblent avoir du mal à intégrer le principe de connaissance située. Il y a aussi le sacro-saint principe de neutralité, qui est visiblement un attribut privilégié des hommes cis blancs. 

Karine : J’avais commencé un parcours universitaire que j’ai arrêté au moment de ma transition, car je ne me voyais pas faire ma transition en restant à l’université. J’ai repris à 40 ans, parce que c’était une façon d’investir la scène des savoirs. Il y avait beaucoup de choses écrites sur les trans, mais rien d’écrit par les trans, contrairement à ce qu’on voyait aux États-Unis. J’ai choisi de faire ma thèse en étant out, comme une forme de défense théorique, pour qu’on ne vienne pas me le reprocher ensuite. En même temps, je me suis mise en difficulté. Je me suis sentie très seule. La connaissance située, c’est un outil dont je me suis servi, et qui raconte aussi comment les féministes ont réussi à rentrer dans l’université. Il m’a permis de blinder ma thèse et m’a finalement mené à une sorte de coming-out théorique. Maintenant, je continue à organiser des choses mais je suis en recul. Je ne candidate plus car l’Université m’a clairement fait comprendre que je n’étais pas bienvenue.

On est des militant·es trans parce que l’on fait partie d’un mouvement social qui tire son essence de différents champs et qui se réunit pour produire des outils de plaidoyer.

Ali Aguado

Pourquoi l’université est-il un espace essentiel à investir ?

Karine : Être à l’Université n’est pas antagoniste avec le militantisme. Imaginons que je fasse de la recherche sur le climat ; si en même temps, je suis militant·e écologiste, cela n’invalide pas ma recherche. J’ai le droit d’être concerné·e par la cause environnementale en même temps que chercheur·se. C’est pareil sur les questions trans. À un moment, j’ai commencé à recevoir des commentaires négatifs de la part de camarades trans, comme si j’étais une ennemie de classe et que j’avais trahi ma militance. Alors que pour moi, c’est un autre champ de lutte, il faut aussi que l’on produise nos propres savoirs et contre-discours. C’est trop facile de cracher sur l’Université. L’Université m’a beaucoup violentée, mais je ne regrette pas d’y être allée. Par ailleurs, ce sont les savoirs militants qui ont nourri les savoirs universitaires portés par des personnes trans au sein de l’Université, comme dans mon cas. Un certain nombre d’entre elles·eux retournent sur le champ militant, c’est donc un dialogue permanent.

Mais qu’est-ce que tu réponds à des gens qui argumentent que, structurellement, l’Université n’est pas le bon endroit pour produire des savoirs transféministes, mais qu’il faut le faire en dehors ?

Karine : D’un côté, il y a ce recyclage néolibéral des savoirs produits à l’Université, qui sont ensuite portés non par les concerné·es, mais par d’autres. On voit arriver des études dans lesquelles on met « transidentité » avec un peu n’importe quoi, comme si on allait vendre un bon sujet. Mais je pense que d’avoir essayé de porter les études trans à l’Université est aussi une façon de mettre le pied dans la porte et de dire aux universitaires « ohé, y’a autre chose dehors ». C’est pour ça que, dans le colloque que j’ai organisé en Octobre, j’ai souhaité qu’il y ait aussi des militant·es et des artistes, et montrer que tout cela peut cohabiter et dessiner une nouvelle carte des cultures et savoirs trans. Mais les études trans, c’est une guérilla.

Ali : Le militantisme est transversal et s’incarne sous différentes formes. Pour moi, une personne trans à l’Université, c’est une affaire de militantisme et d’outillage d’une boîte à outils, sur le terrain du champ de nos luttes, pour faire du plaidoyer, de l’auto-support, de l’entraide. Ce que j’ai finalement incarné et organisé dans le champ du médico-social ou en visibilisant ma grossesse, cela produit aussi du savoir. On ne peut pas compartimenter et encore moins hiérarchiser. Il y a des moments, des espaces que l’on prend, mais autant la manif en rue que le plaidoyer auprès  des pouvoirs publics sont du militantisme. Tout cela crée et visibilise un mouvement social. On est des militant·es trans parce que l’on fait partie d’un mouvement social qui tire son essence de différents champs et qui se réunit pour produire des outils de plaidoyer. Ce qui rend visible, sous différents aspects, les transidentités dans l’espace public.

Dans une certaine mesure, ma prochaine question peut se poser à tous·tes les deux, puisqu’être transféministe implique que son corps soit mis dans la bataille. Ali en particulier, tu as milité et tu as eu le courage de médiatiser ta grossesse avec notamment un magnifique reportage dans Les pieds sur terre. Je suppose que cela occasionne une vulnérabilité particulière. Comment, pourquoi, avec qui fais-tu ces choix-là ? Peux-tu revenir sur l’histoire de ta parentalité ?

Ali : Je fais ces choix avec mon épousé, qui est co-parent avec moi. Une des premières raisons tient à mon rapport très douloureux à la parentalité. J’ai conçu un enfant par PMA avec une femme cis, qui savait que j’étais trans. Quand on s’est séparé·es, elle a refusé de reconnaître notre lien de filiation juridiquement, mais aussi affectivement, entre notre enfant et moi. À l’époque, le changement d’état civil se faisait avec stérilisation obligatoire, je n’avais donc pas changé d’état civil. En conséquence, nous n’étions pas marié·es, puisque c’était avant la loi pour le mariage des couples de même sexe d’état civil. C’est une histoire douloureuse et traumatisante, mais à travers laquelle j’ai beaucoup appris sur la transidentité en amour. C’est-à-dire comment notre transidentité peut être utilisée dans les arcanes institutionnels et les juridictions des affaires familiales contre nous, comment lorsque les affects se distordent, la justice peut être utilisée contre ce que nous sommes, ce que nous incarnons. En particulier quand on incarne une transidentité féministe, avec un refus de la stérilisation obligatoire et contre la psychiatrie. D’ailleurs, j’estime que l’État nous doit réparation de ces stérilisations et  la reconnaissance de nos filiations. Cela doit s’ancrer dans le droit. Autre exemple, une personne trans marié·e dans un couple hétérosexuel à l’état civil devait divorcer de sa·son compagne·on pour pouvoir transitionner. Tout cela a produit une sorte de misère affective et de trauma collectif sur nos amours et sur nos corps, et produit des effets sur la possibilité d’imaginer ou pas (et sous quelles formes) la construction de nouvelles familles transparentales.

Du coup, quand notre enfant est né, avec notre compagnon, nous étions très outillés par cette expérience et par notre engagement et nos expériences militantes. Il y avait un enjeu essentiel dans la reconnaissance juridique au bon endroit de ma parentalité, mais aussi de la sienne. Il était aussi important de montrer à la communauté qu’une histoire trans de parentalité peut bien se passer, quand des allié·e·s ont à cœur de montrer une solidarité dans les actes. Cela n’a pas été une mince affaire, puisqu’il fallait préparer tout cela des mois en amont, tout en traversant une grossesse en tant que personne trans (sur le plan juridique, médical, mais aussi social).

Il y a eu une longue discussion avec des magistrats avant la naissance de notre enfant, donc eux prenaient le risque de protéger notre famille, en reconnaissant notre parentalité au masculin, sans mention de ma transidentité, ce qui était pour nous  révolutionnaire. Aborder un tel sujet en marge dans Les pieds sur terre constituait aussi un risque pour Clémence Allezard [journaliste qui a réalisé le sujet, ndlr]. Finalement, cet épisode est devenu l’un des numéros 1 pendant une longue période, et cela eut un effet boule de neige sur d’autres médiatisations, que l’on a stratégiquement sélectionné.

Maintenant, les médias mainstream ont peut-être compris que je suis politisé et en mesure de défendre la parentalité qui ne s’inscrit pas juste dans une histoire individuelle. C’est l’histoire d’un mouvement, que je prends le risque d’incarner publiquement pour que d’autres puissent le faire par la suite, pour faire bouger les lignes. On a donc refusé l’angle du témoignage individuel pour politiser ce que signifie être une personne transmasculine qui porte un enfant et accouche en étant reconnu comme parent au masculin. On a aussi fait attention, pour nous et pour la communauté, de demander une formulation de  l’acte pour qu’il puisse être utilisé par des parents cisgenres de même sexe d’État civil, afin que tous les queers puissent s’en emparer. On ne parle pas de paternité, on parle de parentalité. Je ne suis pas un homme, je ne suis pas une femme, je suis un parent avant d’être une mère ou un père, dans tout ce que cela soulève de concepts, d’attendus dans le positionnement. C’est important pour moi, et c’est écrit dans l’acte de naissance de notre enfant, il n’est pas écrit « père de », ni pour l’un ni pour l’autre.

Etat des luttes trans Ali Aguado.
Ali Aguado et son enfant ©Loop Tempura

Justement, qu’est-ce que c’est que faire famille, pour vous ?

Karine : Pour moi, famille est synonyme d’abandon. Ma famille m’a abandonnée, parce qu’ils n’ont pas voulu travailler, réfléchir, et ont préféré se réfugier dans la peur et les stéréotypes. Pour moi, la famille est recomposée et choisie, parce qu’on a des destins qui sont liés. La transidentité, par exemple, c’est un destin qui nous lie, une expérience de vie qu’on partage.

Ali : Les communautés féministes, notamment les gouines, mais aussi les pédés, nous ont appris qu’on peut faire famille sans enfant, qu’on peut faire famille dans une communauté d’intérêts, de proximité ou de trajectoire. Ce n’est pas l’enfant qui fait famille. Tout cela, ce sont des façons de faire famille qui sortent du cadre hétéronormé. Pour moi, c’est toujours compliqué de prendre la parole sur le sujet parentalité et famille, puisqu’à mon sens la famille ne s’inscrit pas seulement dans la conception ou l’éducation d’un enfant, en particulier biologique. Donc la question des parentalités trans peut aussi être un écueil. Tant mieux si ça se banalise, mais pour moi ce n’est pas le seul synonyme de « faire famille ».

Étudier et confronter les médias

Prendre la parole dans les médias, c’est surtout responsabilisant vis-à-vis de la communauté, car on n’engage pas que soi-même, même si l’on y va pour parler de sa propre expérience. On ne contrôle pas le processus de généralisation du public.

Karine Espineira

Vous avez tou·tes les deux eu l’expérience de médias mainstream. Généralement, la médiatisation des personnes trans et du mouvement trans navigue entre visibilisation déformée, stigmatisante, et invisibilisation en tant que telle. Du coup, quelles sont les stratégies vis-à-vis de ces médias et de leurs sollicitations ?

Ali : J’ai refusé plusieurs fois, par exemple Hanouna ou Morandini, pourtant j’ai accepté BFM ou le Quotidien. Il y a des raisons politiques à cela. Il y a aussi la question du format, qui est importante dans l’espace de reformulation des questions. Étonnamment, le direct est plus simple à gérer, car il n’y a pas la déception du coupage et du remontage. Même si c’est un exercice compliqué, car je ne suis pas formé à prendre la parole publiquement, et que notre parole nous échappe. À chaque fois qu’on nous sollicite, on pense à l’enjeu d’assurer notre sécurité. Si une question n’est pas la bonne, je me barre, parce que je n’ai rien à gagner et c’est beaucoup de mise en danger de moi, mais aussi de toute la communauté trans. Avec mon compagnon, on a défini un cadre précis et il n’y a aucune réponse que je donne sans en avoir discuté avec lui. Ce cadre, je l’ai posé aux médias qui m’ont contacté, et à chaque fois cela a été respecté.

Il y a des questions qui relevaient systématiquement de l’autobiographie, et mon enjeu est de réagir intellectuellement face à cela. De réagir aussi émotionnellement, parce que dans nos parcours trans, il y a un activisme des affects, et une vraie question à se poser sur les émotions, particulièrement dans la prise de parole publique et le risque de la mise à nu·e. C’est surtout l’après, auquel je n’étais pas préparé, dans les espaces mainstream, mais aussi dans la communauté queer. Je n’avais pas conscience de la force que cette prise de parole a produite dans notre communauté, je n’en attendais rien d’autre qu’une transformation de nos questions. Je suis parfois gêné du statut que cette prise de parole me donne.

Karine : J’ai toujours fui les espaces médiatiques mainstream. Ce n’est qu’en 2012, quand ma directrice de thèse m’a poussée à accepter une proposition de Serge Moati, pour que je puisse voir les médias depuis l’intérieur. J’en garde un souvenir affreux, j’avais peur d’avoir porté tort à ma communauté. Prendre la parole dans les médias, c’est surtout responsabilisant vis-à-vis de la communauté, car on n’engage pas que soi-même, même si l’on y va pour parler de sa propre expérience. On ne contrôle pas le processus de généralisation du public.  [Ali : tellement…].

Une de nos grandes préoccupations a toujours été d’aller au-delà des questions trans, ne pas s’enferrer, parce qu’elles entrecroisent beaucoup d’autres questions et réciproquement.

Karine Espineira

Une autre stratégie médiatique, qui ne s’oppose pas nécessairement à l’occupation de médias mainstream, est celle de créer de nos propres canaux autonomes, à l’instar de XY média ou de l’Observatoire des transidentités que vous avez créé en 2010 avec Maud-Yeuse Thomas et qui a fermé il y a deux ans. Karine Espineira, souhaitez-vous revenir sur cette expérience ?

Karine : Avec Maud-Yeuse, cela faisait longtemps que l’on s’exprimait et portrait des contre-discours et représentations, notamment en réalisant des petits films au sein de l’association Sans contrefaçon. Mais on avait la frustration de ne pas avoir un espace à la fois académique et militant. Donc dans l’Observatoire, l’idée était de publier aussi bien des textes militants que des textes universitaires, et surtout de rompre les hiérarchies entre les deux. Par ailleurs, une de nos grandes préoccupations a toujours été d’aller au-delà des questions trans, ne pas s’enferrer, parce qu’elles entrecroisent beaucoup d’autres questions et réciproquement. On a doublé le site internet d’une publication papier, car symboliquement le livre reste encore très fort, notamment pour investir les bibliothèques. Après, il y avait toujours le problème de prendre la parole et surtout de parler depuis notre point de vue. Quand on voit arriver un média comme XY média, c’est juste énorme, parce qu’un regard extérieur, un cis-gaze, aussi bienveillant soit-il, ne vaudra jamais nos regards et nos voix, et ne sera jamais aussi authentique que ce que l’on produit depuis notre point de vue, avec nos savoirs et notre culture. On a aussi besoin, dans nos sociabilités, de pouvoir se partager des choses qui nous parlent. Les regards extérieurs nous exotisent et sont loin de nos réalités et préoccupations quotidiennes.


Pourquoi est-ce que l’Observatoire a fermé, il y a deux ans ?

Karine : Les choses se sont dégradées à l’Observatoire, à cause de relations de pouvoir, car les gens avaient plus tendance à considérer notre collègue sociologue, un homme cisgenre, comme interlocuteur légitime, et cela nous dévalorisait Maud et moi. On sentait qu’on se faisait déposséder. On a continué à deux, ce qui nous a libéré de tensions, mais cela nous a aussi coupé de ressources, tout d’un coup nous étions moins crédibles. Il y a toujours cette propension à répondre plus rapidement à l’homme, sociologue, cisgenre. Comme cela tournait moins bien, on a préféré arrêter. Mais on l’a gardé en archives, l’association de Marseille Genre des luttes le maintient, c’est consultable. Beaucoup d’étudiant·es s’y réfèrent encore, donc ces savoirs perdurent.

Dernièrement, il y a une multiplication des épisodes médiatiques transphobes, autour de l’affiche du planning familial, le piège dont Karine Espineira a fait les frais par une fausse journaliste d’extrême-droite, et puis la transphobie banalisée dans beaucoup de chaînes et de médias. C’est comme si les « questions trans » avaient forcé leur entrée dans les espaces médiatiques mainstream, mais que les personnes trans étaient toujours perpétuellement absentes ou mal traitées. Karine Espineira, avec maintenant un peu de recul, quel bilan tirez-vous de cette mésaventure journalistique ? 

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Karine : J’acceptais d’autant plus facilement les demandes que les rhétoriques anti trans sont fortes. Je me dis que dans tout ce brouhaha et cette violence, on est peu à pouvoir prendre la parole et à dé-dramatiser la situation. Dans ce documentaire, où j’ai été contactée par une journaliste avec un faux projet, j’avoue que dans tous ces écrits elle maîtrisait bien notre culture. Ensuite, je me suis retrouvée dans un teaser programmé à la soirée Omerta où se retrouve toute l’extrême-droite française. Ça refroidit… Je me sens plus en insécurité aujourd’hui qu’en 1995, et ça me questionne beaucoup. Cette affaire aurait pu avoir des répercussions horribles. Je vis dans un petit bourg où on a deux voisins racistes, homophobes, s’ils découvrent un truc comme ça, ma vie peut devenir un cauchemar.

Le “groupe trans”, c’est un peu le dernier arrivé sur le marché de l’égalité des droits. Ces gens veulent rembobiner le truc, donc ça commence par nous, mais nous ne sommes qu’un des pans. 

Karine Espineira

Quelles stratégies pour naviguer entre la réappropriation néolibérale et le climat réactionnaire ?

Quels liens faites-vous entre transphobie et climat d’extrême-droite ?

Karine : On est en train de voir les vrais premiers effets des coalitions réactionnaires qui se construisent depuis plus de dix ans. Pour ces coalitions, la question trans est la porte d’entrée vers une certaine vision de la société. Ils parlent de filiation, de procréation, d’identité nationale, de théorie de genre. Le “groupe trans”, c’est un peu le dernier arrivé sur le marché de l’égalité des droits. Ces gens veulent rembobiner le truc, donc ça commence par nous, mais nous ne sommes qu’un des pans. 

 Ces droits, on ne nous les a pas donnés, on a lutté, on est allé les chercher, et on ne se laissera pas les enlever. C’est ça qui fait qu’on est un mouvement social, un mouvement transversal, avec nos adelphes TDS, migrant·es, malades chroniques. On est un tout. 

Ali Aguado

Ali : Le fait que des personnalités politiques prennent notre sujet comme un sujet à traiter, à éradiquer, est une agression en soi. Mais ce n’est pas qu’à l’extrême-droite que cela se passe. La gauche a participé aussi à ouvrir cette fenêtre d’Overton qui permet la banalisation d’une transphobie crasse dans l’espace public. Les gouvernements socialistes n’ont rien fait pour défendre la communauté LGBT dans son ensemble. Si la gauche avait été moins nuancée sur les réponses apportées à la Manif pour tous, cela n’aurait pas laissé autant de possibilités à l’extrême-droite de s’exprimer aussi banalement sur la valeur de nos vies. Mais ce n’est pas que l’extrême-droite. La transphobie apparaît beaucoup plus aujourd’hui car on est visibles. On est à ce point où, à force d’avoir tellement milité et travaillé dur à notre visibilité, on est là et la société ne peut plus fermer les yeux. On a pris les espaces au travail, à l’université, à la banque comme dans le médico-social, dans l’espace médiatique, dans les séries, dans la musique, etc. On ne peut plus nous ignorer ni ce que l’on a traversé toutes ces années pour avoir accès aux peu de droits que l’on a aujourd’hui.

Évidemment, la droite brandit la transidentité comme un chiffon rouge, parce qu’on est une menace pour l’ordre établi. Mais c’est vrai, on n’a pas à s’en cacher, et encore heureux ! On vient bousculer les normes. C’est certainement pas sans l’émergence des questions de genre et de nos transitions incarnées publiquement que l’abécédaire de l’égalité s’est fait, par exemple. On est là en sous-marin depuis des années, nos allié·es féministes s’en sont emparé, on a travaillé avec iels, et aujourd’hui c’est une menace, parce que cela s’incarne aussi dans le droit. Ces droits, on ne nous les a pas donnés, on a lutté, on est allé les chercher, et on ne se laissera pas les enlever. C’est ça qui fait qu’on est un mouvement social, un mouvement transversal, avec nos adelphes TDS, migrant·es, malades chroniques. On est un tout. 

Karine : Voilà, c’est ça le programme, c’est notre programme transféministe. On propose une société différente. Lutter contre toutes ces discriminations, c’est aussi un programme politique, une volonté.

Le climat fasciste m’effraie, et particulièrement en tant que personne trans, quand on sait que nos parcours impliquent souvent des formes de fichage médicaux ou administratifs et aussi que les premier·es impacté·es sont les personnes trans migrantes et racisées. Comment se défendre en tant que trans contre le backlash réactionnaire ?

Ali : OUTrans a participé à marquer un tournant dans la façon de politiser nos inquiétudes en tant que communauté, et sur la fierté et l’empowerment par les outils féministes (Le GAT en avait posé les jalons avec Act Up). On avait produit un objet, une fausse carte d’identité où on devait cocher un certain nombre de cases identitaires, pour dire que nos états civils ne se réduisent pas à nos transidentités et concernent tout le monde. L’objectif était de montrer que les questions trans, c’est du bottom-up. On part des classes les plus minorisées qui peuvent avoir un pouvoir de transformation de toutes les autres. Sur le dos de la carte d’identité était écrit : « Ne me dites pas qui je suis et ne me demandez pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers », qui est une citation de Michel Foucault. L’objectif, selon moi, c’est l’abolition de la mention de sexe à l’état civil. Mais d’ici là, chacun négocie sa stratégie en fonction de sa trajectoire. Personnellement, reculer le changement d’état civil me permettait de trouver mon espace de résistance. Mais pour d’autres personnes trans, c’est très important d’avoir ce droit à l’oubli, à disparaître, etc.

Toute cette génération qui veut s’intégrer, nous crache à la gueule en quelque sorte, alors qu’elle bénéficie du travail militant. Elle tient ce discours de l’intégration-désintégration, et ça me rend furax. Moi, j’ai pas envie de m’intégrer dans cette société telle qu’elle est, surtout pas.

Karine Espineira

J’ai aussi l’impression que la médiatisation de certaines personnalités trans s’inscrit dans un programme de normalisation libérale. Je pense à la première maire trans de France, Marie Cau, qui a eu une certaine visibilité médiatique et qui se décrit comme « non militante » et comme « symbole d’une normalité possible ». Elle est politiquement libérale. Reprenez-vous à votre compte le concept de « néolibéralisme trans » ? Si oui, quelle réalité décrit-il ?

Karine : Des personnalités comme Marie Cau, j’en ai croisé plein. Ce sont des personnes qui veulent se faire accepter à tout prix, et pour cela tiennent le discours de la norme, de la majorité. J’ai vu des adelphes tenir parfois des discours horribles. Il s’agit de devenir plus normal·e que la normale. Quel est l’intérêt de parler face à un public composé de membres de Génération identitaire, Livre Noir, Reconquêtes, des médias comme CNews, Valeurs Actuelles, etc. ? J’étais assez en colère, car toute la presse a récupéré les propos de Marie Cau sur les « militants extrémistes », alors que ce sont grâce à des gens comme nous que Marie Cau, et d’autres, ont eu des droits, qui sont extrêmement récents. Toute cette génération qui veut s’intégrer, nous crache à la gueule en quelque sorte, alors qu’elle bénéficie du travail militant. Elle tient ce discours de l’intégration-désintégration, et ça me rend furax. Moi, j’ai pas envie de m’intégrer dans cette société telle qu’elle est, surtout pas. Le paradoxe, c’est que ces personnes font de la militance contre les militant·es, et parfois on a aussi le sentiment qu’elles monétisent leur transition.

Ali : J’aurais un discours un peu plus nuancé. J’ai le même principe que Karine, celui de ne jamais taper publiquement sur les membres de notre communauté. Il y a des choses que l’on doit discuter et régler entre nous. Après, quand la communication est rompue, c’est plus compliqué. Mais le fait que Marie Cau soit la première mairesse de France trans et qu’elle défende un universalisme républicain, c’est aussi la force de notre communauté, qui est plurielle. On n’est pas tous et toutes d’accord. Il y a des gens de droite dans la communauté LGBT, il y a le FLAG. Le programme de Marie Cau sur les questions de migration est affreux, mais c’est le pendant d’être visible et de connaître ou pas son histoire. Elle incarne un peu toute notre discussion. De qui on parle, de quoi on parle, quand on parle de militantisme ? Est-ce qu’on parle des réseaux sociaux, de l’incarnation au quotidien, de l’organisation au travail pour l’intégration des LGBT. Les gens les plus vénères sont importants dans notre communauté, mais il n’y a pas un seul moyen d’action pour se faire entendre. On agit tous·tes à des endroits et des moments différents, selon le projet social qu’on a. Ce qu’on a en commun, c’est le respect de notre dignité, le respect de nos parcours et l’accès au droit commun. Malheureusement, certain·e·s et certains d’entres nous l’appliquent pour elles et eux-mêmes, sans l’étendre à l’ensemble des personnes minorisées dans une oppression systémique. 

Mais du coup, qu’est-ce que tu appelles communauté exactement ? Parce que j’ai l’impression d’avoir beaucoup plus en commun avec des cis anticapitalistes qu’avec beaucoup de queers libéraux, et c’est plutôt avec les premiers que je veux m’organiser puisqu’il y a des luttes sociales et écologiques urgentes aujourd’hui.

Ali : J’étais à San Francisco il y a douze ans, et il n’y avait aucun problème à ce que j’aille à une transmarch, seul, avec mes seins, sans torsoplastie, ce qui aurait été impossible à Paris. Au bureau de tabac, sans porter de binder, on me disait monsieur. C’est le libéralisme, la marchandisation et la capitalisation de nos vies. Le capitalisme récupère tout, y compris nos identités. Quand en France t’as une campagne de pub pour Gillette avec un mec trans, ou des pubs pour des caleçons menstruels avec écrit « y’a pas que les femmes qui ont leur règle », c’est ça. Obtenir la visibilisation mais contre la normalisation et le capitalisme. Comme si notre acceptation sociale ne pouvait être validée que quand le capitalisme la récupère. C’est le capitalisme qui influence, parce qu’on reste un produit social capitalisable, c’est hyper déprimant.

Pour l’accès à la PMA ou la GPA, qui peut y avoir accès ? C’est pas deux pédés qui gagnent le SMIC qui vont aller faire une GPA. Et même s’il y a accès, c’est à quel prix ? Cela s’accompagne souvent d’une forme de normalisation, sans réflexion sur l’éducation, le pouvoir, la pluriparentalité. Même chose pour le mariage, on a lutté pour l’égalité des droits, et on se retrouve avec des teubés qui font pire que des hétéros dans les ruptures familiales, dans les divorces, avec l’enjeu de l’argent et celui de la garde des enfants qui est énorme. Ce qui est sûr, c’est que le capitalisme récupère toujours la valeur de nos vies, et c’est terrifiant. C’est aussi ce qui fait que je bosse avec les gens de la rue. Nos perspectives trans, en tant que personnes minorisées, peuvent être utiles à d’autres minorités. 


Image à la une : Montage graphique ©leanealestra, photo de ©Loop Tempura

Relecture et édition : Apolline Bazin

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