Attendons de voir. Laissons-les essayer. Ils sont qualifiés, ils ont donc forcément un peu raison. Et puis ils ont une médaille Fields avec eux, ils doivent donc mieux savoir que nous. Bien satisfaits d’avoir fait barrage en mai au FN, le prétendu seul et unique danger de ces élections, on s’enfonce ainsi tranquillement dans un quinquennat où la pensée politique sera simplement fondée sur l’apparente bonne foi d’un pouvoir aux couleurs de La République En Marche !. Car ce sont les bonnes intentions qui comptent.
Il semble que personne, à part ceux dont c’est le travail, n’ait vraiment envie de gratter sous le vernis com’ : pourtant, nous sommes profondément embourbés dans la panade. J’aimerais, au-delà des questions de gauche, droite – en plus, c’est à la mode de s’en foutre, ça tombe bien –, énumérer en toute simplicité et sans morosité les signes qui montrent qu’il faut s’inquiéter non pas seulement pour les adversaires traditionnels de la droite mimi-libérale, mais pour ce qu’il y a de démocratique en France. D’autant plus que, si les (ex)actions de ce début de mandat sont agressives – à en faire pâlir la droite décomplexée de Jean-François Copé –, tout cela est habilement masqué sous le discours bien rodé du renouveau et surtout la tête d’ange de notre nouveau président, qui nous fournit d’ailleurs de merveilleux memes.
Le rapport à la presse ? Décomplexé.
Car oui, c’est trop fort. Dans le documentaire sur la montée de Macron au pouvoir, on peut voir Sibeth Ndiaye [ndlr : la chargée des relations presse du Président] dire aux journalistes ce qu’ils auraient dû écrire, et on est censés trouver ça normal voire admirable. Et si je ne suis pas fan de BFMTV et consœurs qui sont tout de même membres d’une presse malade de ses conflits d’intérêts, comme on l’avait montré dans notre article à peine de mauvaise foi sur Fillon, je reste tout de même partisane de l’idée que lorsque l’on est en politique, que l’on aime un peu la démocratie, on laisse la presse faire son business de quatrième pouvoir, aussi seule que possible. Si l’état actuel de la presse politique n’est pas forcément reluisant, c’est notamment à cause de ses connivences avec les intérêts marchands des propriétaires de groupes, qui eux-mêmes ne sont pas étrangers aux intérêts des gars perchés à l’Élysée et au Parlement.
Nommer soi-même les journalistes qui couvriront les déplacements ministériels ne va évidemment pas dans un sens très démocratique. Un, maintenant ex-, garde des Sceaux qui appelle personnellement un rédacteur à Radio France pour faire pression non plus. Porter plainte, même contre X, parce qu’un projet de loi fuite dans la presse, non plus. Refuser l’interview du 14 juillet parce que les journalistes ne sont apparemment pas capables de comprendre la pensée trop complexe du Président, là encore, non. Ajoutons dernièrement l’interdiction de la présence de photographes de presse lors de la réalisation du portrait officiel de notre président, et cette belle sortie d’un député LREM. Les exemples étant nombreux, faisons donc une demi-croix sur la liberté et l’indépendance de la presse.
Le rapport au législatif ? Décomplexé.
On voulait du changement, et à entendre certains, on l’a eu, puisque de toute évidence n’importe quel changement nous convenait – apparemment, nous avons tous voté Macron, et ce par adhésion, c’est formidable, l’explosion des records d’abstention était probablement une fake news (voir paragraphe précédent). Et ce changement sera fluide – comprendre qu’il ne s’embarrassera pas des lourdeurs procédurières de la démocratie –, puisqu’il sera fait par ordonnances ! L’Assemblée nationale a juste à transférer son pouvoir au gouvernement, ce qui repousse le débat à après l’application de ce qui s’apparente alors à des décrets.
Qu’on se rassure, la loi d’habilitation passera aisément. En effet, ces députés membres d’une majorité écrasante n’ont-ils pas signé, pour être investis, un engagement à approuver, en acte, à l’Assemblée, toutes les propositions de l’exécutif ? Cela ne ressemblerait-il pas à un mandat impératif, interdit par la Constitution ? Difficile en tout cas d’imaginer des frondeurs dans une majorité toute neuve, écrasante, qui n’aura aucun mal à mettre des bâtons dans les roues des futures carrières politiques de ces députés débutants. Et finalement, qu’on ne s’inquiète pas de ce manque collectif d’expérience : c’est en forgeant qu’on devient forgeron, et ils commenceront fort en votant dès l’été les premières grandes réformes.
La séparation des pouvoirs législatifs et exécutifs ? Faisons donc une croix dessus là encore. De l’aveu même de certains concernés : « Il faudra trouver un moyen de scénariser une pluralité de tendances entre nous pour qu’il y ait un semblant de débat (…). Il ne faudrait pas que le seul débouché pour les idées soit la rue ». Ce serait en effet mauvais pour l’image d’avoir à casser du manifestant. Ils feront donc une petite transmission de nos voix à l’Assemblée, comme au karaoké, ce qui sera très chouette de leur part. Par ailleurs, cette configuration pour le moins favorable semble avoir poussé le président de la République à repousser son projet d’introduire la proportionnelle aux élections législatives – la démocratisation des institutions devra attendre.
Le rapport à nos droits fondamentaux ? Décomplexé.
On a parlé du quatrième pouvoir, la presse, et des deux autres, officiels, le législatif et l’exécutif. Mais il se trouve que le pouvoir judiciaire est lui aussi mis à mal. L’inversion de la hiérarchie des normes dans le projet de loi Travail – les accords d’entreprises, réalisés dans le cadre d’un rapport de force inégal entre patronat et salariés, surpassent le droit commun dans la plupart des domaines, y compris les salaires – est déjà un premier signe inquiétant. Le passage de l’état d’urgence dans le droit commun l’est encore plus, et le Défenseur des droits, Jacques Toubon, le répète depuis maintenant plus d’un an et demi. (En parlant de l’état de la presse politique, tenez : c’est sur ce projet de loi, le plus inquiétant de l’année, document à l’appui, que Le Monde s’est fendu d’une exclusivité accessible uniquement aux abonnés. Ce n’est pas d’eux que nous attendrons une presse critique et consciente de ses responsabilités durant les prochains mois.) (Mise à jour : c’est à nouveau le cas pour le projet de loi d’habilitation. Champions !)
Amnesty International, comme le Conseil d’État, l’ont remarqué : les mesures liées à cet État d’exception – qui l’est précisément car il met en suspens les obligations de l’État envers les droits humains et ne doit donc pas être introduit dans le droit commun –, n’ont pas servi à lutter contre le terrorisme en particulier. De nombreux usages ont été illégaux, d’une part – près de 40% des opérations contestées ont en effet été jugées illégales par le Conseil d’État –, et n’ont pas concerné la lutte contre le terrorisme, d’autre part. À vrai dire, les manifestants contre la loi Travail ont été particulièrement concernés par ces usages répressifs.
De quoi se demander dans quels buts LREM veut rendre permanente cette mise à l’écart du pouvoir judiciaire dans l’administration de nos libertés et l’encadrement de l’exercice de nos droits politiques, alors que le gouvernement se prépare à lancer de nombreuses réformes bien plus agressives que la loi El Khomri, et alors que l’arsenal législatif spécifique à la lutte contre le terrorisme prévoit déjà de telles mesures (en effet, l’état d’urgence élargit ce champ à la préservation des « intérêts de la nation », ce qui, dans la conjoncture actuelle qui est celle d’un parti unique au pouvoir, est une notion un peu large).
C’est trop long, je suis juste venu pour les memes : un résumé ?
Ce que mettent à mal les projets de Macron ainsi que ses résultats actuels, grâce à la merveilleuse et surprenante structure de la Ve République, ce n’est pas seulement des acquis historiques ; c’est la séparation des pouvoirs et la construction d’une opposition. Les mots clefs « fluidifier », « accélérer », « assouplir », doivent toujours, en politique, sonner par défaut à nos oreilles comme autant de synonymes de « je brûle les étapes du processus démocratique », « j’outrepasse les protections permises par le système judiciaire », « administration discrétionnaire injectée d’une petite dose d’autoritarisme ». Autrement dit, des discours dangereux qui présentent nos droits et les lois qui doivent nous protéger, nous donner le temps de réfléchir, comme des meubles encombrants et vieillots.
Il y aurait encore beaucoup à ajouter, mais je pense, personnellement, que les points précédents sont de nature à inquiéter quel que soit votre bord politique. Voulez-vous que vos conditions de vie dépendent de la bonne volonté du pouvoir en place – à l’Élysée, à la préfecture, à la mairie, en entreprise, maintenant ou plus tard ? Non ? Parce que c’est ce que permet la suppression de la séparation des pouvoirs (pourtant une belle théorisation made in « l’esprit des Lumières » chéri par notre président) et de la hiérarchie des normes.
C’est cette séparation et ce pourquoi elle a été pensée qu’il faut avoir à l’esprit quand on nous balance que le Président est somme toute le roi des dieux et qu’en sa qualité jupitérienne, il s’exprimera au Parlement réuni en congrès, coupant l’herbe sous le pied du Premier ministre. Il serait temps de s’engager dans une critique systématique de la présidence au lieu de simplement prendre ces signaux comme autant d’occasions de faire les malins.
S’il vous plaît, pas de politique…