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L’écoféminisme peut-il sauver l’industrie musicale ?

L’écoféminisme peut-il sauver l’industrie musicale ?

La nouvelle étude du Centre national de la musique sur la présence des femmes dans la filière affiche des chiffres affligeants. Pour comprendre et réfléchir à des solutions, les Assises de l’égalité femmes-hommes dans la musique ont réuni jeudi dernier à Marseille tout un panel de professionnel·les autour de tables rondes et d’ateliers. Retour sur la discussion « Égalité, écologie et musique : aller vers un modèle plus vertueux ».

La première chose que les questions écologiques et féministes ont en commun, c’est le constat qu’il y a urgence, et la sensation que les choses n’avancent pas assez vite » commence Margaux Demeersseman, responsable du pôle Veille, innovation et prospectives au CNM et modératrice de la table ronde. Il est 14h45 ce jeudi 9 février au conservatoire Pierre Barbizet à Marseille : Flèche Love, compositrice et interprète, Véronique Fermé, responsable développement, animations et formations au Collectif des festivals éco-responsables et solidaires en région Sud (COFEES), et Gwendolenn Sharp, fondatrice et coordinatrice de The Green Room, se lancent dans un état des lieux de la filière autour de la notion d’écoféminisme, un courant de pensée qui trouve au patriarcat et à l’exploitation de la nature par l’humain, des similitudes et des fondements communs, notamment théorisé dans les œuvres de la militante et autrice Starhawk.

Charge mentale et transfert d’impact

Premier constat évident pour les trois invitées : dans la filière musicale, les enjeux écologiques sont majoritairement abordés et gérés par les femmes. « Cette mission-là ne fait régulièrement pas partie de leur fiche de poste et ne donne pas lieu à une valorisation financière. Cela ajoute à la charge mentale que portent les femmes » soulève Gwendolenn Sharp, qui travaille avec de nombreux festivals depuis plusieurs années. « La majorité d’entre elles ont déjà des réflexes éco-responsables, ne prennent plus l’avion, font pas mal d’actions concrètes… Mais elles n’en parlent pas, elles ont plus de mal à s’exprimer sur le sujet que les hommes. C’est déjà suffisamment dur d’être une femme dans ce milieu, alors elles disent ne pas vouloir tendre le bâton pour se faire battre. »

On n’a plus le temps. Sinon, on va toustes disparaître.

Véronique Fermé

Il semble y avoir ici un enjeu de communication frappant : ceux qui en font le moins sont ceux qui en parlent le plus. Les questions écologiques et les femmes paraissent donc liées dans l’invisibilisation : à la fois non valorisées socialement et économiquement, minimisées face à l’urgence de la situation et manquant de temps pour mener à bien les réflexions nécessaires à l’adaptation de l’industrie. Pourtant, la lutte contre le réchauffement climatique est intrinsèquement liée au combat contre les violences sexistes et sexuelles. Une étude intitulée « Événements extrêmes et violence fondée sur le genre : une revue systématique à méthodes mixtes », menée par l’université de Cambridge en 2022 et publiée dans la revue scientifique et médicale de référence The Lancet, démontre ainsi des liens systémiques entre catastrophes naturelles et hausse des violences sexistes et sexuelles. Une urgence encore largement inaudible pour l’industrie musicale.

Et finalement, cet engagement déséquilibré participe à creuser encore les inégalités entre les femmes et les hommes. On parle alors de transferts d’impact. « Il faut veiller à ce que les mesures environnementales prises, à différentes échelles, n’impactent pas de manière plus grande des franges de population qui rencontrent déjà des problématiques d’accès à cette culture », prévient Gwendolenn Sharp. Car certaines convictions peuvent se heurter à des questions pratiques, tout aussi vitales. « Je peux tenter de ne plus prendre l’avion du tout, mais si je veux aller jouer au Canada, je fais comment ? Si je ne prends plus l’avion, je ne travaille plus ! » regrette Flèche Love, avant d’ajouter que souvent, les alternatives éco-responsables sont aussi excessivement chères. S’engager écologiquement peut revenir à une grosse perte d’argent, voire à l’exclusion d’une scène où les femmes artistes sont déjà sous-représentées.

Changer les comportements collectifs

Alors pour qu’une mesure ne se transforme pas en tas d’embûches pour les catégories sociales qui subissent déjà le plus, elle doit être pensée largement, imbriquée dans un tout. « Il existe des actions concrètes et utiles, mais est-ce que cela suffit face à l’urgence ? » s’interroge Véronique Fermé. Installer des poubelles sur les lieux de festivals, communiquer sur le tri, faire venir les artistes en train, proposer des caterings végétariens… c’est bien, mais pas suffisant. « Pour l’écologie comme pour le féminisme, il ne suffit pas d’appliquer une liste de bons comportements. Il faut repenser toutes nos manières de faire, en profondeur. » Pour Flèche Love, il faut commencer par replacer la musique au centre des réflexions, et s’éloigner d’une industrie qui engendre de la sur-consommation. Plutôt que de suivre un modèle ultra-polluant générant des singles à tour de bras, elle s’entoure d’une équipe « d’artisanes » de la musique. Prendre le temps de créer, replacer la musique au centre des réflexions, au centre du projet, c’est déjà réduire son empreinte écologique. 

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Mais comment agir à plus grande échelle ? Gwendolenn Sharp et Flèche Love soulignent la nécessité de l’intersectionnalité des luttes. L’écoféminisme apparaît comme une base de travail indispensable pour repenser nos usages. Mais pour générer de telles remises en question et un changement global des mentalités, il faut du temps. De parole et de réflexion. Aujourd’hui, les questions écologiques sont encore souvent abordées à demi-mot, souvent par intérêt, pour obtenir une subvention ou par peur d’une punition fiscale. En plus de décharger les femmes de cette charge mentale, les temps de discussions permettent d’entamer un changement des comportements collectifs et donc plus efficace. Il faut nommer les responsabilités et remettre de l’ordre dans les listes de priorités. « On n’a plus le temps. Sinon, on va toustes disparaître », assène Véronique Fermé.

Soucieuses de terminer cette conversation sur un ton plus positif, c’est avec un joyeux espoir que ces trois professionnelles finissent par saluer les changements de comportements qui s’observent chez la plus jeune génération. « Iels laissent passer beaucoup moins de choses, que ce soit sur des questions de féminisme ou d’écologie. Mon rôle, maintenant, va être de leur faciliter la tâche et ensuite, peut-être laisser la place, leur donner cet espace pour parler de tout ça, dont iels parlent mieux que nous, qui sommes résignées » conclut Gwendolenn Sharp, avant que Flèche Love ne nous rappelle que « c’est bien de montrer du doigt ce qui ne va pas, mais il faut parfois se donner une petite tape sur l’épaule et se dire : regarde, on a déjà accompli tout ça ! »


Relecture et édition : Sarah Diep

Image mise en avant : © Chloé Ferrand

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