Devenir chienne, manifeste publié par l’espagnole Itziar Ziga en 2009, vient d’être traduit en français. Ce brûlot radieux et insolent rend hommage aux féministes de l’extravagance, ces « sœurs chiennes » dont le comportement radical et marginalisé signe un combat victorieux contre le patriarcat.
« Parfois, je pense que j’ai développé une féminité extrême juste pour sortir l’ogre de la grotte et lui arracher la tête », confie Itziar Ziga au gré des pages de Devenir chienne. Brûlot radieux et insolent, sérieux et ricanant, amusé et enragé, préfacé par Virginie Despentes et Paul B. Preciado, ce livre est le premier publié en 2009 par cette activiste et performeuse, tout juste traduit en français aux éditions Cambourakis.
Itziar Ziga a grandi au Pays basque dans un milieu populaire, a poursuivi des études de journalisme à Bilbao puis s’est installée à Barcelone. Elle revendique depuis ses rues, ses bars et ses cabarets un féminisme punk, joyeux, impertinent et féroce aux côtés de ses « sœurs chiennes ». Forte de leurs portraits et de leurs témoignages, Itziar Ziga rend compte de ces subversions quotidiennes où l’extravagance sert d’arme explosive contre le patriarcat.
La féminité en accessoire
Nourri par « la passion, l’euphorie et la rage », Devenir chienne prend d’emblée l’allure d’un manifeste radical. Itziar Ziga y défend la possibilité d’une hyperféminité féministe, construite comme un rôle choisi, répété à l’envi, endossé tel un costume le temps d’une scène. Une fois les codes du masculin et du féminin déconstruits, il est possible d’en jouer comme autant d’accessoires kitsch pour traverser les identités et les expériences. « Parfois, à l’endroit où on nous opprime se trouve aussi l’issue de secours. Pourquoi ne pas utiliser toutes les ressources que nous avons dans ce grand bal masqué ? » Comme les fausses moustaches, les pantalons camouflage ou les cravates, les talons hauts, combis lycra, minijupes, corsets, boas à plumes, chevelure abondante… tournent le « tout-à-un-euro du patriarcat » en dérision dans un carnaval de pacotille.
Et les adjectifs qui pleuvent pour définir cet état d’esprit montrent qu’il est loin d’être innocent, léger ou superficiel : « Je ne revendique pas la féminité des gentilles filles mais bien celle des chiennes méchantes. Une féminité extrême, radicale, subversive, spectaculaire, insurgée, explosive, parodique, sale, jamais impeccable, féministe, politique, précaire, combative, incommodante, vénère, pas coiffée, au mascara qui coule, bâtarde, décalée, perdue, prêtée, volée, déviante, excessive, exaltée, malpolie, canaille, vicieuse, marginale, trompeuse… » En plus de rendre bouffonnes les normes hétéropatriarcales, Devenir chienne répond vertement au féminisme le plus conformiste, institutionnel, bourgeois, blanc, puritain, qui cumule les discriminations envers les travailleur·se·s du sexe, les personnes trans et racisé·e·s. Itziar Ziga démonte dans une langue acérée les débats habituels autour du féminisme, autour de la prostitution, de la transidentité ou du port du voile.
Une conversation intense et spirituelle de vraies salopes
Dans Devenir chienne, les sources d’inspiration bousculent les épistémologies et dynamitent les frontières entre le sacré et le profane, la théorie et la pratique, l’art et la recherche. S’y croisent pêle-mêle Sainte Agathe et l’artiste et femme politique trans Manuela Trasobares, la prostituée italienne Carla Corso et la féministe afghane Meena Keshwar Kamal, l’artiste queer chilien Pedro Lemebel, Nawal El Saadawi, sociologue égyptienne, la performeuse post-porn Annie Sprinkle ou encore la poétesse Gioconda Belli…
Ce sont des textes aussi, confidentiels, invisibles, qui ont un jour sorti Itziar Ziga d’une tristesse insondable : le déclic de l’écriture de Devenir chienne vient du livre d’Alaska, chanteuse du groupe éponyme culte de la Movida, dans lequel l’artiste punk réunit celles qui depuis des siècles transgressent les conventions. Les Mémoires d’une maîtresse américaine : l’histoire d’une maison close aux États-Unis (1880-1917) de Nell Kimball, peinture crue d’une époque et récit d’une femme à la liberté sulfureuse, sont une autre lecture à laquelle Itziar Ziga rend hommage. La prostituée de la fin du XIXème siècle semble témoigner aux côtés des activistes barcelonaises lorsqu’elle raconte le souvenir de la première fois où elle a ressenti du plaisir, enfant sous la pluie devant la pauvre ferme de l’Illinois où elle habitait.
Saintes et putes d’hier, punk et philosophes d’aujourd’hui dialoguent ainsi dans ce texte réjouissant qui les sort du silence. « La conversation digne de ce nom ne court pas les rues, étant donné que seules les femmes tout à fait sûres d’elles, arrogantes, exubérantes, et fortiches, sont capables d’avoir une conversation intense et spirituelle de vraies salopes », écrivait Valerie Solanas dans son fameux SCUM Manifesto. Cette conversation des marges, Devenir chienne l’a retranscrite.
Devenir chienne, Itziar Ziga, éd. Cambourakis, 176 p., 20€.
Image à la Une : Devenir chienne, pages 126-127 © Mónika Barrero